ISRAËL-PALESTINE : LA « HASBARA » CONNEXION par Gwen Breës

Il faudra écrire l’histoire des réseaux de propagande israélienne. Démêler l’effet de leur arsenal d’euphémisations, d’amalgames, de détournements et de renversements. Cesser de traiter comme un triste folklore leurs techniques d’invention et d’inversion, de distorsion et décontextualisation, d’assimilation et de culpabilisation.
Accepter que ces procédés ont fait perdre beaucoup de temps en polémiques stériles et en argumentations inutiles. Comprendre comment ils sont parvenus à neutraliser, aux yeux de certains publics en Israël et dans le monde, une partie des critiques adressées à la politique israélienne. En somme, mesurer le rôle de la hasbara (« explication » en hébreu) dans la perpétuation du massacre de masse qui dure depuis deux ans. À commencer la situation actuelle, où, comme chaque fois que l’extermination des Palestiniens s’intensifie, les écrans de fumée de la hasbara s’épaississent…

Dans la sphère francophone, parmi les dizaines de médias sociaux et les milliers de bots et de trolls qui martèlent quotidiennement le récit d’une « guerre » contre la barbarie, certains se donnent des airs civilisés et rassembleurs.
C’est le cas de Shofar, créé par le rabbin Gabriel Levy et qui, à l’instar de son inspirateur spirituel, le Rav Kook, cherche à rapprocher modernité, sionisme et judaïsme religieux auprès d’un public jeune.
Un récent post sponsorisé de ce compte interpelle ceux qui réclament la fin des hostilités : « Que proposez-vous ? » De la part d’un rabbin qui aime parler de lumière, de chemins et de fraternité, l’âme candide pourrait y voir une invitation sincère à un dialogue éclairé sur l’autodétermination du peuple palestinien ou sur la justice et la réparation indispensables à toute réconciliation.
Mais Shofar connaît déjà la réponse : « Dire “arrêtez la guerre” ne suffit pas. Nous aussi voulons qu’elle cesse. Mais sans la chute du Hamas, il n’y aura ni sécurité pour Israël, ni avenir pour Gaza. »

L’ultime prétexte

Cette sollicitude pour l’« avenir » escamote quelques évidences. Car sous les auspices d’un régime colonial, le futur de l’enclave ne s’annonce radieux que pour les colons, les compagnies gazières et les promoteurs immobiliers appelés à se la partager. Et après tant de terreur et souffrance infligées, il faut être trop proche de Dieu, et pas assez des Terriens, pour ne pas voir que la « sécurité » d’Israël va longtemps dépendre de ses capacités militaires et du soutien des États-Unis… garanti pour l’heure par Trump et sa base évangéliste. Pas sûr que la perspective de la « super-Sparte », théorisée par Netanyahu, illumine l’avenir des Israéliens eux-mêmes. La promesse d’une rédemption par la « chute du Hamas » sonne creux : ses capacités militaires sont déjà écrasées, et c’est l’injustice coloniale qui nourrit les luttes de libération.

Et ce n’est probablement pas par naïveté que Shofar omet de rappeler que le Hamas a longtemps bénéficié de la bienveillance de plusieurs gouvernements dirigés par Netanyahu. Le rabbin Levy et son équipe savent combien cette stratégie a permis de diviser le pouvoir entre la bande de Gaza et la Cisjordanie, de saper l’Autorité palestinienne et de bloquer toute perspective d’État palestinien. Ils n’ignorent pas, non plus, que leur gouvernement reproduit actuellement le même procédé, en finançant et en armant plusieurs autres milices afin d’affaiblir… le Hamas.
Au moment où Israël et les États-Unis sont en train de se « diviser le territoire en pourcentages » pour profiter au mieux de la « mine d’or immobilière » de Gaza (selon les récentes déclarations du ministre Bezalel Smotrich), répéter comme un mantra que la fin des hostilités dépend de « la chute du Hamas » relève d’une fable obscène. D’un prétexte ultime, depuis que celui des otages a été ruiné par les manœuvres répétées de Netanyahu pour bloquer un accord de libération — leur mort est même attendue impatiemment par ceux qui y voient l’occasion d’étendre l’offensive et d’entamer l’expulsion de la population de Gaza.
L’argument est d’autant plus malhonnête qu’il suffit de lancer une récente vidéo du même média pour entendre un tout autre discours, qui affirme que « le problème » n’est pas le Hamas… mais « la radicalisation des Palestiniens ».

