
18 juillet 2025
GAZA : LA QUESTION DES OTAGES par Gwen Breës
C’est une litanie. « Les otages sont la seule raison pour laquelle la guerre à Gaza continue », vient de répéter Benjamin Netanyahu.
Au 650è jour, alors que des centaines de bulldozers israéliens rasent des villes entières et que les soldats redoutent d’écraser des otages sous les décombres, leur libération sert encore à justifier l’éradication de Gaza.
Dénoncer ce massacre expose toujours à un rappel à l’ordre : il faudrait accorder autant de temps aux otages israéliens, sous peine d’être taxé d’indignation sélective, voire pire.
Pourtant, quand l’armée bloque l’entrée du lait infantile et détruit les sources d’eau potable ; quand elle cible les gens qui nagent, pêchent, soignent ou font la file pour un colis alimentaire… faut-il vraiment préciser qu’elle n’est pas en train de « sauver les otages » ?
Ce texte pourrait s’arrêter là, tant l’argument de la libération des otages est un trompe-l’œil. Une fable, destinée avant tout à l’opinion internationale — en Israël, il est largement admis que la stratégie gouvernementale revient à les sacrificer.
Mais puisque la litanie continue à se répandre, allons donc écouter ce qu’en disent les ex-otages et les familles de ceux qui restent en captivité. Et prenons le temps de retracer ces 650 jours de mobilisations, de manœuvres dilatoires, et de trêves sabordées.
– Les civils auraient pu être libérés dès octobre 2023 –
Si la prise d’otages est une pratique vieille comme les luttes de libération, celle du 7-Octobre est inédite en 75 ans d’occupation israélienne. Les groupes armés qui organisent le « Déluge d’al-Aqsa » — qui fait plus d’un millier de morts — semblent eux-mêmes étonnés de la lenteur de la réaction israélienne et du nombre de kidnappés qu’ils ramènent à Gaza : 255 personnes, majoritairement des civils israéliens et philippins, dont une cinquantaine de tués.
Dans son allocution martiale du 7-Octobre, Netanyahu parle de vengeance et de « réduire en ruines » Gaza, mais évoque à peine les otages : « Nous prions tous pour le bien-être des blessés et de tous ceux qui sont retenus en otage. Je dis au Hamas : Vous êtes responsables de leur bien-être. »
Dès le lendemain, le gouvernement lance une campagne aérienne pour « démanteler le Hamas » — un objectif de guerre aussi vague qu’élastique, auquel d’autres viendront s’ajouter au fil du temps — et en une semaine, deux fois plus de Gazaouis sont tués que le nombre de victimes du 7-Octobre.
Haïm Rubinstein, ancien porte-parole du Forum des familles des otages et disparus, a rapporté un fait peu médiatisé sur les jours qui ont suivi le 7 octobre : « Le Hamas avait proposé, le 9 ou 10 octobre, de libérer tous les otages civils à condition que Tsahal n’entre pas dans la bande de Gaza. Cette proposition a été rejetée par le gouvernement. »
L’offre du Hamas, réitérée le 17 octobre, et la fin de non recevoir d’Israël révèlent d’emblée le désintérêt du gouvernement pour les kidnappés. L’épisode suggère aussi que, si la capture d’environ 250 civils et soldats israéliens répondait à une logique classique de monnaie d’échange, la priorité du Hamas est rapidement devenue de désamorcer l’escalade militaire.
– La valeur d’un otage –
On pourrait en déduire que les groupes impliqués dans le « Déluge d’al-Aqsa » ont à la fois perdu la maîtrise de l’opération, sous-estimé l’ampleur de la réponse israélienne, et surévalué la valeur des otages.
Leur revendication initiale était d’échanger tous les kidnappés du 7-Octobre l’entièreté des quasi 10.000 Palestiniens détenus dans les prisons israéliennes — dont des enfants, des femmes, et environ 3500 détenus administratifs enfermés sans procès ni inculpation… tels des otages.
Le Hamas imaginait un scénario à la Gilad Shalit, soldat échangé en 2011 contre un millier de prisonniers palestiniens. Mais le 7-Octobre 2023, la réponse israélienne va s’avérer très différente : des hélicoptères de l’armée détruisent une septantaine de véhicules transportant vers Gaza des kidnappés, n’hésitant pas à tuer ceux-ci en vertu de la « doctrine Hannibal », qui postule qu’il vaut mieux tuer un otage que de le laisser vivre aux mains de l’ennemi.
