609 JOURS À GAZA par Gwen Breës

C’était un chiffre rond, alors c’est un peu comme si sonnait l’heure d’un bilan.
Nous étions le 28 mai 2025, et cela faisait 600 jours que la “guerre” battait son plein. Certains s’apprêtaient à prendre la parole, la main sur le cœur, la tête haute et la voix grave. Imprégnés de patriotisme et de foi, ils allaient se féliciter de tout le chemin parcouru en 19 mois et fixer le cap de ce qu’il restait à accomplir pour faire faire advenir la victoire de la civilisation sur les ténèbres.
Pour rappel, “tout avait commencé” le 7 octobre 2023, lorsque plusieurs factions armées avaient franchi les murs de l’enclave gazaouie, tuant environ 796 civils et 393 militaires israéliens, et faisant un peu plus de 250 otages. 600 jours plus tard, 147 de ces otages avaient été libérés suite à des négociations… et 6 grâce à des interventions militaires. Mais pour ramener les 58 otages restants (dont 35 étaient supposés morts), c’est l’intensification des opérations militaires qui avait été préférée.
En 600 jours, la mission civilisatrice avait déjà fait pleuvoir 70.000 à 80.000 tonnes de bombes sur l’enclave (notamment grâce aux États-Unis qui avaient déjà fourni 90.000 tonnes d’armes et d’équipements militaires livrés via 800 cargaisons aériennes et 140 bateaux), soit à peu près l’équivalent de ce qui avait été largué sur Berlin entre 1940 et 1945, ou cinq fois la puissance de la bombe d’Hiroshima :
• Environ 54.000 Gazaouis avaient été tués, et ce chiffre grimpait à 186.000 si l’on y incluait les morts indirectes (famine, maladies, manque de soins médicaux). 15% à 20% des victimes étaient des combattants, contre 80% à 85% de civils dont environ 40% d’enfants, 30% de femmes, 20% d’hommes adultes, 8% de personnes âgées. 3000 fonctionnaires avaient perdu la vie (enseignants, agents administratifs, personnels de santé, employés municipaux…) et au moins 180 journalistes – ce qui, en termes de pertes humaines dans la profession, dépasse tous les conflits depuis le début du XXIe siècle.
• Environ 10.000 Gazaouis étaient présumés ensevelis sous les décombres.
• Plus de 123.000 Gazaouis avaient été blessés ou mutilés, dont plus de 11.000 enfants.
• Environ 1,9 million de Gazaouis avaient été déplacés à l’intérieur de la bande de Gaza, parfois à plusieurs reprises, soit 82,6 % de la population.
• Environ 1,2 million d’entre eux vivaient sous tentes ou dans des abris de fortune, dans des conditions sanitaires très précaires.
• Environ 450.000 enfants étaient déscolarisés et 90.000 étudiants privés d’accès à l’enseignement supérieur.
• 407 soldats israéliens étaient morts au combat et 100 au moins s’étaient suicidés.
• Tout cela sans compter les bombes à retardement que constituaient les 5000 à 10.000 engins encore non explosés (munitions non détonnées, bombes à fragmentation, mines, obus), les 50 millions de tonnes de gravats et les 350.000 tonnes de déchets déjà laissés sur place.
En 600 jours, Gaza avait perdu :
• 100% de ses universités
• 95,4% de ses terres et infrastructures agricoles (puits, serres, champs…) et plusieurs centaines de milliers d’animaux d’élevage tués (bovins, ovins, volailles, etc… sans compter les ânes, les chiens, les chats ou les oiseaux qui avaient eu le malheur de voler du mauvais côté du mur)
• 95% de ses écoles
• 94% de ses hôpitaux
• 90% de son bâti résidentiel
• 90 % de ses infrastructures portuaires
• 70% à 80% de ses lieux de production, dont 80% des installations énergétiques et 70% des usines agroalimentaires
• 70% de ses bâtiments publics (mairies, bureaux administratifs)
• 65% à 75% de ses lieux culturels (centres culturels, musées, bibliothèques, théâtres…)
• 60% à 70% de ses lieux de culte (mosquées, églises)
• 50% à 60% de ses sites patrimoniaux (historiques, archéologiques…)
• 50% à 60% de ses routes et ponts
• un nombre indéterminé de cimetières, boulangeries, commerces, etc.

