UN “STATUT” DANS LES NUAGES

BRAVO L’ARTISTE !

Quand un boucher te propose de devenir végan, demande-toi s’il aime vraiment les légumes. Et compte tes doigts à la sortie, ou tu vas bouffer tes ongles dans le steak haché. Avec son projet de « statut d’artiste », Georges-Louis Bouchez a réussi un joli coup de « com ».

Il s’est placé au centre du jeu, et tout le monde discute aujourd’hui de « son » projet, comme s’il était soudain devenu le « bureau d’aide sociale » des artistes, ou le protecteur privilégié du « secteur non-marchand ».
(éclats de rire dans la salle).
Précisons d’emblée que ce « projet », financé par l’argent public (ricanements discrets dans les coulisses), est né de la commande d’un ministre libéral (Pierre-Yves Jeholet, Ministre-Président de la Fédération Wallonie-Bruxelles) à un bureau d’études libéral (le Centre Jean Gol).
Sans surprises, ses conclusions sont donc… libérales. (Applaudissements nourris sur les bancs libéraux)
Son emballage sémantique est certes assez plaisant, comme le ver de terre gras, tentateur et rougeaud qui frétille lascivement de la queue au bout de l’hameçon.
Mais son objectif, c’est quoi ?
Nourrir le poisson… ou le faire frire dans la poêle !?

La main invisible du marché (dans ma culotte)

D’autres que moi, mieux outillés, ont déjà techniquement exploré les approximations, les impasses et les dangers de ce nouveau « projet de statut d’artiste » du MR.
Comme Stéphane Arcas (membre de l’ATPS et de Conseidead) (1) ou Anne-Catherine Lacroix (de l’Atelier des Droits Sociaux) (2).
La coopérative SMART, pour d’autres raisons, s’est également opposée à une proposition qui, il est vrai, lui ôterait littéralement le pain de la bouche (3).
J’ai plutôt eu envie, moi, de confronter le texte du MR aux propositions habituelles des libéraux. Puis d’inscrire ce moment dans l’histoire longue des travailleurs et des travailleuses de la musique.
Ce n’est pas faire injure aux libéraux que de rappeler ici quelques uns de leurs crédo présents, passés et futurs :

  • diminuer les impôts et la surface d’intervention de l’état ;
  • restreindre le secteur public, et le remplacer par des entreprises privées ;
  • détricoter la sécurité sociale, toujours décrite comme une charge, et jamais comme un acquit, et la revendre à l’encan (pensions par capitalisation, assurances maladies privées,…) ;
  • privilégier la mise en concurrence des travailleurs et des entreprises pour fixer le montant des salaires, grâce à la mystérieuse « main du marché », plutôt que de l’imposer par la lutte, la négociation et la loi ;
  • rendre les politiques fiscales nationales « accueillantes » pour les grandes entreprises multinationales

Pardon si j’en oublie, ce n’est pas vraiment ma tasse de thé.
Mais quel est le rapport entre ce corpus idéologique, cohérent mais patronal, et un secteur culturel qui, s’il brasse parfois des millions, est surtout le royaume du non-marchand, du financement public, de la débrouille et de l’artisanat déficitaire ?
Georges-Louis Bouchez ambitionne pourtant, avec son « artistique statut », de faire sortir de 50 à 200.000 personnes de la bonne vieille Sécurité Sociale. Diable ! Ce n’est pas rien.

Mais ces intermittents « uberisés », repeints ici en « artistes », qui payera leur pension ? Qui payera leur mutuelle et leurs soins de santé ? Qui payera leurs allocations familiales ? Qui payera leurs congés payés ? Et qui financera ce mirobolant « revenu de base », qui se substituerait aux actuelles allocations de chômage, et qui pourrait, selon ses prodigues auteurs, dépasser les 1500 euros par mois ?
Mystère et boule de billard. Demain, on rase gratis.

  • Bonjour, je voudrais me faire raser.
  • Revenez demain.
  • Mais… C’est ce que vous m’avez dit hier !
  • Oui, et c’est ce que je vous répéterai demain.

Bon, j’exagère. Le MR a bien évoqué deux ou trois pistes pour financer son Bazar.

Primo, par le « mécénat » d’entreprise (rire nerveux au sous-sol et au pigeonnier).
Or j’attends toujours de voir mécénat entrepreneurial financer autre chose que des trucs à cocktails, paillettes et prestige (genre : « Mon Festival de Cannes à la Monnaie »).
Et j’ai du mal à imaginer « le mécénat » financer la sécurité sociale des rouleurs de câbles et de joints, des musiciennes émergeantes et des rappeurs de quartier. Le seul « sponsoring » que je nous connaisse, c’est un chapeau sur le trottoir quand on joue dans la rue.
Secundo, abracadabra, par une supposée taxe… sur les « GAFAM » (Google, Appel, Facebook, Amazon et Microsoft). Oui, oui, ces grandes firmes multinationales que tous les libéraux du monde, précisément, ont mis à l’abri d’une quelconque taxation pour le siècle et les siècles à venir (rires sur les bancs ECOLO, Socialistes et PTB).
A ce stade d’inconséquence, le MR aurait tout aussi bien pu évoquer « une taxe sur les importations martiennes et les transports intergalactiques », il aurait été aussi crédible.
Mais il est vrai que Corentin de Salle prend le Centre Jean Gol pour une école de Jedi (4)
N’est-ce pas un ministre libéral d’envergure, Didier Renders himself, qui a initié le régime fiscal « des intérêts notionnels », qui permet aux grandes entreprises multinationales de ne payer, en Belgique, que 2 ou 3% d’impôts sur leurs bénéfices (5) ?
D’accord, ça leur laisse de la marge pour faire du mécénat. Mais à part ça ?
Un système tellement tordu que, même en le relisant trois fois, tu te demandes comment quelqu’un a pu inventer ça sans se retrouver illico en prison pour fraude fiscale et détournement de fonds publics.
Eh ! bien, pas du tout, on l’a remercié, le Didier, et on l’a envoyé à l’Europe faire la même chose chez tous nos voisins.

