MAKE COLONIALISM GREAT AGAIN par Gwen Breës

Le plan de reconstruction de Gaza, imaginé dans l’entourage de Trump, a hérité d’un acronyme en lettres capitales : GREAT, pour Gaza Rehabilitation and Economic Advancement Trust. Au programme : faire de la ruine un actif, débarrasser la Palestine d’un maximum de Palestiniens, et soumettre ceux qui restent à des conditions de vie proches de celles des immigrés philippins à Dubaï.
La brochure interne révélée par le Washington Post est « sexy sur papier », mais trop mégalomane pour être viable, analyse le Haaretz. GREAT n’en est d’ailleurs qu’au stade de l’élaboration, mais le projet indique déjà qui est à la manœuvre — les entreprises qui ont créé la mal nommée Gaza Humanitarian Foundation — et quel imaginaire domine.

L’enclave deviendrait un terrain d’expérimentation pour investisseurs en quête de rendement avec villes gérées par IA, jetons numériques, port en eaux profondes, zones franches ultramodernes, resorts de luxe (1), zones industrielles « intelligentes », autoroutes rebaptisées aux noms de monarques du Golfe, hommage à Elon Musk, et même, pour plaire à Trump, des terrains de golf sur le littoral.
Pour porter ce rêve de béton et de capitaux, trois figures étaient invitées la semaine dernière à la Maison Blanche :

Tony Blair, ancien Premier ministre britannique reconverti en VRP de luxe, joue le courtier global. Après avoir vendu la guerre en Irak aux Américains et la paix introuvable aux Palestiniens quand il était envoyé du Quartette, il recycle aujourd’hui son carnet d’adresses dans la finance internationale. C’est lui qui sait raccrocher les investisseurs du Golfe aux grandes entreprises occidentales, enrobant le tout dans un langage de « modernisation économique ». Blair a aussi noué des liens étroits avec Israël : il a défendu, dans ses années d’envoyé spécial, la priorité donnée à la « sécurité » israélienne au détriment de toute souveraineté palestinienne, et il reste perçu comme un allié fiable par la droite israélienne, qui voit en lui un diplomate apte à donner une caution internationale aux projets les plus contestables.

Ron Dermer, conseiller de Netanyahou et pur produit du Likoud, incarne la voix israélienne. Formé aux États-Unis, très proche des milieux néoconservateurs et des réseaux républicains, il fut ambassadeur à Washington et architecte du rapprochement stratégique entre le Likoud et le Parti républicain. Ennemi déclaré de toute autonomie palestinienne, il affirme pourtant, selon Axios, qu’Israël n’a pas vocation à occuper Gaza éternellement, mais exige qu’une tierce partie — encore non définie — gouverne l’enclave en respectant scrupuleusement ses prescrits sécuritaires. Sa formule : pas d’annexion formelle, mais pas de souveraineté palestinienne non plus.

Enfin, Jared Kushner, gendre de Trump, apporte la touche spéculative. Fils d’une riche famille juive ultra-orthodoxe du New Jersey — dont le patriarche est l’actuel ambassadeur américain en France —, Jared est devenu conseiller de Trump autant par fidélité familiale que par conviction politique, transformant la proximité avec le président en levier diplomatique et en capital financier. Messie autoproclamé des « Accords d’Abraham », Kushner est largement perçu comme ayant marginalisé l’Autorité palestinienne lorsqu’il était conseiller spécial de Trump pendant son premier mandat, comme le rappelle Middle East Eye, En héritier modèle, il incarne la fusion entre business et politique : en Israël, il promeut la « paix économique » pour consolider l’alliance avec les monarchies du Golfe ; aux États-Unis, il utilise son accès privilégié au Bureau ovale pour se positionner en interlocuteur incontournable des investisseurs.

Dans le cas de Gaza, son plan offre aux habitants deux options censées être « volontaires » : rester dans des « structures renforcées avec assistance vitale » — autrement dit des blocs de béton climatisés —, ou bien accepter une prime en cash assortie de subventions de loyer et d’alimentation pour s’installer en Libye, en Éthiopie, au Soudan du Sud, en Indonésie ou en Somalie. Comme dans un bail précaire, le message implicite est clair : rester, c’est accepter d’être parqué dans des conditions minimales ; partir, c’est céder son droit au retour contre une indemnité.
L’idée n’est pas de restituer une souveraineté aux Gazaouis, mais de transformer leur territoire en un produit financier administré sous tutelle, géré pendant une période intermédiaire de minimum 10 ans par le trust américain qui reconstruirait Gaza.

Blair vendrait l’emballage diplomatique, Dermer fixerait les conditions d’Israël, et Kushner garantirait que l’affaire rapporte aux entreprises américaines… dont les siennes, probablement — et peut-être aussi celles de Steve Witkoff, l’actuel émissaire spécial de Trump au Moyen-Orient, autre fervent supporter de GREAT, qui est également investisseur et développeur immobilier.
La brochure projette 133 milliards de dollars d’investissements pour générer 185 milliards de revenus. Gaza se retrouverait ainsi réduite à une « friche » à réhabiliter, comme un immeuble vétuste racheté à bas prix pour être reloué à prix d’or. « Les propriétés situées au bord de l’eau à Gaza pourraient avoir beaucoup de valeur », a déclaré Kushner l’an dernier.

Il sait de quoi il parle. Dans ses affaires immobilières aux États-Unis, il s’est illustré par un mépris méthodique des locataires modestes. Comme l’ont documenté des médias comme The Intercept, le Baltimore Sun, Propublica et le New York Times, les sociétés de Kushner à Baltimore et dans le New Jersey ont multiplié expulsions abusives et procès kafkaïens contre des locataires, au point que des enquêtes l’ont affublé du surnom de « seigneur féodal ». Sa méthode : laisser pourrir les lieux, rendre insupportable la vie des locataires de condition modeste, les expulser, repeindre en blanc et revendre plus cher.
La reconversion de Gaza via GREAT suit un logique similaire, poussée à une autre échelle.

Gwen Breës (sur sa page FB et dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur

(1) hôtel-village

“L’oeil de Moumou”, la toujours intéressante émission de critique des medias de Mourad Guichard sur la chaîne “MediaTV” (à laquelle on peut s’abonner) :

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