Tout cela en 600 jours ! Alors les stratèges sortaient leurs calculettes : statistiquement, il n’avaient plus besoin que de 200 petites journées pour parachever la “stérilisation” totale de Gaza. Et puisqu’ils allaient pouvoir mettre un petit coup d’accélérateur pendant les vacances d’été, ils avaient de bonnes chances d’avoir fini le job avant que les Occidentaux sortent leurs crèches et leurs sapins de Noël, et en tout cas avant que de potentielles pressions internationales voient éventuellement le jour (sait-on jamais : la veille, un ministre belge parlant “en son nom personnel” avait évoqué le terme honni de “génocide”, tandis que l’Allemagne avait pour la première fois timidement haussé le ton).
À ce moment-là, il ne leur resterait plus qu’à susciter l’exil “volontaire” des survivants… et à régler le sort de la Cisjordanie, évidemment. Mais là aussi, les opérations avaient bien avancé au cours des 600 derniers jours :
• Plus de 7000 Palestiniens de Cisjordanie avaient été blessés et près de 900 tués par des violences israéliennes (militaires ou colons).
• Plus de 5000 Palestiniens de Cisjordanie avaient été arrêtés et environ 65 étaient morts en détention.
• Plusieurs villages de Cisjordanie avaient été attaqués “spontanément” par les colons et leurs habitants avaient du fuir.
• Plusieurs camps de réfugiés palestiniens y avaient été partiellement détruits par l’armée israélienne.
L’annexion de la Cisjordanie était déjà bien en route, et Israël menaçait à présent de la précipiter si ses amis français et britanniques s’avisaient de concrétiser leur intention de reconnaître l’État palestinien. Entre amis, il y a des bornes à ne pas franchir, tout de même.

(Sources : UNICEF, UNESCO, Organisation mondiale de la santé, Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies, Agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens, Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, Programme des Nations unies pour le déminage, Médecins sans frontières, Amnesty International, Comité pour la protection des journalistes, Ministère de la santé de Gaza, Autorité palestinienne de l’environnement, Observatoire euro-méditerranéen des droits de l’homme, The Lancet, Le Monde, BBC, Haaretz).

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Au 602ème jour, alors qu’Israël laissait de plus en plus planer la menace d’une attaque sur les installations nucléaires iraniennes, que les perspectives politiques et humanitaires ne s’amélioraient pas dans l’enclave assiégée, et que la police israélienne mettait 20 minutes à intervenir sur les lieux où deux chauffeurs de bus arabes avaient été attaqués par des supporters du club de foot de Jérusalem… une étude venait éclairer un aspect rarement évoqué de la “guerre” : son bilan carbone.
Bien sûr, il y avait déjà un moment que plus grand monde ne se souciait du climat ! D’ailleurs, le seuil symbolique de 1,5 °C de réchauffement planétaire — longtemps au cœur des préoccupations — était en passe d’être franchi dans une relative indifférence.
Vu l’ampleur des dégâts en tous genres que causaient les opérations militaires à Gaza, face auxquelles une large partie des pays occidentaux faisaient également l’autruche, il y avait donc vraiment peu de chances que cette information infléchisse un tant soit peu le cours des choses… et quand bien même le Proche-Orient comptait parmi les régions les plus exposées aux phénomènes météorologiques extrêmes et aux catastrophes climatiques à évolution lente (sécheresse, désertification, chaleurs extrêmes, pénuries d’eau…).
Toutefois, l’étude menée par le Social Science Research Network et publiée par The Guardian, avait le mérite d’amener des chiffres habituellement non comptabilisés dans les émissions mondiales de gaz à effet de serre.
Par exemple, elle estimait qu’au cours des 15 premiers de destruction de l’enclave (d’octobre 2023 à décembre 2024, soit environ 500 jours) :
• L’empreinte carbone de la “guerre” était déjà plus importante que les émissions annuelles de réchauffement de la planète d’une centaine de pays. Un peu comme si on avait ajouté sur la planète un pays industrialisé de taille moyenne !
• À long terme, le coût climatique de la destruction, du déblaiement et de la reconstruction de Gaza pourrait atteindre 31 millions de tonnes d’équivalent dioxyde de carbone, soit davantage que les émissions combinées du Costa Rica et de l’Estonie en 2023. Uniquement le transport par camions des débris et de la reconstruction des infrastructures démolies en 15 mois, allait produire plus de 29 millions de tonnes de CO2, soit l’équivalent des émissions générées en 2023 par des pays comme le Zimbabwe ou l’Afghanistan.
• À Gaza, l’énergie solaire générait jusqu’à un quart de l’électricité, ce qui représentait l’une des parts les plus élevées au monde. Mais la plupart des panneaux et l’unique centrale électrique de l’enclave avaient été endommagés ou détruits, laissant désormais reposer la majeur part d’accès à l’électricité sur des générateurs diesel qui avaient déjà émis plus de 130.000 tonnes de gaz à effet de serre dans l’atmosphère.
Et puis, ceci :
• Le combustible de soute et les roquettes des milices palestiniennes représentaient environ 3000 tonnes de CO2, soit l’équivalent de 0,2% des émissions directes totales du conflit.
• La fourniture et l’utilisation d’armes, chars et autres munitions par l’armée israélienne représentaient environ 50% des émissions directes totales du conflit. Ce n’était guère étonnant : en 2024, les dépenses militaires d’Israël avaient atteint 46,5 milliards de dollars, soit une hausse de 65% par rapport à l’année précédente — la plus forte progression mondiale.
• Près de 30% des gaz à effet de serre provenaient de l’envoi par les États-Unis de 50.000 tonnes d’armes et fournitures militaires à Israël, principalement à bord d’avions-cargos et de navires en provenance de stocks situés en Europe. Un autre 20% était attribué aux missions de reconnaissance et de bombardement des avions israéliens, aux chars et au carburant des véhicules militaires, ainsi qu’au CO2 généré par la fabrication et l’explosion des bombes et des pièces d’artillerie.
Ainsi, l’étude mettait involontairement en lumière l’asymétrie absolue des puissances de feu en présence et le coût écrasant payé par la population de Gaza.

