
16 septembre 2025
VOLKOV ET SHANI, LA MUSIQUE DU GÉNOCIDE par Alain Platel (pour SOS Gaza)
Les mots du chorégraphe et metteur en scène Alain Platel replacent la polémique autour de l’annulation d’un concert du chef d’orchestre Lahav Shani là où elle se joue : sur le terrain politique.
« Lors d’un de mes premiers séjours en Cisjordanie occupée, au début des années 2000, j’ai eu des discussions avec mes collègues palestiniens au sujet de collaborations possibles entre artistes palestiniens et israéliens. C’est alors qu’on m’a expliqué le concept de normalisation. “Normalization”, “tatbi”‘ en arabe, signifie présenter comme normal quelque chose qui est intrinsèquement anormal, comme l’oppression et l’injustice.
Avant le 7 octobre (et je tiens à répéter ici, clairement et sans ambiguïté, que je condamne fermement la violence du Hamas), les artistes palestiniens étaient souvent invités à participer à des activités culturelles conjointes avec des Israéliens. À chaque fois, cela donnait l’impression que tout allait bien, que la coopération était possible, que, en d’autres termes, la situation pouvait être “normalisée”. Mais dans ce type de projets, les Palestiniens ne ressentent jamais une véritable égalité. La relation oppresseur-opprimé reste toujours présente.
Pour les Palestiniens, une véritable collaboration n’est envisageable que si :
a. la partie israélienne reconnaît formellement les droits palestiniens en vertu du droit international (fin de l’occupation – pleine égalité des citoyens palestiniens en Israël – retour des réfugiés palestiniens dans leur pays) ;
b. le projet ou l’activité consiste à résister ensemble à l’oppression, et non à coexister en son sein.
Tant que l’occupation perdure, il existe peu de tentatives de coopération et, aujourd’hui, en plein génocide à Gaza et face à l’occupation violente de la Cisjordanie, cela est quasiment exclu.
Israël, en revanche, fait tout pour redorer son image. Cela fait partie de la “normalization”.
Le sport et la culture sont fréquemment utilisés à cette fin – pensons notamment à l’Eurovision ou à la Vuelta. Des athlètes et des artistes sont mobilisés pour donner au monde l’image d’un Israël démocratique, comparable aux autres démocraties “occidentales”, qui ne recourt à la violence qu’en cas de légitime défense.
Pendant ce temps, le régime commet un génocide à Gaza, maintient une occupation militaire en Cisjordanie, y construit à un rythme croissant des colonies illégales, arrête, emprisonne, torture ou tue massivement des Palestiniens, détruit des maisons et des bâtiments publics, confisque des biens…
Tout cela est soigneusement camouflé par l’envoi de prestigieux artistes, compagnies de danse et ensembles musicaux à travers le monde pour promouvoir les beaux-arts.

Lahav Shani
Les artistes israéliens qui veulent obtenir le soutien de l’État doivent signer un accord par lequel ils s’engagent à ne pas critiquer le gouvernement ni sa politique. Ceux qui refusent perdent leurs subventions. En général, les artistes et universitaires critiques à l’égard du régime israélien finissent par s’exiler.
Afin d’éviter qu’une organisation n’apporte un soutien indirect à un régime génocidaire en collaborant avec une personne ou une institution liée, directement ou indirectement, à ce régime, il est légitime et opportun de demander à cette personne ou organisation de s’en distancier publiquement.
C’est ce qu’a fait le Festival de Flandre à Gand en s’adressant au chef d’orchestre Lahav Shani. Shani est directeur musical de l’Israel Philharmonic Orchestra (IPO), une institution subventionnée par le gouvernement israélien et utilisée comme ambassadeur culturel du pays. On lui a demandé s’il pouvait se prononcer contre le génocide perpétré par le gouvernement qui finance l’IPO. Shani ne voulait évidemment pas, et ne pouvait pas, le faire. Condamner publiquement et sans équivoque le génocide aurait signifié son licenciement immédiat de l’IPO.
Qu’une autre voie soit possible, le chef d’orchestre israélien Ilan Volkov l’a récemment démontré. Après un concert aux BBC Proms avec le Scottish Symphonic Orchestra, il a pris la parole pour condamner publiquement le génocide. Il a aussi décidé de ne plus travailler en Israël tant qu’aucune solution durable n’y aura été trouvée.
