G4Z4 : COMPTER LES MORTS par Gwen Breës

À la tribune de l’ONU, Netanyahu a rejeté « la fausse accusation de génocide », s’appuyant pour ce faire sur les écrits de l’« expert militaire » américain John Spencer.
Chercheur au Jerusalem Center for Security and Foreign Affairs et ardent défenseur d’Israël, Spencer martèle depuis des mois que l’armée israélienne protège mieux « les droits des civils dans une zone de combat que toute autre armée dans l’histoire ». Selon lui, à Gaza, depuis deux ans, moins de deux civils seraient tués pour chaque combattant éliminé. Netanyahu s’enorgueillit de ce « ratio étonnamment faible, inférieur aux guerres de l’OTAN en Afghanistan et en Irak ».
Dans les faits, on ignore combien de combattants du Hamas et d’autres groupes armés palestiniens ont été réellement tués. On ne sait pas non plus selon quels critères l’armée israélienne les désigne comme « terroristes ». Le nombre total de victimes à Gaza reste inconnu, et si Netanyahu dispose de telles données, leur absence de publication devrait scandaliser les médias et les dirigeants étrangers. Pourtant, Israël ne fournit aucun bilan des victimes à Gaza et s’est longtemps contenté d’accuser le ministère de la Santé de Gaza de gonfler ses chiffres.

Mais l’armée israélienne ayant avancé le chiffre de 20.000 combattants palestiniens tués, et Netanyahu validant désormais le ratio de 1:2, Israël semble à présent approcher des « chiffres du Hamas ». Dans un enregistrement récemment diffusé par une télévision israélienne, l’ancien chef d’état-major Herzi Halevi a d’ailleurs admis qu’environ 200.000 Gazaouis ont été tués ou blessés par l’offensive israélienne — ce qui correspond à l’évaluation palestinienne.
Si les officiels israéliens ne contestent plus ces chiffres, c’est peut-être parce qu’ils sont exacts… ou qu’ils restent eux-mêmes sous-estimés.

Une étude de la revue scientifique The Lancet, en janvier, puis deux études britanniques parues en juin, ont estimé que le nombre de décès serait 40% plus élevé que celui recensé, et que l’ajout des morts indirectes — pénuries, maladies, effondrement des infrastructures — pourrait multiplier le bilan par quatre. En juillet, un article publié dans la revue Arena par deux chercheurs australiens, Richard Hil et Gidéon Polya, émettait une théorie encore plus alarmante, selon laquelle il y aurait 12 à 14 fois plus de victimes que les chiffres du ministère de la Santé de Gaza. Basée sur le rapport entre morts directes et morts indirectes calculé dans d’autres conflits, cette extrapolation donnait le chiffre de 680.000 morts à Gaza en date d’avril 2025.
Cette différence, qui pourrait s’avérer abyssale, peut s’expliquer par plusieurs facteurs. Le ministère de la Santé de Gaza aurait progressivement perdu la capacité de mettre à jour méthodiquement ses registres. De plus, il ne recense que les morts violentes et les corps acheminés à la morgue, excluant les dépouilles enterrées ailleurs ou ensevelies sous les décombres, ainsi que la mortalité excessive due aux pénuries d’eau, de nourriture ou de médicaments…

Mais revenons-en au « ratio étonnamment faible » que le pouvoir israélien exhibe avec fierté. Si l’on admet qu’un ratio d’un combattant tué pour deux civils puisse être jugé « acceptable », et qu’il soit effectivement inférieur aux moyennes observées dans les guerres récentes — un point qui divise les historiens —, il reste à déterminer si les chiffres avancés par Spencer et Netanyahu sont crédibles.
Tous les indices laissent à penser que ces chiffres relèvent de la fiction…
On pourrait prendre comme cas d’école la longue enquête publiée en septembre, à l’initiative de plusieurs médias — The Guardian, Arab Reporters for Investigative Journalism (ARIJ), Paper Trail Media, Der Spiegel et ZDF —, qui a montré comment des snipers israéliens abattent successivement les membres d’une même famille lorsqu’ils tentent de récupérer le cadavre d’un proche. D’autres exemples montrent qu’il s’agit d’un schéma dans lequel les troupes israéliennes ciblent sciemment des civils non armés.

On pourrait citer l’altercation, révélée en août par le quotidien israélien Yedioth Ahronoth, entre le commandant de l’armée de l’air Tomer Bar et le chef de commandement Yaniv Asor — le premier accusant son supérieur de donner aux pilotes des ordres qui entraînent la mort de nombreux civils.
On pourrait lister les déclarations publiques faites par nombre de ministres, députés, journalistes ou rabbins, appelant à la vengeance et au meurtre. Par exemple, la première réaction de Netanyahu le 7-Octobre, citant une phrase du poète Haïm Nahman Bialik : « La vengeance pour le sang d’un petit enfant n’a pas encore été conçue par Satan ». Ou encore, Nissim Vaturi, vice-président du parlement israélien et proche de Netanyahu, qui appela à « brûler Gaza » et à « séparer femmes et enfants pour tuer les hommes adultes », sans susciter de réaction des autorités — alors qu’Ofer Cassif, député communiste juif israélien, était sanctionné par six mois d’interdiction de parole pour avoir dénoncé les « crimes de guerre » de son pays.

On pourrait refaire la chronologie des hôpitaux, écoles et autres infrastructures civiles bombardées et rasées. Relire l’interview de cinq médecins et deux infirmières français suisses, publiée cet été dans Le Monde, témoignant d’une proportion extrêmement élevée d’enfants parmi les victimes. Convoquer quantité d’autres récits de civils, médecins, humanitaires et journalistes qui se sont accumulés depuis deux ans — sans compter ceux qui, parmi les militaires réguliers et les 300.000 réservistes déployés à Gaza, livrent des témoignages accablants sur les crimes perpétrés par leurs troupes, voire documentent ces crimes en direct sur les réseaux sociaux.
On pourrait rappeler l’enquête réalisée par +972 Magazine, révélant que, dès le début de l’offensive, l’armée avait fixé un seuil de « dégâts collatéraux » pouvant atteindre 100 pertes civiles pour l’élimination d’un seul « terroriste » de haut rang. L’heure des comptes arrivera.

En attendant, contentons-nous d’une seule enquête, publiée en août par +972 Magazine : elle révèle le contenu d’une base de données classifiée du renseignement militaire israélien, selon laquelle 83% des personnes tuées à Gaza sont des civils. Donc, non seulement le taux de mortalité à Gaza pourrait crever les plafonds par rapport à la taille de la population. Mais, contrairement aux assertions de Netanyahu et de ses « experts », le ratio de combattants/non-combattants tués semble placer cette « guerre » parmi les plus meurtrières pour les civils depuis la Seconde Guerre mondiale.
Encore faudra-t-il le confirmer, et ce sera l’un des enjeux lorsque les armes se tairont. Car, après avoir imposé un quasi huis-clos médiatique, Israël a probablement quelques idées sur la manière de dissimuler l’ampleur de ses crimes…

Illustrations : photos d’archives de Gaza

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