Bob, baromètre de la hasbara

«  Dès l’enfance, les Palestiniens sont endoctrinés et radicalisés », leurs enfants transformés en « mini-terroristes », au point qu’« une population entière » a fait de la haine « son identité », poursuit la vidéo. L’auteur en est Bob Hasbara, pseudonyme d’un jeune entrepreneur belge, chroniqueur de Radio Judaïca Bruxelles, qui s’est donné pour mission, après le 7-Octobre, de « rétablir la vérité sur les réseaux sociaux » et notamment sur Shofar.
S’il se défend de recevoir ses instructions du ministère israélien des Affaires étrangères, il n’en reste pas moins — comme son surnom l’indique — un bon baromètre de la hasbara.
La Radio Juive de Marseille le décrit comme « l’un des défenseurs d’Israël les plus influents sur les réseaux sociaux ». Régulièrement invité aux rassemblements pro-israéliens, il participait le 17 septembre à Paris à un meeting contre la reconnaissance de l’État palestinien, aux côtés de « personnalités de premier plan » (sic) telles que Manuel Valls, Michel Onfray et Caroline Yadan, réunies par le lobby pro-israélien Elnet — connu pour ses séjours tous frais payés en Israël offerts aux élus et décideurs français.

Bob Hasbara a bâti sa popularité avec une casquette retournée sur la tête, un ton direct, de courtes démonstrations « factuelles » tenant davantage de l’endoctrinement que de l’histoire, le tout relevé d’un humour grinçant mais guère brillant — par exemple, parler de la Palestine en découpant une pastèque, ou nier la famine en battant de la pâte à crêpes.
Sous des dehors décontractés, plus proches d’un laïque que d’un ultra-orthodoxe, Bob Hasbara s’inscrit dans une frange ultranationaliste de la société israélienne. Cette année, il a soutenu Am Yisrael Chai aux élections du Congrès sioniste mondial : cette liste arrivée en seconde position a pour programme la fierté juive, l’amour de la Torah, et pour doctrine de « ne jamais critiquer Israël » — pays où il vient d’ailleurs de s’installer, et où on ne serait pas étonné de le voir mener une carrière dans des cercles proches du pouvoir en place.

Dans ses vidéos, inutile de citer les membres de l’actuel gouvernement d’extrême droite : il en relaye fidèlement la ligne. Et tout le répertoire de la hasbara y passe : Judée éternelle, État épris de paix, seule démocratie du Proche-Orient, armée la plus morale du monde, guerre tragique qu’Israël n’a pas choisie, faux crimes mis en scène par Pallywood, etc. Au final : « le problème n’est pas territorial, il est moral ».

La cible s’élargit

Tout comme Shofar pare sa légitimation des massacres d’un mirage de dialogue, Bob Hasbara affiche un semblant d’empathie pour les victimes. Du moins, c’était le cas il y a quelques mois, par exemple lorsqu’il niait la famine à Gaza tout en louant les efforts de l’armée israélienne pour préserver le bien-être des civils palestiniens.
Un registre calqué sur celui de Netanyahu, qui se targuait à la même époque de « libérer » les habitants de Gaza « de la tyrannie de ces terroristes » — et qui, aujourd’hui, accuse l’Égypte de les « emprisonner contre leur gré ».
Bref, Israël veut le bien des Palestiniens. S’il en tue, ce n’est pas sa faute : « les djihadistes se cachent derrière des femmes et des enfants, et les empêchent de fuir », explique Shofar. Arrêter la guerre reviendrait dès lors à « créer un précédent mortel pour toutes les démocraties ».
Israël est même tellement soucieux des civils que sa « retenue humanitaire » fait de lui l’État « le plus soucieux au monde de protéger les civils », ose un élément de langage répété entre autres par l’« expert militaire » américain John Spencer. Le même qui écrivait, en juillet, dans Tribune juive : « Aucune armée n’a jamais fourni un tel niveau d’aide directe à une population ennemie en pleine guerre. » Vous avez bien lu : « population ennemie ».

