MOURIR POUR KIEV ?

Ma collègue et amie “asymptomatique” Irène Kaufer m’avait mis en garde contre mon léger penchant à l’ultracrépidarianisme (parler d’un sujet dont on ne connait rien deux heures plus tôt).
Pas d’Ukraine!” m’avait-elle fermement conseillé, “on n’y connait rien !“.
Comme si ce motif futile allait m’arrêter !

Comment un chroniqueur pourrait-il éviter de parler aujourd’hui d’un sujet qui sature quotidiennement tous les canaux d’information ?
Si cela peut rassurer Irène, ce dont je doute, qu’elle sache au moins que je n’ai pas l’habitude de balancer mon “opinion” sur un sujet sans l’avoir préalablement étudié en long, en large, et surtout, en travers.
Quand j’écris une connerie, c’est toujours après mûre réflexion ;-).
Car les grands principes politiques et moraux qui guident nos pensées et nos actions ne sont pas nécessairement indexés sur les soubresauts et circonvolutions de l’actualité.
Et quand on s’efforce, depuis près de cinquante ans, de décrypter le monde et ses contradictions, on finit par accumuler, même malgré soi, une expérience et des réflexes qui échappent parfois à la dictature émotionnelle de l’instant et aux ruses sournoises des diverses propagandes (1).

Comme Charlie Chaplin l’avait ironiquement montré dans “Le dictateur”, il y a souvent un (méchant) clown derrière chaque apprenti-dictateur.
On saluera donc, dans ce registre particulier, l’humour noir d’un Vladimir Poutine qui prétend “démilitariser” l’Ukraine en y envoyant une armée d’occupation, ou “dénazifier” ce pays en utilisant les mêmes méthodes d’annexion que celles du III ème Reich face à l’Autriche ou aux Sudètes.
Dans tout ce qu’a pu dire le président russe pour “justifier” sa déclaration de guerre, ce qui m’a le plus inquiété, c’est en effet la négation pure et simple de l’Ukraine en tant que nation souveraine.
Car l’étape suivante, dans cette logique, c’est évidemment son annexion pure et simple par la Russie.
Or si, en démocratie, les dirigeants élus doivent généralement tremper leur langue de bois dans les compromis et la diplomatie, dans un état autoritaire, le “chef” peut parfois lâcher la bride à ses pulsions et à ses convictions profondes.
Il faut donc aussi savoir parfois l’écouter au premier degré.
Pour Poutine, clairement, l’Ukraine, c’est la Russie ; et la Russie, c’est l’Ukraine. CQFD.
La guerre ? Quelle guerre ? Laissez-nous régler “nos affaires intérieures”.

La ville de Kiev au temps de la paix

Je vous épargne les images d’un peuple ukrainien qui vit désormais dans l’angoisse d’une invasion et dans la peur des bombardements.
J’appartiens historiquement à ce courant “pacifiste” pour qui la guerre est toujours la pire des solutions.
Avec quelques bémols à la clé, car la guerre nous est bien sûr parfois imposée.
Plus personne ne pense sérieusement que l’Allemagne nazie, avec son rêve “d’empire de mille ans” et son cortège continu d’horreurs, aurait pu être arrêtée et renversée autrement que par la force d’une coalition militaire.
A laquelle l’Armée Rouge de l’ex-URSS participa d’ailleurs plus qu’à son tour.
Pour l’avoir ignoré, des gens admirables comme Jean Giono et ses amis, qui avaient forgé leur “pacifisme intégral” dans les tranchées de 14-18, ont pu être brièvement et injustement accusés de collaboration avec l’ennemi (2).
Mais qui, hormis sans doute une majorité d’Ukrainiens, est aujourd’hui prêt à “mourir pour Kiev” ?