Lors des deux accords d’échanges qui se concrétiseront fin 2023 et début 2025, le Hamas obtiendra la libération de 2000 prisonniers palestiniens, c’est-à-dire même pas le nombre de détenus administratifs. En parallèle, Israël va augmenter le nombre d’incarcérations des Palestiniens, jusqu’à dépasser aujourd’hui le nombre prisonniers de 2023. Les organisations de défense des droits humains ne cessent d’alerter sur l’aggravation actuelle de leurs conditions de détention, déjà décrites comme inhumaines depuis des années (torture, négligence médicales graves, privation de nourriture…).
– Le Forum des familles des otages et disparus –
Le Forum des familles des otages et disparus est constitué le 8 octobre 2023.
Trois semaines plus tard, l’offensive terrestre démarre. Alors que Netanyahu déclare qu’elle est « nécessaire pour obtenir la libération des otages », leurs familles ne se font déjà plus d’illusions. Le Forum des familles des otages et disparus devient un groupe de pression, soutenu par des milliers de bénévoles, des communicants et des anciens diplomates, qui ne cesse plus d’agir : marche de Tel-Aviv à Jérusalem, sit-in devant le bureau du Premier ministre, perturbations de séances parlementaires, manifestations hebdomadaires réunissant des milliers de personnes sur la « place des Otages », etc.
Quatre mois après le 7-Octobre, le Forum se prononce pour un cessez-le-feu assorti de la restitution simultanée de tous les kidnappés. Netanyahu accuse les manifestants qui défendent ce point de vue de « tomber dans le piège du Hamas », et déclare que leur mobilisation nuit aux négociations. Il en veut pour preuve un document censé provenir du Hamas et qui a fuité dans des médias étrangers : selon ce texte, la stratégie du Hamas est d’utiliser les familles d’otages pour faire pression sur Israël. Il faut noter que trois proches collaborateurs de Netanyahu vont être inculpés par la procureure générale d’Israël pour avoir divulgué ce document classifié, dans le but d’influencer l’opinion publique israélienne en faveur de Netanyahu.
Cette stratégie n’a pas donné les résultats escomptés. Selon des sondages concordants, une forte majorité d’Israéliens soutient désormais la position du Forum. Non par empathie pour les Gazaouis, dont les souffrances sont largement occultées dans la société israélienne et dans ses médias (les manifestations dénonçant le sort fait aux Palestiniens, comme il s’en déroule dans le monde entier, ont démarré plus tardivement en Israël et sont de moindre ampleur). Mais plutôt par fidélité à cette valeur qui veut qu’en Israël, « si vous êtes enlevé, quelqu’un vous ramènera » — comme le dit l’ex-otage Ilana Gritzewsky… et par conviction pragmatique que seule la diplomatie peut parvenir à libérer les captifs.
– Comment (ne pas) sauver les otages –
Lors de la première commémoration du 7-Octobre, Netanyahu déclare que « ramener les otages » est « une obligation ». Il ne précise toutefois pas quand, ni comment. Et encore moins s’il s’agit de les ramener vivants.
Au 650è jour, quatre cinquièmes des otages ont quitté la captivité — dont environ la moitié morts.
• La plupart ont été restitués à l’occasion des deux périodes de trêve (une semaine fin novembre 2023, puis sept semaines entre fin janvier et mi-mars 2025) ou grâce à des médiations internationales (États-Unis, Égypte, Qatar, Russie…).
• Huit otages seulement ont été libérés lors d’opérations militaires risquées, qui ont causé la mort de très nombreux civils palestiniens. Malgré l’usage de technologies sophistiquées (reconnaissance faciale, intelligence artificielle, analyse de données), localiser et extraire les détenus reste périlleux dans un environnement chaotique où les ravisseurs changent régulièrement leurs caches pour échapper à l’armée. De plus, ces interventions exposent les captifs à de graves dangers : en décembre 2023, l’otage Sahar Baruch a ainsi été tué d’une balle dans la tête lors d’une opération de sauvetage avortée. L’enquête n’a pu établir si le tir provenait des forces israéliennes ou des combattants palestiniens.
• Le même mois, trois jeunes Israéliens sont parvenus à s’échapper de leur lieu de détention à l’est de Gaza City. Torse nu, ils ont agité des drapeaux blancs vers les soldats de leur pays. Un sniper, se sentant « menacé » par leurs bâtons, a abattu deux d’entre eux. Le troisième, qui tenta de fuir, fut tué à son tour par des renforts. Ses appels à l’aide en hébreu avaient été interprétés comme « un piège ». Une méprise qui en dit long sur le sort réservé quotidiennement aux Gazaouis.
