
11 juin 2025
LES DERNIERS JOURS DE GAZA par Gwen Breës (et Chris Hedges)
Les derniers jours de Gaza, c’est ce qui se produit sous nos yeux, jour après jour, comme un scénario inéluctable, bien rôdé, en dépit du droit, des condamnations et des mobilisations multiples. Les derniers jours de Gaza, c’est ce contre quoi on manifestera encore, ce dimanche à Bruxelles — en marchant vers ces institutions européennes qui, selon une source diplomatique citée par Le Monde, “ne cessent de temporiser dans l’espoir de ne pas devoir prendre de décision”, autrement dit : éviter à tout prix de prendre des sanctions à l’encontre d’Israël. “Les derniers jours de Gaza”, c’est le titre d’un article publié le 10 juin par le journaliste américain Chris Hedges, ancien correspondant spécial du New York Times au Proche-Orient. À lire et à faire lire, car il parvient à formuler quelques cruelles vraisemblances, là où les mots manquent et où l’esprit préférerait parfois ne pas voir le réel et ne pas imaginer les suites. Le lien vers le texte original est en note. Celui vers la manif aussi.
Gwen (sur Facebook)
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C’est la fin. Le dernier chapitre sanglant du génocide. Cela sera bientôt terminé. Quelques semaines, tout au plus. Deux millions de personnes campent parmi les décombres ou à ciel ouvert. Chaque jour, des dizaines sont tuées ou blessées par des obus, des missiles, des drones, des bombes et des balles israéliennes. Elles manquent d’eau potable, de médicaments et de nourriture. Elles sont au bord de l’effondrement. Malades. Blessées. Terrifiées. Humiliées. Abandonnées. Démunies. Affamées. Désespérées.
Dans les dernières pages de cette histoire d’horreur, Israël appâte sadiquement les Palestiniens affamés avec des promesses de nourriture, les attirant vers la mince bande de terre congestionnée de 14 kilomètres à la frontière égyptienne. Israël et sa cyniquement nommée Fondation humanitaire pour Gaza (GHF), qui serait financée par le ministère israélien de la Défense et le Mossad, utilisent la faim comme une arme. On attire les Palestiniens vers le sud de Gaza comme les nazis attiraient les Juifs affamés du ghetto de Varsovie pour les faire monter dans les trains vers les camps de la mort. Le but n’est pas de nourrir les Palestiniens. Personne ne soutient sérieusement qu’il y ait assez de nourriture ou de centres de distribution. Le but est de parquer les Palestiniens dans des camps hautement surveillés pour ensuite les déporter.
Et ensuite ? J’ai cessé depuis longtemps d’essayer de prévoir l’avenir. Le destin aime nous surprendre. Mais il y aura une dernière explosion humanitaire dans cet abattoir humain qu’est Gaza. On le voit déjà dans les foules de Palestiniens qui luttent pour obtenir un colis alimentaire, ce qui a entraîné, rien que dans les huit premiers jours de distribution, au moins 130 morts et plus de 700 blessés par balles tirées par l’armée israélienne ou des sous-traitants privés américains. On le voit aussi dans les gangs liés à Daech, armés par Benjamin Netanyahou, qui pillent les convois humanitaires. Israël, qui a éliminé des centaines d’employés de l’UNRWA, de médecins, de journalistes, de fonctionnaires et de policiers par des assassinats ciblés, a orchestré l’effondrement de toute forme de société civile.
Je soupçonne Israël de préparer une brèche dans la clôture à la frontière égyptienne. Les Palestiniens désespérés se précipiteront dans le Sinaï. Peut-être que cela se terminera autrement. Mais cela finira bientôt. Les Palestiniens ne peuvent plus endurer davantage. Nous — pleinement complices de ce génocide — aurons atteint notre objectif dément : vider Gaza pour agrandir le Grand Israël. Nous baisserons le rideau sur ce génocide retransmis en direct. Nous aurons ridiculisé les innombrables programmes universitaires d’études sur la Shoah, qui, il s’avère, n’ont pas été conçus pour nous aider à prévenir les génocides, mais pour sanctifier Israël en victime éternelle, autorisée à massacrer en toute impunité. Le “plus jamais ça” est une farce. L’idée selon laquelle, lorsque nous avons la capacité d’arrêter un génocide et que nous ne le faisons pas, nous sommes coupables, ne s’applique pas à nous. Le génocide est devenu une politique publique. Entérinée et soutenue par nos deux partis au pouvoir.
Il n’y a plus rien à dire. C’est peut-être cela, le but. Nous rendre muets. Qui ne se sent pas paralysé ? Et peut-être que cela aussi, c’était voulu. Nous paralyser. Qui n’est pas traumatisé ? Et peut-être que cela aussi était prévu. Rien de ce que nous faisons ne semble pouvoir arrêter les tueries. Nous nous sentons impuissants. Désemparés. Le génocide comme spectacle.
J’ai cessé de regarder les images. Les rangées de petits corps dans leurs linceuls. Les hommes et les femmes exécutés. Les familles brûlées vives dans leurs tentes. Les enfants amputés ou paralysés. Les visages couverts de poussière de mort de ceux extraits des décombres. Les hurlements de douleur. Les visages émaciés. Je ne peux plus.
Ce génocide nous hantera. Il résonnera à travers l’Histoire comme un tsunami. Il nous divisera à jamais. Il n’y aura pas de retour possible. Et comment s’en souviendra-t-on ? En oubliant.