Il est inquiétant, mais en même temps prévisible, de constater à quel point la demande du Festival de Flandre à Gand a suscité une réaction outrée. On a immédiatement brandi le mot “antisémitisme”, alors que tout le monde sait bien que le Festival de Flandre a toujours collaboré avec des artistes juifs et continuera à le faire à l’avenir. Cette demande n’a pas été adressée à Shani parce qu’il est Israélien, ou – Dieu nous en préserve – parce qu’il est juif, mais parce qu’il est le directeur musical de l’IPO.
Ce qui m’a frappé surtout, c’est l’extrême hypocrisie de la réaction du gouvernement et des notables allemands. Ils se sont indignés parce que Shani devait se produire à Gand avec le Münchner Philharmonic Orchestra. Il y remplacera bientôt Valery Gergiev, le chef d’orchestre russe qui, rappelons-le, a été licencié pour avoir refusé de condamner l’invasion de l’Ukraine ! Quelle incohérence flagrante !
L’Allemagne a adopté en 2019 une résolution stipulant qu’aucune institution subventionnée ne peut collaborer avec des individus ou institutions qui critiquent publiquement Israël. En cas d’infraction, des sanctions sont prévues et les subventions peuvent être retirées. Les artistes qui soutiennent le BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions – le mouvement international non violent de boycott d’Israël) sont automatiquement écartés. J’en ai moi-même fait l’expérience. Une production de l’Opéra Ballet Vlaanderen, qui devait ouvrir la Ruhrtriennale en 2020, a été annulée en raison de mon soutien personnel au BDS. Aucun recours n’était possible.
L’entretien que j’ai obtenu, après de longues démarches, avec le ministre local de la Culture m’a même semblé très menaçant. Je n’ai reçu aucun soutien, surtout pas de la part des artistes et institutions culturelles locales, qui craignaient – et craignent toujours – des représailles s’ils s’impliquent dans ce débat. Que notre ministre de la Culture soutienne aujourd’hui le Festival de Flandre est un geste de solidarité remarquable. J’espère que le secteur suivra bientôt son exemple.
En revanche, voir notre Premier ministre – qui ne cesse de mettre en garde contre le danger “d’importer un conflit étranger” – prendre la peine, en pleine controverse qui provoque un énorme retour de flamme contre le Festival de Flandre à Gand, d’aller faire un selfie avec Lahav Shani est d’un cynisme absolu. Qu’il se rende à Essen pour une sortie culturelle, alors qu’on ne le voit quasiment jamais dans un théâtre ou une salle de concert en Belgique, l’est tout autant. »
Au nom de SOS GAZA – Belgïe
Alain Platel, 14.09.2025
(traduit du néerlandais par Gwen Breës à l’aide de DeepL)
(Vous avez probablement vu ces deux photos sur les réseaux sociaux : Le 12 septembre, à la fin d’un concert pour la BBC à Londres, le chef d’orchestre Ilan Volkov a appellé le monde à agir pour stopper les massacres commis par son pays à l’encontre des Palestiniens. / Le 13 septembre, le Bart De Wever s’est rendu en Allemagne pour poser avec le chef d’orchestre Lahav Shani en signe de protestation contre l’annulation de son concert à Gand.)
50 DOCUMENTARISTES ISRAÉLIENS EN SOUTIEN AU BOYCOTT par Gwen Breës
Plus de 50 documentaristes israéliens ont publié, le 15 septembre, une lettre ouverte déclarant leur soutien « sans réserve » au boycott des institutions culturelles israéliennes par la communauté cinématographique internationale.
La lettre appelle également la communauté documentaire internationale « à s’imposer les mêmes standards et à se concentrer sur son rôle national : résister au silence et à la complicité des gouvernements européens et américains face au massacre de Gaza ». Cette prise de position intervient en réponse à un engagement signé début septembre par plus de 3000 professionnels du cinéma internationaux, qui s’engagent à boycotter les institutions culturelles financées par l’État israélien tant qu’Israël n’aura pas mis fin à son offensive sur Gaza et à l’occupation des territoires palestiniens.
De nombreuses institutions et fédérations de cinéastes israéliens avaient réagi en estimant que les boycotts nuiraient aux réalisateurs israéliens travaillant sur des récits anti-guerre, et qu’ils risqueraient d’étouffer les voix dissidentes au sein même d’Israël.
La lettre des documentaristes israéliens contredit directement ce récit, les signataires affirmant explicitement : « Pour nous, il n’y a aucun réconfort à tirer des films complexes, sensibles et critiques que nous avons réalisés au fil des années dans le cadre de notre mission : ils ne nous déchargent en rien de la responsabilité des atrocités commises en notre nom. »
Parmi les signataires figurent Avi Mograbi, Yulie Cohen, Dani Rosenberg, Barak Heymann, Ada Ushpiz, Liran Atzmor, Pini Schatz, etc.
