MAWDA VEUT DIRE TENDRESSE un reportage de Françoise Nice

Revenir à Mons, retrouver les parents de Mawda, les militants, les avocats et le policier auteur du tir mortel. Revenir à Mons, cette fois devant la cour d’appel. Assister à deux journées de plaidoiries, écouter se disputer trois thèses, quitter Mons, et aller au KVS à Bruxelles voir le spectacle de Marie-Aurore D’Awans, Pauline Beugnies et Kristin Rogghe, «Mawda, ça veut dire tendresse».
En somme, un trajet du procès au procès du procès, un parcours entre les miroirs de la justice et de l’art. Que nous disent-ils ?

Un reportage de Françoise Nice à Mons et à Bruxelles

Devant le tribunal (Photo Françoise Nice)

La Cour d’appel est un bâtiment récent, de roses et de gris, situé 1 rue des Droits de l’homme. Comme en première instance, les militants sont là, « Justice pour Mawda », ou ce panneau « Ne tirez pas, hébergez ».
A nouveau, des vêtements d’enfants pendus à une corde à linge, pour rappeler que c’est une petite fille de deux ans qui a été victime d’un tir policier dans la nuit des 17-18 mai 2018.
A nouveau les cerbères de la police, qui limitent plus que rigoureusement l’accès à la salle d’audience. Pardi, c’est aussi l’un des leurs qu’on juge, et les principes de publicité des débats, de libre accès de la presse en furent un peu écornés, sous prétexte de mesures anti-Covid. Sans oublier les micros en panne.
Dans la salle, une petite poignée de journalistes, un groupe de la Ligue des Droits humains, quelques rares citoyens.
Plus de trois ans après les faits, la famille Shawri est à nouveau convoquée devant le tribunal. Phrast, la maman m’apparaît plus menue encore. Son mari Shamdin n’est pas bien grand non plus, mais il a un regard d’homme déterminé qui le campe. Bien malgré eux, ils sont à nouveau devant le policier, Victor Jacinto, l’auteur d’un coup de feu admis comme involontaire.
Il a fait appel d’une condamnation que la plupart, militants des droits de l’homme, défenseurs des droits des réfugiés et du droit d’asile, avocats des parties civiles, ont considérée comme indulgente. En première instance, le 12 février 2021, Jacinto a été reconnu coupable d’homicide involontaire par défaut de prévoyance ou de précaution, et condamné à un an de prison avec sursis et 400 euros d’amende. Il risquait de 3 mois à deux ans de prison et 8000 euros d’amende.
Le tribunal avait justifié la peine en estimant la faute établie, et en soulignant qu’il aurait pu envisager d’autres solutions.
Mais la justice avait tenu compte de ses regrets exprimés auprès des parents. Faute, oui une faute, avait expliqué la présidente du tribunal, car il fut seul à armer et tirer, et qu’il aurait pu envisager une autre solution – par exemple, le déploiement d’une herse pour arrêter le véhicule en fuite.
Le tribunal de première instance de Mons avait écarté l’acquittement (ou la suspension du prononcé) demandé par Maître Kennes, car « celle -ci ne serait pas de nature suffisante à susciter la réflexion, avec le risque de minimiser voire de banaliser l’acte ».

C’est un homme qu’on doit juger, pas un système

Laurent Kennes, l’avocat du policier (photo F. Nice)