Une fois terminé, tous ceux qui l’ont soutenu, ignoré, ou qui n’ont rien fait, réécriront l’Histoire — y compris leur propre histoire. Il était difficile de trouver quelqu’un qui admettait avoir été nazi dans l’Allemagne d’après-guerre, ou membre du Ku Klux Klan une fois la ségrégation abolie dans le sud des États-Unis. Une nation d’innocents. De victimes même. Il en sera de même ici. Nous aimons penser que nous aurions sauvé Anne Frank. La vérité est tout autre. La vérité, c’est que paralysés par la peur, presque tous, nous ne sauverions que nous-mêmes, même au prix des autres. Mais cette vérité est difficile à affronter. C’est cela, la véritable leçon de la Shoah. Mieux vaut l’effacer.
Dans son livre “One Day, Everyone Will Have Always Been Against This“, Omar El Akkad écrit : “Si un drone vaporise une âme anonyme à l’autre bout du monde, qui d’entre nous veut faire des histoires ? ».
Et si cette personne était un terroriste ? Et si l’accusation par défaut s’avérait juste, et qu’on nous traitait de sympathisants terroristes, mis au ban, insultés ? En général, les gens sont surtout motivés par la pire chose plausible qui pourrait leur arriver. Pour certains, c’est la disparition de leur lignée dans une frappe de missile. Leur vie réduite en ruines, justifiée d’avance par la lutte contre des terroristes désignés comme tels uniquement parce qu’ils ont été tués. Pour d’autres, c’est simplement de se faire engueuler.
On ne peut pas décimer un peuple, mener des bombardements massifs pendant vingt mois pour raser leurs maisons, leurs villages, leurs villes, massacrer des dizaines de milliers d’innocents, organiser un siège pour provoquer la famine, les chasser de leurs terres ancestrales, et ne pas s’attendre à des représailles. Le génocide prendra fin. La riposte à ce règne de terreur d’État commencera. Si vous pensez le contraire, vous ne connaissez rien à la nature humaine ni à l’Histoire. L’assassinat de deux diplomates israéliens à Washington et l’attaque contre des pro-israéliens à Boulder (Colorado) ne sont que les débuts.
Chaim Engel, qui participa à la révolte dans le camp de la mort nazi de Sobibor en Pologne, raconta comment, armé d’un couteau, il attaqua un garde du camp : “Ce n’est pas une décision”, expliqua-t-il des années plus tard. “On réagit simplement. Instinctivement. Et je me suis dit : Allons-y, faisons-le. Et j’y suis allé. Je suis allé avec l’homme dans le bureau et nous avons tué cet Allemand. À chaque coup, je disais : C’est pour mon père, pour ma mère, pour tous ces gens, tous les Juifs que vous avez tués.”
Quelqu’un s’attend-il à ce que les Palestiniens réagissent autrement ? Comment devraient-ils réagir quand l’Europe et les États-Unis, qui se prétendent champions de la civilisation, ont soutenu un génocide qui a massacré leurs parents, leurs enfants, leurs communautés, occupé leurs terres et réduit leurs villes en poussière ? Comment pourraient-ils ne pas haïr ceux qui leur ont fait cela ?
Quel message ce génocide envoie-t-il, non seulement aux Palestiniens, mais à tous les peuples du Sud global ? Il est sans équivoque : vous ne comptez pas. Le droit humanitaire ne s’applique pas à vous. Votre souffrance, la mort de vos enfants, nous indiffèrent. Vous êtes des nuisibles. Sans valeur. Vous méritez d’être tués, affamés, expulsés. Vous devez être effacés de la surface de la Terre. Pour “préserver les valeurs du monde civilisé“, écrit encore El Akkad : “Il faut incendier une bibliothèque. Faire sauter une mosquée. Brûler des oliviers. Se déguiser avec la lingerie des femmes en fuite et prendre des photos. Raser des universités. Piller des bijoux, de l’art, de la nourriture. Des banques. Arrêter des enfants pour avoir cueilli des légumes. Abattre des enfants pour avoir jeté des pierres. Faire parader les prisonniers en sous-vêtements. Briser les dents d’un homme et lui enfoncer une brosse de toilettes dans la bouche. Lâcher des chiens de guerre sur un trisomique et le laisser mourir. Sinon, le monde non civilisé pourrait l’emporter.”
Il y a des gens que je connais depuis des années à qui je ne parlerai plus jamais. Ils savent ce qui se passe. Qui ne sait pas ? Mais ils ne prendront pas le risque d’aliéner leurs collègues, d’être traités d’antisémites, de compromettre leur statut, de se faire réprimander ou de perdre leur emploi. Ils ne risquent pas la mort, comme les Palestiniens. Ils risquent de ternir les simulacres dérisoires de statut et de richesse qu’ils ont passé leur vie à construire. Des idoles. Ils se prosternent devant ces idoles. Ils les adorent. Ils en sont esclaves.
Aux pieds de ces idoles gisent des dizaines de milliers de Palestiniens assassinés.
Chris Hedges (sur Facebook)
Source : https://consortiumnews.com/2025/06/10/chris-hedges-the-last-days-of-gaza/
La manif de dimanche à Bruxelles : https://oxfambelgique.be/activit%C3%A9s/tracons-la-ligne-rouge-pour-gaza
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