BIENTÔT UNE TRÈVE À GAZA ? par Gwen Breës

Les derniers jours avant le cessez-le-feu, le monde semblait las, habitué à la routine macabre qui s’était installée pendant 91 semaines. 638 jours de guerre ininterrompue, à peine suspendue par deux trêves (7 jours fin 2023, 59 jours début 2025). La troisième, imminente, serait-elle la bonne ?
Loin de l’enclave, le danger était de ne plus trouver les mots pour dénoncer l’indicible. De se résigner à la banalité des massacres commis chaque jour au nom des valeurs occidentales, ou pire : à leur normalisation politique.
On se battait pour arrêter une guerre qui n’en était pas une. Depuis plusieurs mois, il n’y avait plus véritablement de combats : les drones israéliens quadrillaient en permanence le ciel de Gaza et 80% du territoire était sous domination israélienne – dont 70 à 75% de “zones stériles” dont le bâti avait été rasé, les habitants chassés, et où toute personne qui pénétrait était abattue sans sommation.

Hormis d’occasionnelles embuscades, les soldats israéliens ne mouraient pas au combat.
La vérité est que beaucoup d’entre eux sont morts sans raison – à cause de la négligence des officiers, ou parce qu’il n’y avait pas assez de munitions pour bombarder un bâtiment avant de nous y envoyer“, racontait un réserviste.
Chaque jour, des dizaines de milliers de soldats menaient des “opérations” à Gaza. Ils étaient soutenus par la mobilisation de 300.000 réservistes, jeunes, peu formés, et pour qui l’enclave était un terrain d’aventure – “un champ de tir ouvert”, résumait un membre d’une organisation anticolonialiste israélienne.
On leur avait enseigné un récit national expurgé de toute référence à la colonisation. On leur avait assigné le rôle de défendre une démocratie morale face à un ennemi “maléfique” se cachant parmi les civils – comme l’expliquait récemment un analyste israélien, justifiant ainsi les pertes civiles : c’était l’ennemi qui forçait l’État hébreu à “faire des choix aux limites des choix moraux les plus horrifiants”. Alors, le ratio pouvait aller jusqu’à 100 “pertes civiles” pour l’élimination d’un seul “terroriste” de haut niveau. Et c’était moral, puisque l’ennemi avait “fixé ce prix”.

Certains soldats avaient pris goût à la mise à mort et aux technologie qui la rendaient tellement aisée. Le frisson d’une balle tirée avec précision à plusieurs centaines de mètres de sa cible. L’adrénaline d’une explosion déclenchée à distance. L’excitation d’inspecter des maisons vidées de leurs habitants, avant qu’un bulldozer ne vienne les raser… C’était d’autant plus grisant qu’ils n’étaient pas punis lorsqu’ils s’écartaient des règles. Car si les dégâts sur le terrain faisaient bel et bien apparaître une doctrine cohérente qui avait institutionnalisé le massacre des civils, chaque commandant bénéficiait d’une marge d’application des ordres. L’état-major n’avait pas les moyens de superviser autant de soldats. Mais la “communauté internationale” ne posait aucune ligne rouge. Et la société israélienne érigeait ses soldats en héros. Alors, ceux-ci documentaient fièrement leur travail sur les réseaux sociaux, dans des mises en scène macabres sur les lieux de leurs crimes.

Mais tous n’en sortaient pas indemnes. Environ la moitié des réservistes revenus de Gaza consultaient pour dépression, insomnies ou pensées suicidaires. Certains s’étaient suicidés au retour du front. D’autres, surtout parmi les réservistes, commençaient à évoquer publiquement leurs traumas, leurs cauchemars, cette fichue odeur de sang et de corps en décomposition qui ne quittait plus leurs narines. Et cette envie de passer le reste de leur vie à boire, à se droguer et à écouter de la musique forte… dans l’espoir vain d’oublier.
Dans les derniers jours avant le cessez-le-feu, le vernis craquelait aussi dans les sommets de la hiérarchie. Certains chefs ne comprenaient plus quels objectifs l’armée était censée atteindre. L’avaient-ils d’ailleurs jamais compris ?
Leur rôle n’était pas de penser, mais d’exécuter des décisions politiques, dont les objectifs s’étaient avérés aussi imprécis que fluctuants. Après le 7-Octobre, le temps de la riposte avait duré quelques jours, quelques semaines tout au plus. Mais tout cela durait désormais depuis 638 jours. La “lutte existentielle” n’était plus qu’une abstraction. Et la mission de “maintenir la pression” pour libérer les otages, était d’autant plus absconse qu’elle prolongeait leur captivité et diminuait leurs chances de survie. Le degré de dévastation était tel que même l’idée de vengeance paraissait irréelle. Sauf à considérer qu’il fallait se venger du peuple palestinien tout entier, pour la simple raison qu’il existait et qu’il vivait sur ces terres depuis plus longtemps.