(Source, l’article du Gardian : https://www.theguardian.com/world/2025/may/30/carbon-footprint-of-israels-war-on-gaza-exceeds-that-of-many-entire-countries)

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Au 608ème jour, Benjamin Netanyahu avait reconnu qu’Israël mobilisait des clans rivaux du Hamas à Gaza. Sa déclaration faisait suite à celle d’un ancien ministre de la défense, Avigdor Lieberman (d’extrême droite, lui aussi, mais laïque), affirmant qu’Israël fournissait désormais des armes à Amsha, un groupe affilié à… l’État islamique.
Au cours des semaines précédentes, plusieurs médias israéliens avaient également signalé l’émergence à Gaza de “groupes criminels armés” s’en prenant à des Palestiniens. De nouvelles images satellite montraient que le “Service antiterroriste” dirigé par Yasser Abu Shabab – un chef de clan bédouin déjà impliqué quelques mois plus tôt dans le pillage de l’aide humanitaire – tenait désormais des postes de contrôle et distribuait de l’aide à Rafah, ville massivement détruite et contrôlée par l’armée israélienne.
Israël agit par divers moyens pour vaincre le Hamas”, ajoutait Netanyahu, précisant fonder ses décisions “sur les recommandations de l’ensemble des responsables de la sécurité”.
Et il concluait : “Qu’y a-t-il de mal à cela ?
Celui qui avait, jadis, favorisé l’émergence du Hamas pour affaiblir l’OLP, savait de quoi il parlait. Qui aurait l’idée saugrenue de lui reprocher de soutenir des groupes armés, notamment salafistes, puisqu’il s’agissait de venir à bout d’un mouvement nationaliste islamiste, tout en soufflant sur les braises d’une guerre civile ? Sans doute rêvait-il de laisser les factions palestiniennes s’entre-tuer, et de donner à Israël un rôle de colonisateur plus présentable que celui qu’il endossait pour l’instant…

(Sources : France Info, i24News, Haaretz)

