PHILIPPE JEUSETTE, LE THÉÂTRE ÉTAIT SA PASSION par Frédéric Dussenne

Philippe Jeusette est l’un des acteurs les plus importants de notre génération. Nous avons grandi ensemble professionnellement, quoi qu’évoluant au départ dans des sphères théâtrales – ah les familles … – très différentes. Il fit ses études à l’INSAS, pendant que je faisais les miennes au Conservatoire de Bruxelles. Nous avons joué ensemble dès 1988 dans La foi, l’amour, l’espérance de Odon von Horvath au Nouveau Théâtre de Belgique. Nous sortions à peine de l’école.
Par la suite, j’ai suivi son parcours d’acteur avec admiration.

A l’INSAS, où il donnera cours pendant de nombreuses années, il a rencontré Michel Dezotteux, qui l’a embarqué dans l’aventure du Varia. Il feront dix-sept spectacles ensemble, dont Octobre de Georg Kaiser, qui vaudra à Philippe le Prix du Théâtre du meilleur acteur. Il avait trente deux ans. Il était magnifique dans ce rôle. Je n’oublierai jamais non plus l’inénarrable Noce chez les petits bourgeois qu’ils commirent ensemble avec un équipe insensée dans laquelle figurait un certain Christian Hecq, ni la trilogie des pièces de Werner Schwab – Excédent de poids, insignifiant, amorphe, Extermination ou mon foie n’a pas de sens et Les présidentes – dont ils créèrent les textes en français, ce qui représenta un événement considérable. Michel Dezotteux l’emmena avec lui au Cargo, à Grenoble. A leur retour au bercail, il fut encore pour lui un merveilleux Lopakine dans La Cerisaie de Tcheckhov.

Puisqu’il était dans la place, il était naturel qu’il travaille aussi avec les deux autres compères du Varia.
Pas moins de douze spectacles avec Philippe Sireuil, dont l’inoubliable Misanthrope de Molière, dans lequel il fut un Alceste de légende, et Dialogue d’un chien avec son maître sur la nécessité de mordre ses amis, blockbuster hilarant et poétique de Jean-Marie Piemme, dont il joua aussi l’enfance dans l’intense J’habitais une petite maison sans grâce et j’aimais le boudin, mis en scène par Virginie Thirion.
Fidélité, aussi, de Marcel Delval, qui ne l’engagea pas moins de neuf fois.

C’est au Varia que Philippe croisa les mamans de ses deux enfants, Nell et Bob. C’est au Varia encore, qu’il rencontra des partenaires avec qui il allait travailler toute sa vie. Dix-sept spectacles avec Janine Godinas, vingt-six avec Alexandre Trocky.
Dans les rencontres qui suivirent on ne peut oublier sa collaboration avec Christophe Sermet sur Mama Medea de Tom Lanoye, Les enfant du soleil de Gorki et surtout Vania ! de Tcheckhov où, la hache à la main, il a pu exprimer cette grande et belle colère à la fois vitale et désespérée qui était en lui et que, personnellement, j’aimais. On ne peux pas non plus faire l’impasse sur son travail avec Antoine Laubin, notamment son incarnation sarcastique et bouleversante de Patrick Declerck dans Crâne.

C’est une carrière qui donne le tournis. J’oublie évidemment des gens, ici, et des spectacles. Qu’ils me pardonnent et complètent eux-mêmes cette incroyable liste.
Le grand public avait découvert Philippe dans la série Ennemi Public où il campe un Patrick Stassart violent et fragile qui n’a laissé personne indifférent. Miracle de l’image animée, nous serons au rendez-vous du dénouement de cette série dont il venait de terminer le tournage avec émotion. Au cinéma, il a collaboré, entre autres, avec Luc et Jean-Pierre Dardenne dans L’enfant, Le silence de Lorna et Deux jours, une nuit.
Nous nous sommes retrouvés professionnellement quatorze ans après La foi, l’amour, l’espérance. J’étais devenu metteur en scène.

J’ai eu la chance de constituer, avec lui et Valérie Bauchau, un couple de théâtre qui a travaillé ensemble pendant vingt ans. Ce fut d’abord Combat de Nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès, pour lequel il créa une composition saisissante qui lui valut d’être nominé une fois de plus aux Prix de la critique ; ce fut ensuite Lucrèce Borgia de Victor Hugo, Feu la mère de madame et Feu la Belgique de Monsieur de Georges Feydeau et Jean-Marice Piemme, et enfin Occident – nouvelle nomination aux Prix de la Critique – et Botala Mindele de Rémi De Vos, dont nous avons fait ensemble la création mondiale.
Voir ce couple avancer en âge fut un privilège irremplaçable pour moi mais aussi, je pense, pour les spectateurs qui ont pu sentir le temps passer sur leurs visages et assister à l’éclosion et au développement d’une profonde et rare complicité. Nous devions nous retrouver tous les trois pour La mouette de Tcheckhov et Le retour au désert de Koltès. J’espérait qu’Axel Cornil leur écrirait des rôles sur mesure.

Philippe a quitté la scène de nos vies. Nous sommes, Valérie, Quentin Simon, notre assistant préféré, et moi, orphelins d’un quatuor amical, professionnel et humain absolument unique. C’était un acteur immense. Tragique et truculent, violent et tendre, puissant et fragile.
Un grand professionnel. Méticuleux. Précis. Un formidable camarade de travail, aussi, d’une fidélité et d’une rigueur indéfectibles. Un homme d’équipe. Follement drôle et festif. Le théâtre était sa passion.
C’était un être humain merveilleux. C’était mon ami. Je l’aimais. Son départ ouvre en moi un vide impossible à combler. Il va nous manquer à tous énormément.
Je pense à ses parents – ses premiers fans – qui vivent aujourd’hui l’impensable.
Il faut aimer les acteurs. Les aimer fort. Les aimer vivants. Et les garder précieusement en nous, après. Ils sont «de l’étoffe dont les rêves sont faits».

Santé, Philippe !

Frédéric Dussenne

(pour le bulletin de l’Union des Artistes, avec son aimable autorisation)

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