À ces mécaniques, s’ajoutaient des considérations économiques. Il y avait, par exemple, les GBU-31, ces bombes américaines destinées à frapper des bunkers nucléaires iraniens, qui étaient désormais recyclées à Gaza. Il fallait bien les écouler. Lourdes de 230 kg, elles étaient larguées sur des quartiers de l’enclave. Telle celle qui avait été envoyée sur le café Al-Baqa, situé sur une plage à Gaza City, tuant une trentaine de personnes venues boire un thé, profiter de l’internet ou recharger leur téléphone – parmi elles : le joueur de football Mustafa Abou Amira, la championne de boxe Malak Muslehle, le photojournaliste Ismail Abu Hatab et l’artiste visuelle Frans Al-Salmi, morte à ses côtés.
Pourtant, depuis plusieurs mois, tous les sondages donnaient une large majorité d’Israéliens opposée à la poursuite de cette “guerre” – non par compassion pour la population gazaouie, ni par mauvaise conscience, mais pour mettre fin au calvaire des otages israéliens. Par lassitude, aussi. C’était épuisant, la “guerre”. Ça coûtait cher. Et ça tuait des soldats, quand bien même il n’y avait pas réellement d’armée à combattre.

Partout autour du monde, ou presque, les opinions publiques étaient en faveur d’un cessez-le-feu permanent. Cette tendance n’était pas nouvelle, et elle était très nette. Y compris parmi les populations des principales puissances soutenant Israël : selon des sondages, 70 à 80% des Européens et même 62% des Républicains étatsuniens souhaitaient un cessez-le-feu permanent. Ces derniers jours, au bout de la 91ème semaine, la diplomatie reprenait ses droits. La même diplomatie qui avait mis 2 semaines à faire cesser l’attaque en Iran.
Mais dans l’accord tel qu’il était en train d’être discuté, le gouvernement israélien n’avait pas voulu envisager l’arrêt définitif des hostilités. C’était donc une trêve limitée à 60 jours qui se dessinait. Accompagnée de la libération de la moitié des otages. Et suivie, donc, d’une potentielle reprise des bombardements.
Dans les derniers jours avant le cessez-le-feu, le président étatsunien avait parlé au téléphone avec son homologue russe à propos de l’Ukraine. Le premier s’était dit mécontent de cette conversation, déclarant que le second voulait “aller jusqu’au bout, juste continuer à tuer des gens”.
Le président étatsunien s’apprêtait à recevoir le Premier ministre israélien, trois jours plus tard, pour évoquer notamment la trêve à Gaza. Il y avait fort à parier qu’il n’allait pas tenir à son égard de tels propos.

Et pourtant, l’État d’Israël continuait lui aussi à “juste tuer des gens”.
Ses avions bombardaient des cibles, telle la maison de Marwan Al Sultan, cardiologue et directeur de l’Hôpital indonésien de Jabalya, tué avec plusieurs membres de sa famille, au 637ème jour, pendant leur sommeil. Le soir-même où Channel 4 diffusait en Grande-Bretagne “Gaza : Doctors Under Attack”, documentaire qui s’intéressait au ciblage systématique des médecins gazaouis par l’armée israélienne. Le lendemain, le docteur Mousa Khafaja, gynécologue à l’hôpital Nasser, mourrait avec trois de ses enfants dans la tente où ils dormaient à Khan Younès. C’était une routine.
Les drones israéliens continuaient à repérer des suspects, tel Muhammad Al-Fara, frappé par un drone quelques jours plus tôt à Khan Younès. Pour justifier son exécution, l’armée israélienne avait qualifié de “terroriste” cet homme d’un certain âge, en situation de handicap mental et à la démarche claudicante. Au moment de la frappe, il semblait porter un sac sur son dos. C’étaient là deux motifs de suspicion pour l’intelligence artificielle qui automatisait les mises à mort sans supervision humaine directe. Mais mine de rien, l’approche d’un cessez-le-feu avait tout de même changé une donne : les bombardements s’intensifiaient et le nombre quotidien de morts était en pleine expansion, par rapport à la moyenne qui prévalait depuis la rupture unilatérale du cessez-le-feu en mars. Rien que pendant la journée du 1er juillet, 150 personnes avaient été tuées – dont une bonne partie se trouvait dans des “zones de protection civile”, et 24 d’entre elles se rendaient à un centre de distribution alimentaire.

Tout se passait comme si le corps militaire était un consommateur compulsif profitant des derniers jours de soldes. Comme s’il s’agissait de laisser les troupes se défouler avant de prendre du repos, d’utiliser un maximum de munitions avant d’en recommander d’autres, de faire durer le supplice jusqu’à la dernière seconde.
Tuer pour tuer. Pour briser un peuple déjà à genoux. L’anéantir et l’humilier.
Le soumettre ou le chasser, et annexer ses terres.
Tuer pour montrer qu’on peut. Et qu’on fera ce qu’on veut.

Gwen Breës sur sa page FB et dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur.
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(Sources : AP, The Guardian, Le Monde, Haaretz, +972, CNN, B’Tselem, Breaking the Silence, Eurobaromètre, Gallup, Human Rights Watch, Amnesty)
(Une photo prise récemment par le photojournaliste Ismail Abu Hatab, non loin du café Al-Baqa où il a trouvé la mort.)

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