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« Connaissez vous un autre peuple auxquels des ennemis ont déclaré la guerre dans des conditions abominables et qui les nourrit ? Les Gazaouis sont maintenant mieux nourris que nos SDF. »
Ces commentaires se trouvaient sous une publication Facebook d’un éminent membre du Mouvement Réformateur (MR, premier parti francophone belge), qui avait à coeur de rétablir la vérité dans cette période d’insupportable bashing contre Israël, face aux médias « devenus des caisses de résonance de lobbys de gauche ».
Il n’y avait aucune raison particulière de s’intéresser à ce membre du MR, sauf à l’envisager comme cas d’école quand on se demandait sur quoi pouvait encore reposer le soutien à l’État israélien, après 609 journées de dévastation méthodique de Gaza.
On n’allait pas être déçus. Auteur d’un minutieux travail de rééquilibrage de l’information, ce monsieur nous faisait découvrir sur sa page ce que nos médias – « chargés par la milice de faire croire à une famine organisée par Israël » – nous avaient caché : des photos de Gazaouis souriants, dessinant un V de la victoire ou un coeur avec leurs mains, pour remercier Israéliens et Américains de leur donner à manger !
« Voyez-vous de la crainte chez les habitants de Gaza ? Je vois des yeux qui brillent et l’espoir que la misère dans laquelle ils vivent maintenant prendra bientôt fin », s’enthousiasmait l’honorable libéral. Ces images avaient manifestement été faites pour susciter une telle interprétation. De manière un peu trop appuyée, peut-être ? En tout cas, on ne pouvait s’empêcher de rapprocher leur publication de deux épisodes sanglants, survenus quelques jours plus tôt et qui avaient fait plusieurs dizaines de victimes, touchées par balles lorsqu’elles faisaient la file à 4h30 du matin, pour se rendre dans un centre de distribution alimentaire de la Gaza Humanitarian Foundation. Cette fondation, créée par Netanyahu et destinée selon ses propres dires à calmer les alliés d’Israël face aux images ravageuses de la famine, servait aussi à déplacer, trier et contrôler plus facilement les Gazaouis.
Ces photos dénotaient tellement de celles qu’on pouvait voir dans d’autres médias, qu’on ne pouvait que s’interroger sur les circonstances dans lesquelles elles avaient été produites… et quelle en était la source, malheureusement non renseignée par notre héraut de la vérité.
Vérification faite, elles avaient été publiées par la Gaza Humanitarian Foundation, avant d’être reprises par des organisations telles que le Likud, parti de Netanyahu, ou l’AIPAC, principal lobby étatsunien de défense des intérêts d’Israël. Elles leur servaient à « prouver » qu’il n’y avait pas eu de tirs sur des civils lors des distribution de nourriture, ou du moins que ces tirs n’étaient pas le fait de l’armée israélienne.
Notre éminent réformateur bruxellois, comme tous les adeptes de la vérité de son genre, avait saisi l’occasion pour dénoncer une nouvelle « fausse information » relayée par les médias, qu’il rendait par la même occasion responsables de futurs actes criminels suscités par ce vil mensonge.
Mais c’était sans compter sur les témoignages d’équipes médicales palestiniennes et étrangères, et sur une enquête menée par CNN (sous influence islamiste, aussi ?) qui amenèrent les autorités israéliennes à changer leur version des faits. Elles reconnurent avoir « tiré des coups de semonce sur des suspects » repérés sur la route menant à la distribution alimentaire… Selon de nombreux témoignages, il s’agissait plutôt de tirs à balles réelles destinés à refouler la foule venue de loin pour obtenir de la nourriture, car les colis alimentaires avaient été vite épuisés.
Donc, non seulement le système de distribution alimentaire privé qu’Israël avait mis en place pour contourner les agences de l’ONU, s’était montré désastreux. Mais en plus, l’armée israélienne avait tué et blessé des dizaines de civils venus faire la file à l’aube pour y recevoir un colis alimentaire.
Notre éminent membre du Mouvement Réformateur ne jugea pas utile de rectifier la « fausse information » à ses lecteurs, préférant continuer à vanter cette belle réussite.
Ceci expliquant sans doute cela, la liste qu’il soutenait dans le cadre de l’élection du Congrès sioniste mondial (qui se déroulait cette semaine-là), avait pour devise : « Je ne critique jamais Israël, c’est le prix à payer pour avoir choisi de ne pas y vivre ! . Un soutien inconditionnel repose sur le mensonge.

(Sources : CNN, Haaretz, Le Monde)

Gwen Breës, sur Facebook et dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur.

L’Oeil de Moumou”, l’émission de critique des médias sur la Télé “alternative” Le Média, consacrait à nouveau une bonne partie de l’émission à Gaza :

Sur Youtube, l’émission hebdomadaire de Mathilde Panot , qui contient également un gros chapitre sur l’actualité à Gaza:

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