Alors que je conduisais ma fille Alicia au Collège du Hannut afin qu’elle puisse y donner ses cours d’agrégation, nous avons croisé un autostoppeur sur la route qui relie Hannut à Eghezée… une cinquantaine d’années, pas vraiment bien habillé, ni coiffé, ni très frais et avec un baluchon pas plus frais d’ailleurs.

Que faire pour cet homme visiblement en détresse, perdu, sur une route où on ne croise quasi jamais un autostoppeur, si ce n’est quelques jeunes en retour de soirée ? Et encore, ça c’était avant. Mais aujourd’hui, avec ce confinement, qui peut bien penser que le stop est le mode de locomotion le plus adapté. J’avais vraiment toutes les excuses pour le laisser attendre une autre voiture providentielle. Je ne sais donc pas vraiment pour quelle raison mais je me suis arrêté. Et j’ai chargé Mica (prononcez Micha) Spacek, son baluchon, sa détresse, sa soif, sa faim, son mal de pied et sa fatigue. La barque était décidément bien pleine pour cet homme.

Mica m’explique alors ce qui lui est arrivé. Il y a 4 jours, il a quitté Prague pour venir travailler comme saisonnier dans une ferme entre Tournai et Courtrai. On lui promettait de le nourrir, de le loger et de le payer 600€ par mois. Mica a un emploi de bibliothécaire à Prague mais avec son lieu de travail fermé jusqu’à mi-mai et son salaire réduit de 40% il décide de combler sa perte de salaire momentanée en répondant à cette annonce de saisonnier en Belgique. Une nuit de car plus tard, il débarque dans la ferme où il espère travailler deux mois. Fausse joie. On lui promet bien le gîte et le couvert mais, soudainement, il découvre aussi qu’on ne lui propose plus de salaire. Le promesse des mails échangés s’évanouit.

Comme il ne s’attendait pas du tout à ce revirement de situation, Mica n’avait pas financièrement prévu le coup. Il ne lui reste alors que 4,5€ en poche. Pas de quoi reprendre son bus à 32€ pour Prague, ni même un bus belge, ni un hôtel. Et pas même un sandwich. Dégouté, Mica décide alors de retourner en stop à Prague. La faim ne lui fait pas peur. Les privations il a déjà connu ça. Il quitte alors Tournai dimanche pour se retrouver perdu sur une route de campagne hesbignonne mercredi matin. Il m’explique alors la faim mais surtout la soif. Pas de café pour avoir un verre d’eau. Pas même dans les toilettes publiques où il faut payer avant d’espérer pouvoir boire au robinet de l’évier. Mica n’a plus alors que 50 centimes. Il essaie même de trouver de l’eau dans les cimetières mais les robinets sont encore en mode hiver. Sur le chemin, après des dizaines de kilomètres de marche et exténué, il se résout à abandonner son deuxième sac, beaucoup trop lourd à porter. Mica a mal partout. Il souffre d’avoir trop marché, d’avoir essayé de dormir dans des abribus de fortune, aux quatre vents.

Je lui propose alors de le conduire à la sortie de la E40 à Landen, histoire de le remettre dans le droit chemin. Une fois sur place, Mica m’explique que les Belges ne prennent par d’autostoppeurs comme lui pour le moment et qu’il va se retrouver coincé là indéfiniment. Il me demande alors quelle route il devra prendre le soir pour aller à Liège, puis Aix-la-Chapelle, puis Prague. Je me rends alors compte que cet homme n’y arrivera jamais.

Je décide alors de faire demi-tour et de faire les choses dans l’ordre le plus logique.

Un fois à la maison et après lui avoir fait un café auquel il aspirait tant, je lui remplis un nouveau baluchon avec 8 tartines (jambon-fromage, gaumais-fromage, salade, mayo), un sachet de petits oeufs de Pâques, deux plaques de Côte d’Or, trois Galler et deux bouteilles d’eau d’une litre et demi. Une fois paré pour la journée et pour la nuit, on se met en route pour la gare de Namur.

Il m’explique alors sa vie. Mica est universitaire. Il parle un français exemplaire, résultat de 6 années d’études en archéologie à Montréal. Bibliothécaire dans une grande bibliothèque de Prague, il a toute sa vie voyagé durant ses vacances. Il est allé faire les vendanges à Gaillac et Epernay, ramasser des oranges à Valence, contribuer aux récoltes de porto au Portugal. Il est même déjà allé en vacances dans des campings ardennais. Mica est un homme universel, instruit, drôle et passionné. C’est un citoyen du monde.

Mica fut ma merveilleuse rencontre de mars. Il méritait bien qu’on lui offre son billet de retour pour qu’il soit demain matin à Prague, après une nuit de car où il ne fera probablement que manger et dormir.

Une fois Mica sauvé, je suis allé rechercher ma fille à Hannut qui s’inquiéta de suite de ce qu’il était advenu de cet homme qui avait l’air bien mais qui manquait nettement de fraîcheur. Je lui ai alors expliqué, la voix de plus en plus tremblante ce qui lui était arrivé. L’implacable cruauté de ces marchands de sommeil, la détresse et la douleur de cet homme bien. Je lui ai alors expliqué ce que j’avais jugé bon de faire pour cet homme. A un moment, nos regards se sont croisés. “Tu as vraiment bien fait papa” m’a-t-elle alors dit, des larmes dans les yeux. A l’écrire, je dois bien vous avouer être pris moi-même par l’émotion, une émotion qui trouve ses racines dans ce dégoût de certains êtres humains mais surtout par cette joie d’avoir pu redonner espoir à un homme qui le méritait.

Mais si mes larmes coulent, c’est avant tout de savoir que les valeurs que mon épouse et moi avons transmises à nos enfants trouveront un écho similaire dans le futur. Alors oui, je suis fier de ma famille et de mes enfants. Je suis fier de leur humanité. Aujourd’hui, malgré des temps difficiles pour tout le monde, j’ai ce sentiment immense d’avoir rendu le monde plus beau.

Si vous croisez prochainement un Mica, ne vous arrêtez pas aux apparences. Les temps sont durs. Même pour un universitaire tchèque avec un emploi.

On s’est promis de se revoir… pour un bon café à une de ces délicieuses terrasses de Prague. Je suis vraiment impatient d’y être.

Prenez bien soin de vous… et des autres surtout.