Au 650è jour, il resterait 58 détenus israéliens à Gaza, dont 23 vivants — majoritairement des civils. Les autres seraient morts en captivité, de causes parfois indéterminées. D’une part, les geôliers ont pour consigne d’abattre les otages en cas d’approche israélienne. D’autre part, plusieurs ex-captifs ont témoigné de frappes israéliennes auxquelles ils ont échappé de peu, et l’armée a reconnu avoir tué certains otages lors de ses pilonnages, même si le discours politique attribue la responsabilité entière de ces morts au Hamas.
– Une double prise d’otages –
Plus le temps passe, plus l’état des captifs se dégrade. Leur détention prolongée, dans un contexte de blocus et de bombardements, entraîne malnutrition, aggravation des maladies, carences multiples, troubles physiques et psychiques… La plupart des personnes sorties de captivité racontent avoir été détenues dans des tunnels obscurs et insalubres, parfois attachées et isolées. Certaines rapportent aussi des maltraitances, voire des violences sexuelles.
« On n’a plus le temps d’attendre », martèlent les familles. En vain : le Premier ministre joue l’ouverture, temporise, envoie des émissaires à Doha sans mandat clair, change ses conditions en cours de route, puis rejette sur d’autres la responsabilité de l’échec. Avec la complicité des États-Unis, il s’assure de négocier uniquement des accords partiels et des cessez-le-feu temporaires — ce qui lui permet, si la pression monte, de lâcher du lest en appliquant la première phase, tout en se gardant la possibilité de rompre ensuite l’accord pour reprendre l’offensive.
Pour Yehuda Cohen, père d’un captif présumé vivant : « Netanyahu met en danger les otages pour préserver son trône personnel. » Prolonger la « guerre » est sa méthode de survie. L’élargir à de nouveaux fronts est son joker (Cisjordanie, Liban, Yémen, Iran, Syrie). La perte du pouvoir le rendrait vulnérable à des procédures judiciaires en cours pour corruption, et à d’éventuelles enquêtes sur ses responsabilités dans le 7-Octobre — comme le New York Times le documente dans un récent dossier, il a ignoré plusieurs avertissements sur l’attaque du Hamas, et pris une série de décisions politiques dans un seul but : sauver sa peau.
Décrit par un diplomate comme « le dirigeant le plus rusé et le plus impitoyable du monde », décrié par d’ex-otages pour sa « lâcheté politique », le Premier ministre slalome entre les pressions lunatiques de Trump et les exigences des partis suprémacistes avec qui il s’est allié. Ceux-ci ont pour principales figures, Bezalel Smotrich (Parti du sionisme religieux) et Itamar Ben Gvir (Force juive), qui défendent un objectif absolutiste de « victoire totale » et sont hostiles à tout accord avec le Hamas. Sans leur soutien, le sixième gouvernement Netanyahu tombe — et les sondages ne sont pas rassurants pour son parti, le Likud.
– « Maintenant ! » –
En avril 2024, un cessez-le-feu est abandonné au profit d’une offensive sur Rafah, où au moins six otages périssent. En août, nouvelle occasion manquée et nouveaux otages tués… Lorsque le Premier ministre se rend chez le rabbin ultra-orthodoxe Elhanan Danino pour lui présenter ses condoléances, il est fraîchement accueilli. Devant les caméras, le père endeuillé ne lui reproche pas seulement d’avoir sacrifié les captifs, mais aussi d’avoir renforcé et maintenu le pouvoir du Hamas — une politique menée pendant 14 ans pour affaiblir l’Autorité palestinienne et prétendre qu’il « n’y a pas de partenaire pour la paix ».
Il faut le retour de Trump en 2025 pour ressusciter l’accord avorté. La seconde trêve à Gaza advient enfin, avec son lot de restitutions d’otages. Washington entame des discussions directes avec le Hamas — qualifiées de « trahison stratégique » côté israélien, mais vues comme un espoir par les familles, qui cherchent désormais l’aide de dirigeants étrangers – dont leurs pressions amicales sur Israël vont s’avérer bien trop dérisoires.
Netanyahu revendique les libérations comme le fruit de ses « pressions militaires et diplomatiques combinées ». Ce qui ne l’empêche pas, en mars 2025, de rompre unilatéralement la trêve, de relancer les bombardements et d’imposer à Gaza un blocus humanitaire qu’il présente comme « un levier essentiel pour contraindre le Hamas à libérer les otages »… Révolté, le Forum des familles lui répond : « Arrêtez de les tuer. Maintenant ! »
Au fil du temps, le slogan pour la libération des otages s’est réduit à ce seul mot : « Maintenant ! ». Un slogan scandé avec autant de rage et de désespoir qu’un « Cease fire now » après 650 jours de barbarie contre les Palestiniens.
