
25 juillet 2025
FAMINE : LE NÉGATIONISME EN TEMPS RÉEL par Gwen Breës
Certains s’échinent donc à contester la réalité d’une famine à Gaza, tout en cherchant, dans un remarquable tour de force rhétorique, à en imputer la responsabilité au Hamas ou à l’ONU. On peut saluer cette performance de contorsion intellectuelle, mais il faut surtout rappeler que c’est le gouvernement israélien qui tente depuis trois jours de distiller cette théorie à travers ses réseaux et une partie des médias israéliens, sans convaincre grand monde toutefois au-delà ces cercles.
On reconnaît sans peine les inébranlables défenseurs du régime colonial israélien. On peut les rencontrer sur les réseaux sociaux, dans les médias ou parmi le personnel politique. Ils sont de plus en plus identifiables, à mesure que la situation franchit de nouveaux seuils de monstruosité.
Leur travail est quotidien : ils réécrivent l’histoire en direct. Ils fabriquent une réalité parallèle. Cela s’appelle la « hasbara » (« explication », en hébreu), et c’est bien résumé par Skazi, DJ israélien programmé ce week-end à Tomorrowland : « La guerre se déroule à 50% sur le terrain et à 50% en ligne et tout autour. »
Certains sont des zélateurs fanatisés, d’autres des négationnistes appliqués. Tous relayent sans relâche les éléments de langage du gouvernement et de l’armée d’Israël, comme privés de tout jugement personnel. Leur lexique idéologique tourne en boucle tel un disque rayé. Ils exploitent l’interdiction faite aux journalistes d’entrer dans Gaza, pour disqualifier toute information qui contredit leur narration — les journalistes sur place sont Arabes, donc menteurs. Ils vouent Greta, Rima et Francesca aux flammes de l’enfer. Ils usent d’une mauvaise foi désarmante et excellent dans l’art du renversement accusatoire. Ils sont formés à bonne école, comme en témoignent les ministres israéliens affirmant vouloir annexer la Cisjordanie en réponse à la future reconnaissance de l’État palestinien par la France… Dans les faits, le processus d’annexion physique est en cours depuis des mois. Et Macron n’a annoncé sa décision que le 25 juillet — soit un jour après que le parlement israélien a voté une motion demandant à son gouvernement d’annexer les territoires palestiniens.
Ces jours-ci, la mission assignée à cette armée de perroquets est de nier le « mythe » de la famine, voire d’en attribuer la paternité aux « services de presse du Hamas » et à leurs « complices » onusiens — ce qui est cocasse, quand on sait que les mêmes ne tarissent pas d’éloges, habituellement, sur la toute-puissance de la communication et du renseignement israéliens. En réalité, si le gouvernement israélien peine à imposer sa théorie, c’est qu’il se heurte à une multitude de témoignages de terrain. L’argument de « Pallywood », censé jeter le soupçon sur les images provenant de Palestine au motif qu’elles seraient mises en scène, ne suffit plus. Et surtout, il suffit de partir des chiffres officiels israéliens — nombre de colis alimentaires distribués, de camions humanitaires autorisés à entrer dans l’enclave — pour comprendre qu’il manque de nourriture dans l’enclave depuis plusieurs semaines, et qu’il en résulte logiquement une famine… délibérément organisée.
Face à cela, les contre-feux allumés ont l’odeur du désespoir. Pour sa une du 24 juillet, Libération a été accusé d’avoir « trompé ses lecteurs » en recyclant une photo d’un jeune enfant rachitique, prise au Yémen en 2016. Il n’a pas été difficile au journal de démontrer que la photo avait bien été prise, la veille, dans un camp de réfugiés de Gaza, par le photographe Omar Al-Qattaa — même si entre-temps les accusations de « falsifier » le réel pour « propager la haine d’Israël » ont été partagées des milliers de fois, et que leurs auteurs ne les ont pas rectifiées.
La veille, Avichay Adraee, porte-parole de l’armée israélienne en langue arabe, a publié une vidéo « exclusive » : quatre hommes, dans un lieu exigu, mangent ostensiblement bananes, mangues, et raisins. Deux photos les montrent également avec du pain, des assiettes de salade et de lentilles, et un plateau de pommes et d’oranges.
