
07 juin 2025
L’ÉMISSION « LE MONDE EST UN VILLAGE » AU PLACARD par Éric WM Cooper
“Le monde est un village” mérite mieux qu’un placard le week-end.
À l’heure où l’urgence est à la diversité culturelle, à l’ouverture des horizons et à la valorisation des patrimoines immatériels de l’humanité, la décision de reléguer “Le monde est un village”, émission dédiée aux musiques du monde depuis plus de 25 ans à quelques créneaux éclatés le week-end me laisse un goût amer. Ce n’est pas simplement une décision de grille. C’est un signal. Un symbole. Celui d’une société de l’uniformisation où l’on confond trop souvent audience et pertinence, rentabilité et mission de service public.
Depuis un quart de siècle, “Le monde est un village” tisse des liens, explore des territoires musicaux invisibles ailleurs, met en lumière des voix, des langues, des traditions qui ne passeront jamais sur les playlists formatées des grandes radios commerciales. C’est un espace de respiration, de curiosité, d’humanité. Ce n’est pas rien. C’est essentiel. Mais voilà, nous dit-on : les audiences déclinent. Le coût de production ne serait plus “proportionné”. Il faut “rationaliser”.
Quelle tristesse …
Ne voit-on pas que ce raisonnement – comptable, mécanique – mène exactement à ce que l’on reproche aux jeunes générations : la perte de repères culturels, l’enfermement algorithmique, la dictature du hit facile, la playlist mondiale anglo-pop noyée dans le sucre ? Le problème n’est pas que “Le monde est un village” coûte trop cher. Le problème, c’est que trop de radios se contentent de ne diffuser que les mêmes sons, les mêmes rythmes, les mêmes langues, les mêmes artistes. Encore et encore. Jusqu’à l’écœurement.
L’uniformisation musicale est une maladie moderne – La mondialisation aurait pu être une fête, un grand banquet des cultures, une mosaïque sonore. Elle est devenue, dans l’univers musical diffusé à la radio, une standardisation agressive. Une lobotomie culturelle douce, acceptée. Et pourtant, le public n’est pas idiot. Le public est curieux, avide, prêt à découvrir… à condition qu’on le prenne par la main, qu’on lui tende des clefs. Mais si l’on relègue les musiques du monde au fin fond du week-end, si l’on réserve le jazz et le classique à des niches confidentielles, si les folk restent invisible , si la scène musicale belge reste confinée à deux cases horaires hebdomadaires… alors on n’éduque plus l’oreille, on ne forme plus le goût. On abandonne.
La musique est un langage universel, certes, mais elle se décline en plusieurs dialectes. Le rock et la pop ne sont pas la seule langue de l’émotion humaine. Il existe un monde au-delà de Dua Lipa, Ed Sheeran ou Taylor Swift. Il existe des voix touaregs, des tambours guatémaltèques, des chants berbères, des mandolines tibétaines, des flûtes péruviennes, des polyphonies géorgiennes. Il existe un monde de musiques. Le monde est un village !
Et si la RTBF lisait la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO ? – Dans celle-ci, entrée en vigueur en 2003,l’UNESCO affirme clairement que la musique fait partie du patrimoine vivant. Elle recommande de préserver, diffuser, transmettre ces formes d’expression fragiles.
“Ces traditions musicales sont des moteurs de la diversité culturelle et garantes du développement durable.” (Commission allemande pour l’UNESCO)
Ce n’est pas de l’idéalisme. C’est une feuille de route. C’est une obligation morale, politique, éducative. Et c’est aussi – soyons concrets – une mission de service public.
À quoi bon une RTBF qui se distingue à peine de Spotify ou de Nostalgie ? Une RTBF qui ne se sert pas de ses radios pour montrer qu’un autre monde musical est possible ?
Et les cinq droits musicaux ? En avez-vous entendu parler ?
Le Conseil International de la Musique (IMC) énonce cinq droits fondamentaux :
1. Le droit pour chacun d’exprimer sa musicalité en toute liberté.
2. Le droit d’apprendre et d’étudier des langages musicaux.
3. Le droit d’accéder à la musique, par la participation, l’écoute, la création, l’information.
4. Le droit d’avoir accès à des infrastructures pour améliorer ses compétences.
5. Le droit à une reconnaissance et une rémunération justes pour le travail musical.
Le monde est un village, en donnant de la visibilité à des artistes hors des circuits commerciaux, contribue à ces cinq droits.
La DAB+ et l’illusion de la diversité – Et que dire de la répartition des canaux DAB+ ? Où est la radio nationale dédiée au jazz ? Où est la chaîne qui met en avant les artistes belges dans toute leur diversité ? Où est la radio dédiés aux musiques alternatives, indépendantes, de recherche, de fusion, de mémoire ? On multiplie les radios à coups de “+”, de “Hits”, de “Gold” ou de “Max”, mais on tourne en rond. Ce ne sont pas des nouvelles radios. Ce sont des clones, des mimétismes commerciaux déguisés en innovation.
Ce que je demande :
Je ne veux pas juste “sauver” une émission. Je demande un (ré)engagement fort de la RTBF envers :
• La diversité musicale dans toutes ses formes
• La représentation équitable des musiques du monde, du jazz, du classique, du folk, du hip hop non commercial
• Une politique ambitieuse de formation du goût et d’éducation musicale populaire
• Une vraie place pour les artistes belges, pas seulement ceux estampillés “commercialement” viables”
• Une stratégie cohérente pour la radio numérique au service de la diversité culturelle
Ce n’est pas l’émission “Le monde est un village” qui a vieilli. Ce sont certaines décisions qui manquent de vision. La RTBF a une responsabilité. Une radio publique n’a pas pour seule mission de plaire. Elle a celle d’ouvrir, d’émanciper, d’élargir les horizons, de créer du lien entre les cultures, de faire vibrer l’invisible, d’étonner, de transmettre.
Il n’est pas trop tard pour revenir sur cette décision. Il n’est pas trop tard pour repenser les grilles, les priorités, les choix culturels. Le monde n’a jamais été aussi vaste, complexe, fascinant. Et pourtant, on nous propose d’en écouter toujours la même chanson.
Ne soyons pas les fossoyeurs de la diversité musicale. Soyons ses passeurs.
Signé : Eric WM Cooper
Un auditeur engagé, amoureux de la diversité sonore, et inquiet pour notre avenir culturel et passionné par toutes les facettes de la musique folk
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