
03 août 2025
PHOTOS INTERDITES par Gwen Breës
C’est une photo publiée le 2 août par le Washington Post, prise la veille par la reporter de guerre Heidi Levine, depuis un avion jordanien larguant de l’aide. Elle offre une vue d’ensemble de Gaza City en ruines (photo en commentaire).
Quelques jours plus tôt, Jeremy Bowen de la BBC était à bord d’un autre avion jordanien. Dans son reportage, il a eu l’honnêteté de reconnaître le caractère « symbolique et télégénique » de ces largages. Autrement dit, c’est une opération nécessitant la présence des médias, mais dans un monde idéal Israël aurait préféré qu’ils diffusent des images fabriquées par son département de communication. Faute de mieux, quelques consignes leur sont transmises : « Les militaires jordaniens nous ont dit qu’ils avaient ordre des Israéliens de ne pas permettre à ce que des images soient faites pour montrer l’état de dévastation de Gaza », explique Claire Duhamel, envoyée spéciale France 24. « C’est un sujet sensible. »
Sans pouvoir filmer, Jeremy Bowen a tout de même pu regarder par la fenêtre pendant 10 minutes : « Tout est rasé », constate-t-il, « il ne reste rien »…
Si le cliché d’Heidi Levine existe, comme quelques autres faits ces derniers jours dans des circonstances similaires, c’est parce qu’il a été pris clandestinement. Il semble même que des officiels israéliens aient menacé de stopper les largages aériens si de telles vues étaient diffusées.
On peut s’étonner de cette frilosité. Pourquoi tant de chichis à cacher un « sujet sensible » dont le gouvernement israélien se félicite pourtant publiquement ? En octobre 2023, Yoav Gallant, alors ministre de la Défense, prédisait : « On va tout éliminer. » En mai 2025, le ministre des Finances Bezalel Smotrich confirmait : « Gaza va être entièrement détruite ».
Les images de la dévastation méthodique de Gaza s’offrent à nos yeux depuis des mois. Depuis octobre 2023, Forensic Architecture documente une « campagne systématique pour détruire la vie, ses conditions et les infrastructures vitales », amorcée avec les corridors de Philadelphi et Motzarig. Les mises à jour satellites de Google Maps (novembre 2023, mai 2025) ont prouvé l’étendue des dégâts, malgré un décalage temporel.
Le cessez-le-feu, début 2025, a permis à des journalistes gazaouis de filmer au drone des quartiers entiers réduits en cendres. Sans compter les soldats israéliens qui ont documenté eux-mêmes leurs destructions sur les réseaux sociaux, comme le rabbin et colon Avraham Zarbiv devenu célèbre sous le sobriquet de « l’aplatisseur de Jabalia »…
Qu’y a-t-il de neuf, depuis lors, qui justifie une telle censure ?
Une partie de la réponse tient peut-être au fait que la plupart des images disponibles jusqu’ici étaient des cadres rapprochés, pris au sol par des photographes qu’Israël pouvait facilement discréditer comme étant « à la solde du Hamas ». Pour rappel, les journalistes sont interdits d’accès à Gaza depuis le premier jour de la « guerre ».
Les autres images étaient issues de satellites, trop larges pour montrer les détails — et puis, c’est moins facile à bombarder, un satellite…
Autre raison : la démolition a pris une ampleur inimaginable depuis la rupture unilatérale du cessez-le-feu, en mars 2025. Dans cette deuxième phase de la « guerre », elle est devenue aussi centrale — sinon plus — que les opérations armées. Depuis juin, des diaporamas composés d’imagerie satellitaire et présentés dans certains médias — The Guardian, Haaretz, Le Monde, Al Jazeera, RTS, BBC… — l’ont montré.
Les lecteurs de Haaretz ou de +972 Magazine connaissent même certains détails, parfois dévoilés par des soldats revenus du front, de cette destruction méthodique… Les maisons incendiées rituellement après avoir servi de bases militaires temporaires. Les soldats et réservistes formés pour l’occasion à l’usage du bulldozer. L’absence d’objectif opérationnel autre que « détruire pour détruire ». La logique, décrite par un ancien commandant-adjoint, consistant à dire que les quartiers rasés ne vont pas redevenir palestiniens, et qu’il s’agit de « rendre Gaza invivable pour les générations à venir ».
Les centaines de millions de dollars investis. Les dizaines de bulldozers blindés Caterpillar D9, acheminés par cargo depuis les États-Unis. Les formations lancées, en avril dernier, pour pallier la pénurie de main-d’œuvre. Les annonces publiées par le ministère de la Défense pour recruter des opérateurs d’excavatrice, payés 250 € nets par jour, voire 1250 € s’ils fournissent leur propre engin. Les motivés venus pour l’amour de Dieu, l’argent, et la vengeance. Les chefs d’état-major rebaptisés « chefs de destruction ». Sous leurs ordres : des équipes mêlant militaires, entrepreneurs civils et colons — on ne s’étonnera pas d’y retrouver Yinon Levi, meurtrier de l’activiste palestinien Awdah Hathaleen.
L’armée qui veut « démolir autant que possible », sans que « rien d’autre ne compte », comme en témoigne un conducteur de pelleteuse. Les selfies pris au moment où retentit l’explosif devant un ensemble de maisons. Les concours entre équipes pour savoir qui rasera le plus de maisons en une journée… Bref, un travail qui sent bon la camaraderie et les civils écrasés sous les chenilles des D9.
Rafah, présenté comme un « modèle » par les Israéliens, fut la première ville littéralement effacée après avoir été vidée de ses habitants. En quelques semaines, 89 % de ses bâtiments ont été pulvérisés, au moyen de bulldozers et de démolitions contrôlées — soit environ 2000 destructions par mois, selon une cartographie de l’Université hébraïque de Jérusalem. Khuzaa et le camp de réfugiés de Jabalya suivirent de peu. Beit Lahia et Khan Yunès ont connu le même sort, et 78% des bâtiments de Gaza City sont totalement ou partiellement anéantis. Au total, 70% du bâti ont disparu dans l’ensemble de la bande de Gaza. « Je ne pense pas que les Palestiniens puissent revenir ici avant au moins 100 ans », dit un soldat à +972 Magazine…
Mais ces images, déjà atrocement familières à ceux qui suivent de près la situation, ne le sont pas encore pour le grand public auquel s’adresse l’opération de parachutage de colis alimentaires.
Et voilà comment le gouvernement Netanyahu, qui a préféré les largages médiatiques plutôt que permettre une réelle reprise de l’aide humanitaire par camions, se retrouve pris à son propre piège… Dissimuler un éléphant au milieu de la chambre, cela ne peut pas durer indéfiniment. En interdisant les photos de Gaza, Israël joue contre la montre, sans doute pour se donner le temps d’achever son œuvre… Jusqu’à ce que la découverte de sa politique de la terre brûlée provoque un émoi mondial. Et que la diplomatie européenne, occupée à regarder les parachutes tomber, finisse peut-être par se remettre les yeux en face des trous.
Gwen Breës le 3 août 2025 (sur sa page FB et dans l’Asympto avec l’aimable autorisation de l’auteur)
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(Photo : Jeremy Bowen (BBC) à bord d’un avion jordanien de larguant des colis sur Gaza).
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