Lettre ouverte
« Nous, un groupe de cinéastes documentaristes en Israël, ressentons une honte profonde, une douleur, un tourment quotidien et une impuissance face aux horreurs du massacre, de la destruction, du transfert interne (pour l’instant) et de la famine que l’État d’Israël commet en notre nom à Gaza.
Nous rejetons avec dégoût toutes les tentatives de déni, de censure et de blanchiment, qui passent par l’usage systématique d’euphémismes — parler de « faim » au lieu de « famine », de « guerre » au lieu de « génocide ».
Les faits parlent d’eux-mêmes : environ 64.000 civils de Gaza ont été tués, dont près de 20.000 bébés et enfants, et plus de cent mille ont été blessés. À cela s’ajoutent les milliers de Palestiniens innocents enlevés à Gaza et toujours retenus comme monnaie d’échange par Israël, ainsi que les meurtres, les destructions et les exactions quotidiens en Cisjordanie.
Nous ne pouvons ni ne voulons nous absoudre de notre responsabilité — du fait même de notre appartenance au collectif israélien — dans les crimes commis en Cisjordanie et à Gaza, à une heure seulement des cafés animés de Tel-Aviv-Jaffa.
Les crimes atroces commis par le Hamas le 7 octobre sont injustifiables, même dans le cadre de la lutte légitime des Palestiniens pour la liberté nationale et contre l’occupation. Mais ils ne peuvent excuser cette guerre de vengeance brutale, qui a déjà largement dépassé les atrocités du Hamas. Le terrible tribut a été et continue d’être payé par les centaines d’Israéliens kidnappés à Gaza, dont certains ont déjà été libérés ou sont morts, tandis qu’une vingtaine d’entre eux sont abandonnés par notre gouvernement et dépérissent dans les tunnels du Hamas.
Sans ôter au Hamas une once de responsabilité pour ce crime de guerre odieux, dans les circonstances actuelles, le sang des otages est sur les mains de tous ceux dont la soif de vengeance et de démonstration de force brute les aveugle, endurcit leur cœur, les conduisant à préférer la guerre à la vie des otages.
Nous croyons que la vengeance n’apportera aucun remède au conflit israélo-palestinien, dont les racines plongent dans un siècle de rapports de force. Nous croyons que sans règlement politique juste — qui respecte les droits nationaux, civils et humains des deux peuples — il n’y a aucun espoir pour notre pays.
En tant que documentaristes ayant consacré leur vie à documenter différents aspects de la réalité de notre pays, et certains d’entre nous à documenter l’occupation, nous sommes pleinement conscients de l’importance de reconnaître la vérité comme premier pas vers un changement de réalité. C’est pourquoi nous soutenons sans réserve le boycott des cinéastes du monde entier à notre encontre.
Nous déplorons les manifestations de déni, d’auto-victimisation, de complicité larvée ou ouverte et d’autocensure, qui se sont aussi répandues dans nos propres rangs. Pour nous, il n’y a aucun réconfort à tirer des films complexes, sensibles et critiques que nous avons réalisés au fil des années dans le cadre de notre mission : ils ne nous déchargent en rien de la responsabilité des atrocités commises en notre nom.
Nous appelons la communauté documentaire internationale, notre foyer artistique, à se conformer aux mêmes normes et à se concentrer sur son rôle national : résister au silence et à la complicité des gouvernements européen et américain dans le massacre de Gaza. Notre gouvernement s’arroge force et audace grâce au soutien de Donald Trump, qui met également un point d’honneur à neutraliser les protestations des dirigeants européens ; sans lui, cette guerre maudite n’aurait pas pu durer aussi longtemps.
Nous vivons dans une réalité fracturée. La démocratie israélienne reste solide, malgré toutes les attaques, mais elle n’a jamais été aussi fragile. L’incitation à la haine entre gauche et droite dans notre société n’a jamais atteint un tel paroxysme. Les tentatives de muselage et d’intimidation prennent des proportions violentes.
Nous espérons qu’en dépit du boycott justifié qui nous est imposé, vous n’oublierez pas le jour d’après, qui doit venir, et que vous ne fermerez pas le livre sur le potentiel positif de notre société. Nous aspirons à des jours où nous pourrons à nouveau collaborer à une création fructueuse. »
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