LE NAUFRAGE DE LA FRANCE… ET DE L’EUROPE par Jacques Liesenborghs

Le mercredi 24 novembre 2021, 27 migrants périssent dans la Manche. Entre Calais-Dunkerque et la Grande-Bretagne. La Manche est devenue, à son tour, un cimetière à ciel ouvert. Le lendemain, le jeudi 25, je lisais et j’entendais les récits du drame. Je découvrais aussi les formules-bidon, usées jusqu’à la corde de plusieurs ministres français : choqués, profondément émus, révoltés ( !). Macron, lui, pointait les criminels « responsables » : les passeurs. Martial, il ajoutait : « La France ne laissera pas la Manche devenir un cimetière ». Incroyable, elle l’est déjà ! Une bande de faux-culs !
Coïncidence, ce même jeudi, je reçois le courrier d’une association belge de lutte contre la pauvreté avec, en ouverture, une citation du Pape François : « Nous sommes tous dans le même bateau et nous sommes appelés à nous engager pour qu’il n’y ait plus de murs qui nous séparent, qu’il n’y ait plus les autres, mais un seul nous, aussi grand que toute l’humanité ».
Une bénédiction pour les passeurs
Mais revenons sur la terre des médiocres. De ceux qui font des lois assassines et ne veulent pas entendre les voix des sages, ni celles des chercheurs universitaires, des experts qui ont multiplié, depuis 30 ans, les enquêtes, études, mémoires, publications, entretiens … et qui répètent à l’unisson que les « murs » n’arrêteront pas les migrations. Qui, en outre, soulignent que cette politique de l’Europe-forteresse est une très bonne affaire pour les passeurs criminels et autres sociétés privées qui vendent des milliers de drones, des centaines de kilomètres de barbelés sophistiqués et tout ce qu’il faut pour que les « murs » soient infranchissables. Sans succès !
Dans son livre On a tous un ami noir, François Gemenne parle de « bénédiction pour les passeurs ». Il explique : « Le principal effet de la fermeture des frontières, ce n’est pas d’arrêter les migrations : c’est de les rendre plus coûteuses, plus dangereuses et plus meurtrières. C’est la matrice du business des passeurs… Le résultat est le chaos actuel, où ce sont désormais les passeurs qui déterminent qui arrive en Europe, à quel endroit et à quel prix » (1). Aussi, rien d’étonnant, les prix ont explosé : parfois jusqu’à 8.000 euros de la Syrie vers l’Italie ou 12.000 de la Turquie vers l’Allemagne. Un énorme scandale, des mafias que nos politiques entretiennent ! Même la « paysanne des mers » l’a bien compris qui, tout en vendant ses moules sur le marché de Calais analyse : « Les responsables du drame d’aujourd’hui, ce ne sont pas ceux qui ont pris le bateau, ce sont les passeurs et cette politique migratoire qui ne mène à rien ». Bien vu, Madame.

Et l’Europe ? Et nous ?
Il n’y a pas que la France et les politiciens français qui ne veulent pas entendre et tirer les conclusions de toutes les recherches et de la réalité. La campagne électorale ne va rien arranger. Que du contraire. On a même entendu ces jours-ci des gens qu’on croyait modérés, comme un des candidats de la droite Michel Barnier, le négociateur très policé du Brexit, tenir des propos extrêmes.
Mais la France n’est qu’un des « bons » élèves de l’Europe. Aux côtés de la Pologne, de la Hongrie, des pays du « front de l’Est », des Pays-Bas et de la Belgique. De séminaires en séminaires, de conclaves en conclaves, l’Europe n’a réussi qu’une chose : renforcer idéologiquement et très concrètement la réalité d’une Europe-forteresse qui devrait « se défendre du risque d’une invasion ». Ah, le fameux « appel d’air » qu’il faudrait à tout prix éviter ! C’est lui qui empêcherait de mener une politique d’accueil à la hauteur des valeurs fondatrices de l’Europe. Une fois de plus, c’est refuser de voir la réalité : même après des opérations de régularisation, les arrivées de migrants n’ont pas explosé.
Et le « bon » élève belge ? Comme en France, il y a des centaines, des milliers de citoyen.nes et d’associations qui se mobilisent pour accueillir et accompagner avec fraternité des migrants en route vers le Nord de la France. Mais le gouvernement fédéral, lui, a espéré que les questions liées aux migrations ne feraient pas l’actualité. Quelle naïveté ou quelle lâcheté ! Il n’a donc envisagé aucune mesure nouvelle et courageuse. Il a confié le dossier à un Secrétaire d’Etat, S. Mahdi, qui mène la même politique que Franken, avec un peu moins de provocation. Mais avec la même dureté … et la même inhumanité ! Avec en plus un souci d’occuper le devant de la scène médiatique et d’essayer de faire croire qu’il a des solutions (expulsions, relocalisations). En fait, il tente de prouver aux flamands qu’on peut faire aussi « bien » que l’extrême-droite, sans elle.

Que font les autres ?
La place manque pour commenter la trahison de la parole donnée au moment de la suspension de la grève de la faim au mois de juillet. Ni pour rappeler les nombreux procès intentés contre l’Etat pour non-respect des conditions d’accueil des candidats réfugiés et des mineurs non accompagnés. On est en droit de se demander si ce Mahdi peut n’en faire qu’à sa tête. Il est le représentant au gouvernement d’un tout petit parti. Que font les autres ?
Qui va avoir le courage de sortir de ce bourbier mortifère ? De dire clairement que nous devons reconnaître que la politique menée ces 30 dernières années aboutit à un cuisant échec et n’a rien résolu. Qui aura le courage d’être le mauvais élève de l’Europe en commençant par remettre en cause l’armée Frontex, ses pratiques honteuses et son financement démesuré ? Plutôt que d’appeler à ce qu’elle intervienne dans la Manche, comme les ministres belges et français l’ont fait ces derniers jours. Essayer une fois de plus de faire croire qu’on a une solution.
On me dit qu’une politique nouvelle et vraiment humaine, c’est suicidaire électoralement. A voir. Je prétends que le Belge (à quelques notables exceptions près) est fondamentalement généreux et en attente de positions claires et courageuses. Et puis même ! Quand on a des convictions ancrées dans des valeurs fortes, quand on croit que nous sommes frères et sœurs de toutes celles et tous ceux qui cherchent refuge chez nous, quand on pense à l’avenir de nos enfants et petits-enfants, on écoute les sages et les prophètes et on ne se voile pas la face.

Jacques Liesenborghs
Ancien sénateur

(1) “On a tous un ami noir”, François Gemenne, Fayard 2020. Un livre très lisible et très éclairant qui démonte ce qu’il qualifie de polémiques stériles sur les migrations. F. Gemenne est belge et professeur à Sciences Po à Paris.

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