Pendant ces deux journées d’appel, c’est précisément à une tentative de minimisation et de banalisation que j’ai eu le sentiment d’assister.
Non pas dans le chef de l’avocate générale, qui a demandé le maintien du premier jugement. Pour la justice montoise, même si le tir est parti accidentellement, provoqué par le coup de volant à gauche du chauffeur de la camionnette, suivi d’un coup de volant à gauche de la voiture de police, Jacinto aurait du mesurer le risque de brandir une arme prête à tirer, et donc d’entraîner des blessures ou la mort.
Il aurait du apprécier si son acte était bien proportionné à l’objectif recherché, comme le prévoit la loi. Le fait qu’il n’avait plus été en entrainement depuis des mois, n’avait pas suivi de formation continuée, justifiait d’autant plus prudence et précaution.
Devant la cour d’appel, les 30 septembre et 1er octobre, les débats ont donc opposé pour l’essentiel les avocats des parties civiles et l’avocat du policier. Maître Kennes a déployé un argumentaire largement psychologique. D’emblée, il a sollicité la compassion des juges, soulignant que son client a été suivi par un psychiatre et a du prendre des antidépresseurs : « il s’en veut, car il se sent profondément coupable. Pas pénalement ! psychologiquement, en plein. Alors qu’il est dans cet état-là, alors que sa famille est dans cet état-là, si vous confirmez la condamnation, vous l’enfonceriez un peu plus dans la dépression et l’image noire qu’il a de lui-même ». Et de demander à la Cour un geste réparateur pour Jacinto.
Quant à la faute professionnelle, l’avocat a asséné que « n’importe quel policier, placé dans la même situation, avec la même formation, aurait fait la même chose ». Et il a ferraillé contre les avocats des parties civiles. Pour lui, souligner, comme ils l’ont fait, qu’un jugement d’acquittement risquerait de ruiner toute la jurisprudence relative à la répression des violences policières, et équivaudrait à un permis de tirer, relève d’un chantage sur les magistrats.

Le tir est accidentel, pas la décision de tirer

La maman de Mawda (photo F. Nice)

La veille, les trois avocats avaient plaidé la requalification de la faute en « coups et blessures volontaires ayant entrainé la mort sans intention de la donner ». En première instance, ils avaient tenté, sans succès, de requalifier l’inculpation en homicide volontaire.
Ils ont démontré que la faute est établie en regard de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme ( les citoyens ne doivent pas voir leur vie mise ne danger par le comportement des états et de leurs agents). Ils ont rappelé la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur un cas de violence policière, et rappelé le cadre légal belge (les articles 37 et 38 de la loi sur la fonction de police du 5 aout 92).
L’article 37 préconise que « tout recours à la force doit être raisonnable et proportionné à l’objectif poursuivi et que tout usage de la force est précédé d’un avertissement, à moins que cela ne rende cet usage inopérant ».
L’article 38 précise que le recours à une arme à feu ne peut être envisagé que dans quatre cas précis (légitime défense, présence de personnes armées dans un véhicule, défense des personnes ou des biens confiés à la protection de la police, mission de police judiciaire en cours) – sans rapport avec les faits tragiques de la nuit du 18 mai 2018.
En outre, le recours à l’arme à feu doit être précédé d’un avertissement, soit à haute voix, soit par un coup de semonce.
Loïca Lambert avait aussi plaidé que les manuels et notes de formation policière déconseillent toutes fortement le tir sur une cible en mouvement.
Robin Bronlet avait épinglé le flou dans les déclarations du policier tant à propos de ses formations que sur le fait qu’il savait ou non que des entants étaient à bord de la camionnette.
Devant le tribunal, le 23 novembre 2020, Jacinto avait dit « si j’avais su qu’il y avait un enfant, jamais je n’aurais sorti mon arme, pas même de son étui ». Ce qui suscite la réaction de Selma Benkhelifa : « on ne tire pas sur une camionnette en fuite. Point » ou l’interrogation de la mère du Mawda « si c’est un adulte, on peut tirer ? »
Le chauffeur présumé de la camionnette n’était pas présent à ce second procès, pas plus que le convoyeur présumé. Le premier a été condamné à quatre ans fermes, il est en prison. La disproportion entre sa condamnation celle du policier a été largement soulignée. Le convoyeur présumé, innocenté faute de preuves suffisantes à Mons a été condamné dans le volet « enquête pour trafic d’êtres humains » jugé à Liège.

