CHÈRE KAJA KALLAS… par Gwen Breës

Chère Kaja Kallas,
Comment ne pas relier la situation actuelle à Gaza aux récentes « avancées » humanitaires que vous avez annoncées la semaine dernière, après les avoir arrachées de haute lutte ? Vous êtes la Haute Représentante d’une unité européenne souvent introuvable, et à ce titre il n’est pas question de vous en faire porter l’entière responsabilité. Mais il ne faudrait pas être trop modeste non plus…
Vous vice-présidez l’institution qui gouverne l’Union européenne, premier partenaire commercial d’Israël et principal bailleur de fonds en Cisjordanie et à Gaza — elle détient même le record du plus grand nombre de bâtiments et d’infrastructures qu’elle a financés, et qu’Israël a détruits. L’UE possède donc à la fois d’importants leviers sur ce pays, et une petite expérience de sa fâcheuse habitude à casser tout ce qui est utile aux Palestiniens. En charge des Affaires étrangères, vous œuvrez à « accroître l’influence de l’Europe dans le monde ». Une influence imperturbablement discrète, dès qu’il s’agit de faire avancer le cessez-le-feu à Gaza, la libération des otages israéliens et des prisonniers palestiniens, l’arrêt des persécutions en Cisjordanie, ou une solution politique pour la Palestine. Votre diplomatie se distingue par son humilité, son ton feutré, son travail de coulisses qui recherche davantage les « avancées » concrètes que les grandes déclarations ou la lumière médiatique. Vous avez patiemment attendu avant de vous résoudre à envisager l’impensable : sanctionner Israël. Plus exactement… en agiter la perspective.

Vingt mois. C’est le temps qu’il vous a fallu avant de vous décider à évaluer votre accord d’association avec Israël, pendant que son armée tuait entre 55.000 et 100.000 Gazaouis sous des pluies de missiles largués sur les habitations, écoles, universités, hôpitaux, camps de réfugiés…
Vingt mois avant de demander au Service européen pour l’action extérieure (European External Action Service / SEAE), que vous dirigez, de vérifier si votre turbulent partenaire respectait bien les droits humains… Et découvrir — ô surprise — soixante-et-une violations à l’encontre des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie :
• discrimination systématique, ségrégation raciale, entrave au droit au travail ;
• confiscation et réquisition des terres, expansion continue des colonies, exploitation des ressources naturelles ;
• attaques aveugles, châtiment collectif, déplacements forcés, famine comme arme de guerre ;
• oppression, torture, refus d’enquêtes indépendantes…
Et la liste continue.

Chère Kaja Kallas,
Le 15 juillet, à l’occasion du Conseil des affaires étrangères que vous présidiez, vous n’avez pas insisté sur toutes ces violations.
Vous avez ignoré les rapports et les appels pressants de plus de 200 ONG, parmi lesquelles douze organisations israéliennes de défense des droits humains — vous savez : les mêmes qui sont menacées par un projet de loi instaurant une forte taxation sur les dons qu’elles reçoivent (y compris de votre part)… sauf si elles s’engagent à ne plus « tenter d’influencer la politique publique ». Vous qui affirmez défendre le droit international, le droit à l’autodétermination des peuples et d’autres principes hérités de la Seconde Guerre mondiale — aujourd’hui piétinés au rythme de l’effacement méthodique de Gaza —, vous avez opté pour le pragmatisme. Ni l’alignement inconditionnel de l’Allemagne ou de la Hongrie, ni le volontarisme politique de l’Espagne ou de l’Irlande. Une voie médiane, qui s’est logée dans un confort moral minimal : on ne saurait, tout de même, affamer des civils. Votre ligne a été celle d’une retenue diplomatique qui refuse de « punir » Israël, tout en entamant un « dialogue » avec son ministre des Affaires étrangères, Gideon Saar.
Entre nous, je l’ai trouvé bien confiant, Gideon Saar, quand il déclarait, avant le début de votre réunion avec les ministres européens : « Je suis sûr qu’aucune mesure ne sera adoptée par les États membres ».
Confiant mais lucide. Les mesures les plus fortes que vous auriez pu défendre — suspension totale de l’accord d’association, embargo sur les armes, sanctions contre les colons — nécessitent certes l’unanimité. Mais lors de cette réunion, selon Le Monde, vous n’avez pas abordé en détail le « catalogue des options » listées comme moyens de pression, ni proposé de les échelonner pour vous donner du poids dans la négociation. Vous sembliez davantage concentrée sur l’annonce des « avancées » obtenues par le « dialogue ».

En réalité, le gouvernement israélien vous a concédé le strict minimum de ce que prévoit le droit international. Il vous a promis notamment de laisser entrer 80 camions d’aide par jour à Gaza — une concession négociée par ailleurs, sous médiation américaine et qatarie, dans le cadre d’un éventuel accord de cessez-le-feu.
En échange, vous avez gelé le débat sur l’accord d’association UE-Israël. Vous prétendez ainsi garder « toutes les options ouvertes », mais, comme l’écrit votre prédécesseur Josep Borrell : « Ne pas punir les crimes de guerre persistants d’Israël » est une décision en soi. Un choix qui, en se cantonnant à parler d’humanitaire, fait l’impasse sur toutes les autres exactions recensées par vos services, donnant un blanc-seing à leur poursuite. Et durablement, car vous ne pourrez plus prendre aucune décision contraignante avant la prochaine réunion formelle du Conseil des affaires étrangères… en octobre !
Au rythme actuel de la « guerre », 7500 personnes auront été tuées d’ici là.