Par ici la sortie (des artistes)

Or sans ce financement, on en conviendra, c’est tout l’édifice « statutaire » du MR qui s’effondre.
En outre, le MR ambitionne de créer ce statut d’artiste au niveau « fédéral », c’est à dire à l’échelle de la Belgique.
Il envisage même la naissance d’un étrange « Ministre (belge) des Artistes » (qui siègerait sans doute Rue de la Loi entre le Ministre des Footballeurs et celui des Pharmaciens).
Or si le MR est peut-être en position de « monter un projet » à l’échelle de la Fédération Wallonie Bruxelles (où il est membre de la majorité gouvernementale avec le PS et ECOLO), il n’a strictement aucune chance d’espérer l’imposer au niveau fédéral.
Le blocage institutionnel est patent.

Le scénario est donc écrit d’avance.
Le gentil MR, l’ami des artistes, voudrait bien d’un statut ; mais les méchants flamands n’en veulent pas. Comme c’est dommage.
Et comment appelle-t-on « faire mousser un projet » que l’on sait n’avoir aucune chance d’aboutir ? Un effet d’annonce.
Merci de votre attention, et n’oubliez pas de voter pour nous la prochaine fois.

Alexandre Von Sivers, du SETCa-culture, nous a récemment rappelé que le Syndicat du Spectacle s’est d’abord développé, au début du XXème siècle, dans les rangs des musiciens.
Il y avait alors de nombreux orchestres, à grande distribution, et ce compagnonnage dans le travail favorisait la syndicalisation et l’émergence de revendications salariales communes.
Avant et après la seconde guerre mondiale, mon grand-père a ainsi joué du saxo dans un de ces grands orchestres de jazz dansant, « Roger Roger’s and his Showband », qui était évidemment… 100% belge.
Notez bien qu’il fallait déjà, à l’époque, se déguiser en américain pour faire danser les gens.
Cabarets, music-halls, bals, maisons de jeunes, centres culturels, associations, la musique avait encore, au début des années ’70, de beaux restes dans nos régions.
Avec un seul petit cachet de chanteur, en 1973, je pouvais payer mon loyer et vivre pendant dix jours. Un petit deux pièces à 2000 FB (50 euros), à cent mètres de Grand Place !
Aujourd’hui, je dois donner cinq ou six concerts par mois, rien que pour payer un demi-loyer.

Le marché du disque s’est effondré. Les studios ont fermé. Les radios nous boudent.
Les gens ont déserté les salles de spectacle pour leur télé, puis pour leur écran.
Là où il y avait six musiciens sur le plateau, dans les bals et les soirées dansantes, il n’y a plus qu’un seul DJ derrière sa console.
Les longs contrats sont devenus rarissimes.
A Liège, il y a encore bien l’opéra et l’orchestre symphonique.
Mais sur les 150 musiciens inscrits là-bas à la CGSP-Culture, la moitié sont aujourd’hui des musiciens « freelance ».
Et chacun pédale tout seul sur son vélo d’appartement, avec sa boîte Deliveroo sur le dos. Tu veux ma musique ?
Tiens, je te fais un petit concert gratuit sur Facebook, filmé avec mon doigt. Tu verras comme elle est belle, ma cuisine.
Là-dessus, débarque le COVID.
Fermeture des bars et des salles de spectacle. Annulation des tournées. Confinement général. Depuis bientôt dix mois. A crever la dalle.
Et puis soudain, ding-dong.

Ding-dong, c’est le Père Noël !

Oui, c’est à ce moment précis, messieurs dames, alors qu’on hésitait entre l’absinthe, la corde et le gaz, que le sémillant GLouB vient sonner à notre porte.
Tiens, se dit-on.
Ce doit être la police, qui vient contrôler si on est bien tout seul dans notre bulle.
Ce n’est pourtant pas encore le repas Noël ?
Ou alors l’ONEM, qui vient contrôler si « on cherche vraiment du travail ».
Ou un plus malheureux que nous, qui vient mendier une demi-pizza ou une corde à prêter.
Non, non. C’est juste le MR.
C’est GlouB qui vient nous vendre son « statut d’artiste », avec sa jolie cravate bleue, son mirliton et son chapeau de Père Noël.
On ne sait pas quoi mettre dans notre frigo, mais il vient nous promettre 1500 balles, pour plus tard, pour demain, « artiste un jour, artiste toujours », 1500 boules payées avec du vent et du blabla.
Mais bon, va d’abord falloir quitter la sécurité sociale.
Vous voulez mon avis ?
Purée, ce foutu virus, il nous a déjà méchamment ramolli le cerveau.
(Coups, cris, chahut. Le président fait évacuer la salle).
 Claude Semal (11/12/2020)

(1) voir le texte de Stéphane Arcas dans « le courriel des lectrices » de l’Asymptomatique.be
(2) atelierdroitssociaux.be http://www.ladds.be
(3) Carte Blanche dans Le Soir, 17/09/2020
(4) voir la capture d’écran de Corentin de Salle dans le « débloque-note » de l’Asymptomatique.be
(5) Selon le bureau d’études du PTB, les grandes entreprises du « top 50 » de l’optimalisation fiscale ne payeraient même en moyenne que 1,7 % d’impôts en Belgique. A comparer avec votre déclaration d’impôt.

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