– Les « objectifs suprêmes » –
Si le gouvernement israélien continue à pratiquer le double discours, son désintérêt pour les otages est désormais affiché au grand jour. Tel le ministre de la Défense, Israel Katz, intimant aux « résidents de Gaza » de « rendre » les kidnappés et « d’expulser le Hamas » — comme s’ils en avaient le pouvoir. Tel le ministre des Finances, Bezalel Smotrich, assumant : « Il faut dire la vérité, ramener les otages n’est pas l’objectif le plus important. » Tel Netanyahu, enfonçant le clou lors du Concours international de la Bible à Jérusalem : « Il y a un objectif suprême : la victoire sur nos ennemis. »
L’atteindre suppose de s’affranchir de certains principes, comme le soutient un général de brigade qui se demande à la radio : « Combien de temps resterons-nous esclaves du culte des otages ? »
Même le nombre de soldats tués ne semble plus gêner le gouvernement. Ils sont 454 à avoir perdu la vie depuis le début de l’invasion terrestre de Gaza, dont un nombre significatif ont été victimes de tirs amis ou d’accidents d’explosifs. Sans compter les vétérans qui se suicident. Et selon le rabbin Danino, un « officiel » – suspecté par les médias d’être Netanyahu lui-même ou l’un de ses proches collaborateurs – lui aurait confié pouvoir encore « gérer 200 autres familles endeuillées ». Une idée peu populaire, alors que même au sein de l’armée, certains doutent désormais de l’existence d’un objectif militaire rationnel.
Mais ni de l’intérieur, ni de l’extérieur de la société israélienne : rien ne vient arrêter le nettoyage ethnique des Palestiniens – et certainement pas l’Union européenne, qui après avoir listé dans le chef d’Israël 61 violations du droit humanitaire et des droits humains en Palestine, a décidé… de ne prendre aucune sanction à son égard !
Une coalition d’intérêts politiques, religieux, militaires et économiques porte la « guerre » coloniale à Gaza.
En son sein, des divergences existent manifestement à propos des « objectifs suprêmes » à atteindre. Mais ses priorités à court terme semblent faire l’objet d’un consensus… « Concentrer » les Palestiniens dans des camps. « Déporter volontairement » un maximum d’entre eux, sous peine de mort ou de famine. « Déradicaliser » les autres. Et terminer « d’effacer la bande de Gaza de la surface de la terre » – selon les mots de Nissim Vaturi, député du Likud et vice-président du Parlement israélien.
Ce sont là les raisons de l’enlisement des négociations de cessez-le-feu qui se déroulent actuellement. Début juillet, les délégations annonçaient être proches d’un accord pour une trêve de 60 jours, avant que les pourparlers se retrouvent « au bord de l’effondrement ». Netanyahu y a ramené des conditions qu’il sait inacceptables pour le Hamas : continuer à confier l’aide humanitaire à la « Gaza Humanitarian Foundation », maintenir des troupes israéliennes à Gaza, reprendre l’offensive après la trêve.
Netanyahu jongle avec le calendrier, probablement jusqu’aux vacances parlementaires qui lui permettront de… gagner encore du temps — et de laisser les otages croupir davantage. Un temps précieux pour créer des faits accomplis sur le terrain. Et qui lui permet de renforcer sa mainmise sur les institutions… À l’image de sa volonté de destituer la procureure générale d’Israël, jugée trop encombrante. Ou de sa tentative de limoger le chef du Shin Bet (service de renseignement intérieur), Ronen Bar, trop peu conciliant — et de le remplacer par David Zini, un militaire d’obédience messianique, hostile aux accords de libération d’otages et qui appelle de ses vœux une « guerre éternelle ».
À long terme, la vision israélienne pour Gaza est moins claire. Mais les options évoquées confinent toutes au « suprême ». Pêle-mêle : réaliser le Grand Israël, instaurer un gouvernement militaire, réimplanter des colonies de peuplement, transformer le territoire en centre économique façon Dubaï ou en « Riviera », exploiter les potentielles réserves de gaz et de pétrole, et accessoirement « redéfinir le Moyen-Orient »…
Toutes choses qui, pour Israël et ses alliés, valent bien quelques centaines de vies israéliennes. Et quelques centaines de milliers de vies palestiniennes.
Gren Breës (sur sa page FB et dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur)
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(Sources : Haaretz, Times of Israel, NBC News, Le Monde, Ynetnews, New York Post, Nouvelles du monde, France 24, Le Figaro, i24news, Agence Anadolu, New York Times, The Guardian, Le Soir, Reuters, APNews, New York Times, radio Galei Israel, France Info, Courrier international)
La toujours intéressante chronique des médias de Mourad Guichard :
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