“Moi, je n’ai jamais été responsable de la politique migratoire” (le policier)

Le papa de Mawda et son avocate Me Selma Benkhelifa (photo F. Nice)

 

La veille, comme en première instance, Selma Benkhelifa avait tenté de retracer le contexte général des opérations de chasse de migrants « Medusa », du nom de la figure de la mythologie grecque, ce monstre qui pétrifie de terreur qui la regarde. Avait évoqué, en se faisant rabrouer, les mensonges et dysfonctionnements du début de l’enquête, la thèse d’un “enfant bélier” pour casser la vitre du véhicule, les traitements inhumains infligés aux parents de Mawda et la non prise en charge des mineurs qui se trouvaient dans la camionnette.
L’avocate fut à nouveau rappelée à l’ordre, lorsqu’elle a voulu souligner que ce qui est en cause, au-delà du cas du policier, c’est une politique migratoire qui cherche moins à démanteler des filières de passeurs qu’à criminaliser leurs victimes.
C’est l’un des nœuds de cette affaire. Pour les parties civiles, un acquittement de Jacinto est inenvisageable, car cela ruinerait le cadre légal et la jurisprudence, et autoriserait les policiers à tirer sur des camionnettes en fuite.
On a quitté le tribunal, sur une dernière réplique du policier. Sans son masque, oui, il ressemble à ce qu’il décrit : « je suis un homme de 46 ans, responsable d’une petite famille, pas du tout l’étoffe d’un cowboy », lui aussi fils d’immigré.
Il a ajouté : « le combat que vous menez est digne et j’y souscris sans réserve ». Et de demander qu’on ne s’en prenne pas à la police, mais à l’état. « Moi je n’ai jamais été responsable de la politique migratoire. Je réitère mes plus sincères regrets ».
Aura-t-il ébranlé les juges ? la réponse tombera le 29 octobre.
Le verdict n’est pas sans importance, même s’il ne peut aggraver la sentence prononcée en première instance, le parquet n’ayant pas fait appel. Car après les poursuites judiciaires, l’Autorité disciplinaire supérieure aura encore à décider de l’avenir professionnel du policier. Il risque la radiation. Aujourd’hui il travaille dans les bureaux, ne veut plus porter une arme, ni travailler à la police des routes.
En résumé, en appel, on a vu s’affronter deux thèses, celle d’un un brave type qui a cru bien faire, contre une mise en cause globale d’une politique de répression et de criminalisation des migrants. Un geste accidentel contre un tir foireux, mais intentionnel, par le simple fait que le policier a préparé son arme, sans écouter ou entendre les appels à la prudence de ses collègues namurois.
J’ai quitté Mons avec dans les yeux la vision du père de Mawda, silencieux et retenant sa colère, celle de Phrast, une larme, une seule, dans le coin de l’œil. Une larme comme une loupe sur les infamies vécues depuis que le jeune couple a fui l’Irak.

“Mawda, ça veut dire tendresse” (photo de scène Danny Willems pour le KVS)

D’un théâtre à l’autre

« Tu as le sentiment que la justice est un théâtre ? « Oui, complètement ». Lapidaire, Marie Aurore D’Awans n’en dit pas plus. Nous avons suivi le procès, elle et moi. Sa perception d’artiste m’intéressait.
Son spectacle au KVS, “Mawda, ça veut dire tendresse“, reprend des séquences entières du premier procès, un verbatim très précis des déclarations faites par les uns et les autres devant le tribunal. Mais là ou le tribunal de Mons par deux fois a rétréci le champ de la justice, répétant « ce sont des hommes qu’on juge, pas une politique migratoire », là où maître Kennes a appelé à juger son client « comme si Mawda n’était pas morte » – fallait l’entendre cette sortie-là, même dans le feu d’une plaidoirie ! –, Marie-Aurore D’Awans élargit l’angle de vue.
Avec la journaliste réalisatrice Pauline Baugnies et la dramaturge du KVS, Kristin Rogghe, elles ont mobilisé neuf comédiens (dont deux enfants en alternance) qui endossent tous les « rôles » et campent en même temps le chœur des citoyens. Soit nous, qui portons la responsabilité de ce qui advient dans notre pays et de notre pays. Elles ont créé un spectacle de mémoire et d’hommage, du théâtre documentaire comme le Groupov l’avait fait avec Rwanda 94.
Toute la société est sur le plateau, dans sa réalité effervescente et chaotique. On revoit, en archives ou interprétées, les déclarations du procureur du roi de Tournai excluant un tir policier, puis la piteuse courbe rentrante du parquet de Mons. Les mots de Jan Jambon imputant la mort de Mawda à des parents imprudents emmenant leurs enfants dans des activités “illégales”.
Ou ceux, sidérants avec le recul, du bourgmestre de Mons, Elio Di Rupo, décidant de mettre des ballons blancs plutôt que colorés, en hommage à Mawda, lors de la fête du petit Doudou.
Ces phrases résonnent comme les répliques glaçantes d’un théâtre de grand-guignol. « Oui, souvent la réalité a été grand-guignolesque » explique Marie-Aurore : « La réalité à chaque fois a dépassé le texte que nous tentions d’écrire. Et on a veillé à tout sourcer pour qu’on ne nous accuse pas d’exagérer ».