A ce sujet, deux remarques, peut-être banales, me viennent à l’esprit.
La première, c’est qu’il ne faut jamais invoquer les turpitudes d’autrui pour “justifier” celles de son “propre camp”.
S’il est vrai que l’OTAN s’est plusieurs fois essuyé le derrière avec le droit international, à Belgrade, en Irak ou en Syrie, cela ne peut, en aucune façon, “justifier” aujourd’hui l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Or certains de mes “amis” Facebookiens me semblent avoir troqué un vague attachement à l’URSS “soviétique et anti-impérialiste”, pour un soutien larvé à l’expansionnisme impérial “grand-russe” de Poutine.
En principe, rien à voir. Ne pas se tromper d’enjeu, de sujet et d’époque.

Secundo, dans tous les pays, il y a “des colombes” et “des faucons” – dans des proportions certes très variables. Des “bouteurs de guerre” et des “éboueurs de paix”.
Condamner “les faucons d’en face”, cela peut être symboliquement utile pour nommer et désigner un agresseur.
Mais cela n’a aucune conséquence concrète en faveur de la paix.
Au contraire, cela remet souvent mécaniquement un pièce dans la machine guerrière, en lâchant la bride à “nos” propres “faucons” contre “ceux d’en face”.
Bien avant les récents événements, j’avais ainsi lu, en première page de La Libre Belgique du 22 janvier 2022, une interview “du chef de notre Défense” (sic), l’amiral
Hofman, que le quotidien avait ainsi titré : “L’armée belge se prépare à des ‘conflits de haute intensité’ avec la Russie”.
Ce qui, en l’absence de toute déclaration gouvernementale et de tout débat parlementaire, m’avait un peu estomaqué.
On le sentait se tortiller d’impatience sur sa chaise, l’amiral. Il avait les fûts des canons qui lui sortaient par les trous du nez.
Ah! bon ? Cela se passe comme cela, chez nous, maintenant ?
Un militaire de haut rang peut tranquillement faire une quasi déclaration de guerre dans la presse, et personne ne vient lui remonter les bretelles ?
Et on lui tend complaisamment un micro ?
Combien de mégatonnes, la “haute intensité” ? Combien d’avions, de morts et de blessés ?
Vous imaginez l’ambiance, dans les rues de Bruxelles, si l’un des deux grands quotidiens moscovites avait titré en première page : “L’armée russe se prépare à des ‘conflits de haute intensité’ avec la Belgique” ?
Pour le moins, cela aurait créé un certain “climat”.
Oui, décidément, comme l’avait écrit Georges Clémenceau : “La guerre est une chose trop sérieuse pour être confiée aux militaires”. Mais est-il encore temps d’abandonner la paix aux civils ?

Claude Semal le 26 février 2022

PS : Qu’on m’excusera de conserver un peu d’humour au milieu de toute cette tragédie. Je voulais simplement souligner qu’avec ses écharpes bleues et jaunes, l’Union Saint-Gilloise est depuis toujours le plus ukrainien des clubs de foot.

(1) Cette “mémoire émotionnelle” nous joue parfois des tours, parce qu’elle fonctionne par analogie et ne range pas nécessairement nos souvenirs dans les bonnes cases. Ainsi, j’ai été incapable de dire quoi que ce soit d’intelligent sur le récent “convoi des libertés” au Canada, parce que, dans mon esprit, “une grève des camionneurs”, c’est indissociablement lié à celle qui a précédé le coup d’état militaire de Pinochet au Chili. Mais quelle mémoire est-elle convoquée quand des soldats russes affrontent des soldats ukrainiens ?

(2) Dans “Refus d’obéissance”, Jean Giono témoigne de ses terribles années de guerre. En 14-18, il fut l’un des trois seuls survivants d’un régiment de deux-cent hommes, et il a vu mourir en quatre ans des dizaines de ses camarades. Il revendique pourtant n’avoir jamais tué un seul soldat allemand, en qui il voyait un être humain qui aurait pu être lui-même. Une récit de guerre et de “pacifisme” dont personne ne sort indemne.

1 Commentaire
  • Fred Col
    Publié à 00:16h, 01 mars

    Tout excusé, Claude ! Et sans patauger dans l’humour noir (comme la mer du même nom), un ptit ‘geste commercial’ d’Ikea, pour la reconstruction, passerait même inaperçu…
    Bon match !

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