Avichay Adraee affirme qu’il s’agit de membres du Hamas dans un tunnel. Admettons. Mais quelle est l’information ? Que des combattants mangent des lentilles ? Comme dans tous les conflits, il existe un marché noir. Et les combattants sont très probablement mieux nourris que les civils — plus de deux millions de personnes, contre à peine 1 % de membres actifs du Hamas.
Au fond, qu’est-ce qui est le plus choquant : ce repas somme toute anodin, ou le fait qu’une puissance d’occupation le considère anormal ? Cet épisode banal de propagande raconte plutôt comment un État utilise la faim comme arme de guerre, et il décrit la brutalité idéologique de ses partisans. Ce repas n’a rien d’indécent en soi. Ce qui l’est, c’est la pénurie, et la mise en scène satisfaite des quatre hommes dans ce contexte…
D’où la publication de ces images par le porte-parole arabophone de l’armée israélienne : c’est le public gazaoui qui est visé en priorité. Mais cela pose immédiatement la question du contexte dans lequel elles ont été prises et à cela, Avichay Adraee ne répond rien : pas de date, de métadonnées, ni de précisions sur la manière dont l’armée se les est procurées.
Selon Haaretz, les images dateraient d’il y a un an et certains des individus qu’on y voit seraient morts depuis lors.
Le procédé rappelle « l’affaire des crêpes au Nutella ». En juin, les soutiens d’Israël avaient mené campagne, images à l’appui, sur l’existence de « restaurants » à Gaza pour discréditer la pénurie alimentaire, qui touchait pourtant déjà concrètement une large partie de la population. Ils se basaient sur les informations du compte Instagram « Gaza You Don’t See ». En grattant, il apparaissait qu’il restait quelques « restaurants » — plutôt des salons de thé — encore ouverts à Gaza City. Si l’existence de certains était douteuse (profils Instagram manifestement fictifs), deux autres semblaient avoir une réelle activité et vendaient effectivement des préparations sucrées… Curieusement, le débat avait principalement tourné autour de l’existence, réelle ou supposée, de ces « crêperies » — et en creux, sur la tradition supposée de mensonge des « Palos ».
Alors que dans tous les cas, l’existence de quelques salons de thé ne démontrait en rien que toute la population mangeait à sa faim
D’ailleurs, que sont devenus ces « restaurants », quelques semaines après la « polémique » ?
Sur les réseaux sociaux, deux d’entre eux n’ont plus aucune activité depuis la fin du mois de juin — ce qui correspond à la période où l’armée israélienne a lancé un nouvel assaut terrestre dans certains quartiers de Gaza City. Un autre a annoncé sa fermeture le 7 juillet pour cause de pénurie d’ingrédients. Quant au dernier, il avait déjà fermé depuis fin janvier. Les dernières images qu’il a publiées montrent le restaurant dévasté par un bombardement.
Le compte « Gaza You Don’t See » continue, lui, à guetter compulsivement la moindre trace vidéo de Gazaouis parvenant à se nourrir — et on ne parle même pas d’une alimentation équilibrée, saine et en quantité suffisante. Comme si cette nécessité de survie était moralement répréhensible quand on est Palestinien. Il y a un autre Gaza que ce compte ne voit pas : celui de la chasse à la nourriture et à l’eau, des forces qui s’amenuisent, des corps émaciés, des enfants qui vomissent de l’acide.
Et pendant ce temps, mesdames et messieurs de la hasbara, vous vous réjouissez qu’un cessez-le-feu n’ait pas été signé. Parce que chaque jour sans trêve est un jour supplémentaire de famine, de traumas indélébiles, de bombardements, de destructions aux bulldozers, d’extermination, bref, de dégâts irréversibles et de crimes contre l’humanité dont vous êtes responsables à 50%, comme dit DJ Skazi.
Personne ne pourra vous rendre un peu d’humanité. Mais on vous voit. On vous écoute. On documente. On archive. Et un jour, on s’en servira.
Gwen Breës le 26 juillet 2025
(sur sa page FB et dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur)
Marc Jacquemain
Posted at 15:23h, 26 juilletLa rhétorique israélienne c’est celle de la célèbre “blague du chaudron” : le propriétaire d’un chaudron qui l’a prêté à un ami, s’aperçoit qu’il est percé quand on le lui rend. L’ami en question (il faut imaginer cela dans la même phrase) lui répond d’abord que le chaudron n’est pas percé, puis que, de toute façon, il l’était déjà au départ et enfin, qu’il n’a jamais emprunté aucun chaudron. Cela résume bien la “hasbara”.