La force et l’humanité du spectacle tiennent aussi à l’élargissement temporel du cadre. Il nous fait partir et revenir au Kurdistan, que deux amoureux de 17 ans ont fui, Phrast promise à un autre et son amoureux Shamdin défiant ensemble le code d’honneur d’un mariage arrangé. Leur fuite à Izmir, le bateau, la Grèce, la demande d’asile en Allemagne, la France, l’installation en Grande-Bretagne, puis l’expulsion et le retour en Allemagne pour cause de règlement Dublin, un nouvel ordre de quitter le territoire, le séjour à Grande-Synthe, la négociation avec des passeurs armés et masqués…et la tragédie sur la E42 tout près de Mons. Une histoire d’amour empêché, devenue un exil cauchemardesque et tragique.
La politique migratoire européenne apparaît dans toute son absurdité, un enfant comédien demande « Mais pourquoi ils ne pouvaient pas aller en Grande-Bretagne ? »

L’intelligence du spectacle tient aussi à la scénographie de Zoé Tenret, un plateau nu avec une camionnette qu’on démonte et remonte pour montrer les ressorts du procès, ce qui fut dit, ce qui fut tu, les mensonges pour protéger les policiers – « Non des erreurs » a dit vendredi l’avocate générale montoise-, les cafouillages tragi-comiques de la machine policière et judiciaire.
Jamais le spectacle n’accable le policier. Les plus risibles sont l’avocat, montré comme une sorte de représentant de commerce, et … les journalistes amateurs de sensationnel plus que de vérité. Qui froufroutent avec leurs micros et caméras. Avec pas mal de légèreté.
Un spectacle qu’il faut voir, parce précisément dans le feu des hot news, de tels drames de la migration se retrouvent banalisés, minimisés ou pire, voués à l’oubli. Comme la mort de Semira sous les coussins des gendarmes, le 22 septembre 1998.
Une cour imaginaire s’installe, celle d’un vrai procès ou d’une commission parlementaire d’enquête qui ferait enfin la clarté sur les responsabilités des uns et des autres dans cette tragédie. A défaut, le théâtre est une opération vérité et humanité.
Un spectacle multilingue (et surtitré) comme une loupe. Parfois doux comme une chanson sentimentale, cruel comme une farce tragique, glaçant comme une déclaration au JT.

« On n’a voulu charger personne, pas le policier, on voudrait, si les parents viennent le voir, qu’ils comprennent qu’ils sont pour nous les personnes les plus dignes qu’on a rencontrées dans cette histoire ».
À voir, absolument.

Françoise Nice

Après le KVS, « Mawda ça veut dire tendresse », d’autres dates :
A la Tonneelhuis d’Anvers :15 octobre
Au Schouwburg de Gand : 23 et 24 octobre
A la Maison de la culture de Tournai : 14 et 15 décembre
Au théâtre Le manège- Mons :18 et 19 janvier
Au Rideau de Bruxelles : du 21 au 29 janvier

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