Chère Kaja Kallas,
Quel sens du timing. Moins de 24 heures après l’annonce de votre « accord » avec Israël, son armée a coupé la bande de Gaza par un cinquième corridor militaire. Cinq jours plus tard, elle a lancé une offensive terrestre à Deir al-Balah, l’un des derniers endroits jusqu’alors épargnés à Gaza — et ce, « malgré les risques » encourus par les otages supposés s’y trouver, et au grand dam de leurs familles. Orit Strock, ministre des Implantations et des Missions nationales, a d’ailleurs précisé que « l’intérêt général d’Israël » est « d’intensifier la guerre »… quelles qu’en soient les conséquences pour les otages. Voilà qui clarifie au moins l’un des objectifs officiels de la « guerre ».
Cette nouvelle offensive a nécessité de nouveaux ordres d’évacuation, aggravant ainsi la situation humanitaire. La population gazaouie est désormais compressée dans 12% de l’enclave. Surtout dans le sud, là où le ministre de la Défense Israël Katz compte construire un premier « camp de déradicalisation » — ou « ville humanitaire » —, futur passage obligé avant déportation.

Une semaine à peine après que vous ayez renoncé à sanctionner Israël, d’innombrables retours de terrain ont indiqué que « la situation est pire que jamais » à Gaza, selon les mots d’un responsable du Programme alimentaire mondiale (PAM). L’ONU a dénoncé « un niveau de mort et de destruction sans équivalent dans l’histoire récente ». Une centaine d’organisations humanitaires ont averti qu’une « famine de masse » se propage. Selon le ministère de la Santé de Gaza, 43 personnes sont mortes de malnutrition au cours de la semaine dernière. Les Gazaouis meurent également de soif et de manque de soins. L’épuisement gagne les humanitaires et journalistes encore sur place.
Sans surprise, le gouvernement israélien conteste l’existence même de la famine.
Mais le fait qu’il en attribue paradoxalement la responsabilité au Hamas revient à en admettre la réalité. Les chiffres fournis par son armée et par la « Gaza Humanitarian Foundation » confirment d’ailleurs — par simple extrapolation, comme l’a fait Haaretz dans son éditorial du jour — que, depuis des semaines, les quantités de nourriture livrées et le nombre de camions autorisés à entrer sont très en deçà des besoins. Dans une interview à Democracy Now, le Britannique Alex de Waal, auteur de plusieurs livres sur la famine (Darfour, Soudan, Éthiopie…), contextualise : « Depuis la Seconde Guerre mondiale, aucun cas de famine n’a été aussi minutieusement conçu et contrôlé. Il s’agit d’une famine évitable, entièrement due à l’homme. Chaque étape a été prédite. Et à chaque étape, Israël, les autorités internationales, la communauté internationale et ceux qui soutiennent Israël auraient pu prendre des mesures pour empêcher ce qui se passe actuellement. »

Chère Kaja Kallas,
En regard de cette situation, le résultat de votre action diplomatique a paru si dérisoire, qu’il a fallu quelques jours pour en saisir toute la dimension. À Bruxelles, vos services ont tenté de sauver la mise en invitant la presse à un « briefing technique » en mode « off the record ». Mais il est apparu clairement que « l’arrangement » dans lequel vous vous êtes engouffrée n’a rien d’un accord détaillé et juridiquement contraignant.
C’est tout au plus une « entente », comme vous l’avez vous-même requalifiée, et elle est à peine concrétisée par un compte-rendu de deux pages… non signé.
Vous, qui avez une formation de juriste, connaissez bien la valeur de ce type « d’accord ». Vous n’avez aucune garantie quant à son application. Vous en êtes même à imaginer un « mécanisme d’évaluation conjointe » — feriez-vous ça avec la Russie ?

Tout indique qu’il ne sera pas simple d’estimer « les progrès réalisés ». Selon EU observer, vous ne disposez d’aucune présence conséquente sur place. Vous dépendez des données transmises par Israël, que vous comptez recouper avec les informations des autorités d’Égypte et de Jordanie (où sont bloqués les stocks d’aide), et des agences de l’ONU.
… Sauf qu’Israël refuse toute inspection onusienne.
Et que Gideon Saar vient d’annoncer sa décision de priver de passeport le chef de l’antenne locale du Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU. Quelle triste coïncidence. Quant à vos « avancées », Ramy Abdu, de l’ONG Euro-Med Human Rights Monitor, témoigne de leurs effets sur le terrain : « Aucun camion d’aide n’est entré. Des civils affamés ont cessé de rationner leur maigre nourriture, croyant aux promesses européennes ». Vous avez dû admettre qu’il n’y a pas « encore suffisamment d’améliorations sur le terrain ». Et il vous a fallu « hausser le ton », comme disent les médias : vous avez téléphoné à Gideon Saar pour lui rappeler son « engagement ». Mais quelque chose me dit que vous devrez lui téléphoner souvent.

Gwen Breës, sur sa page FB et en libre lecture dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur.

1 Comment
  • Philippe Malarme
    Posted at 20:10h, 27 juillet

    Quelle tristesse qu’Israël, petit pays qui avait autrefois ma sympathie, ait perdu tout sens moral et s’empêtre dans une guerre coloniale sans issue. Merci pour ces pertinentes informations qui montrent qu’aujourd’hui, sauf improbable redressement moral, Israël ne mérite hélas plus notre support.

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