Course contre la montre

Le président Isaac Herzog a affirmé, le 12 octobre 2023 : « C’est toute une nation qui, là-bas, porte une responsabilité. » Trois mois plus tard, le ministre du Patrimoine Amichai Eliyahu enfonçait le clou : « Il faut trouver pour les Gazaouis des moyens plus douloureux que la mort. » Depuis, cette petite musique s’est répandue en Israël dans les débats parlementaires comme sur les plateaux télé, en adéquation avec les actes militaires, confirmant que l’ennemi n’est pas un groupe armé mais un peuple entier.
Mais, parallèlement, la diplomatie israélienne a pris grand soin à enrober son offensive militaire d’apparats humanitaires à destination des opinions internationales.

Et c’est là qu’une bascule s’est opérée cet été, quelque part entre le moment où Netanyahu a reconnu avoir perdu « la guerre de la propagande » et où l’armée a démarré l’opération « Chariots de Gédéon II ».
Face aux pressions extérieures accrues, Israël s’est alors engouffré dans ce qu’Amichai Eliyahu appelle la « course contre la montre pour anéantir Gaza ».
Dès ce moment, la mission des hasbaristes a été de couvrir l’ouverture des « portes de l’enfer » à Gaza City et de donner le temps nécessaire à l’armée pour finaliser la « version somalienne de Gaza » — selon les mots du ministre Israel Katz et de l’universitaire Efraim Inbar.

L’enjeu rhétorique est devenu de préparer les opinions à l’idée qu’Israël n’a d’autre choix que de sacrifier la population de Gaza. La déporter. La « déradicaliser » dans des camps — préalable présenté comme indispensable « avant qu’il n’y ait une quelconque paix », explique Bob Hasbara dans une autre vidéo où il qualifie les « pauvres petits Palestiniens » de « mal absolu », comparables aux nazis, aux Talibans et à Daesh.
« Comment voulez-vous faire la paix avec une population pareille ? » assène-t-il sur Shofar, précisant qu’il s’agit d’une population arabe — « il n’y a jamais eu de peuple palestinien ».

Son empathie de façade et ses airs charmeurs se sont ainsi effacés derrière une haine plus crûment assumée… Tantôt, il assure qu’Israël prend soin des déplacés palestiniens — aux petits oignons, droit humanitaire à l’appui. Puis, il intime aux pays critiques de les accueillir chez eux. Tantôt, il accuse ces derniers d’accueillir trop de réfugiés — ce qui est indigne, tant on connaît leur penchant pour le viol et le meurtre. Mais en même temps, il se lamente de ce que « personne ne veut sauver les Palestiniens » : « On veut qu’ils continuent à claquer devant la caméra. Parce qu’un Palestinien mort, c’est une bonne excuse pour sortir dans la rue et dégueuler sa haine du Juif. »

Le chant du cygne

La logique argumentative de l’influenceur est devenue sérieusement bancale. Sa propre « radicalisation » — l’un de ses mots fétiches, qui lui va comme un gant — indique que la principale boussole de la hasbara est à présent de transformer chaque Gazaoui en cible, méritant d’être exclue du champ d’application du droit, coupée du monde, affamée, torturée, tuée.
Cette déshumanisation occulte l’avidité d’une mainmise sur les gisements gaziers et d’une démolition méthodique du bâti, maquillés non en spoliation mais en simples symptômes d’une lutte contre une population « shootée à l’islamisme ».
Comme si, poussée dans ses derniers retranchements, la hasbara avait entamé son chant du cygne : elle ne cherche plus vraiment à convaincre, mais surtout à retenir les fidèles les plus endoctrinés.
Elle sait que bientôt, sa tâche deviendra encore plus ardue, lorsque les conséquences réelles de cette « guerre » apparaîtront au grand jour. On pense notamment au nombre et à la proportion de civils tués, qui risquent de s’avérer fatals à la crédibilité de ceux qui se sont acharnés à les minimiser… Shofar, Bob Hasbara, et tous les autres.

Gwen Breës sur Facebook et dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur

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