
03 octobre 2025
BELLES FOLLES, NE MOUREZ JAMAIS ! par Bernard Hennebert
Pour écouter l’article de Bernard lu par Jean-Marie Chazeau, cliquez sur le lien ci-dessous :
Une double actualité, à la fois présente et déjà très ancienne (bref, intemporelle, hélas), nous rappelle que des chanteuses qui ne cherchent pas à se fondre dans le moule traditionnel et commercial peuvent être traitées de timbrées – c’est-à-dire plus précisément « folles » ou « hystériques » par cette industrie culturelle qui n’aime pas beaucoup pareilles prises de liberté – quand bien même elles rapportent financièrement.
Lio l’hystérique?
Le 11 septembre 2025, pour la présentation de son nouvel album, dont le single « L’amour de ma vie », la chanteuse Lio est l’invitée principale de l’émission de télévision « Quotidien » diffusée sur TMC en début de soirée, s’adressant ainsi à un peu plus de deux millions de jeunes (en âge ou en esprit!).
Dans ce long entretien, elle poursuit son habitude de prendre l’initiative de remettre en question le show-business avec des exemples vécus, concrets… parfois croustillants.
Voici deux de ses déclarations lors de cette émission :
1 : « Au départ, quand vous produisez beaucoup d’argent, on dit plutôt que vous êtes une bonne cliente mais lorsqu’à un certain moment, vous vous exprimez sur des sujets qui fâchent, vous devenez une hystérique ».
2 : La chanteuse se rappelle également qu’elle avait accepté de participer à une émission d’Antoine de Caunes à la veille de devenir maman: « Le lendemain, j’ai eu ma maison de disques qui est venue me voir en délégation: le chef de la promo, le directeur général et le chef du marketing. Ils m’ont expliqué que j’avais fait une énorme bêtise à me montrer comme cela, que plus jamais, quelqu’un n’achèterait un disque de Lio, que ma carrière était terminée. Et moi, je ne les ai pas cru. J’ai accouché une semaine plus tard. Quelques jours après, il y avait (devant la firme) trois camions postaux remplis de courriers de mes fans ».
Brigitte la folle?
Le 10 octobre prochain, sort une réédition luxueuse de l’album dont le titre officiel est « Brigitte Fontaine est folle ».
Ce sera un double LP concocté par Wewantsounds en double LP: « On y retrouvera le disque original remasterisé, agrémenté d’une vingtaine de démos, raretés et autres. En prime, et c’est là qu’on parle d’un vrai bel objet, un livret de plus de vingt pages ». C’est souvent un travail collectif qui mène à la publication d’un album et l’artiste peut se retrouver, dans le présentation de sa création, face à des décisions qu’il n’a pas prises lui-même, et auxquelles il pourrait même parfois s’opposer. Généralement, l’usager culturel n’a pas droit à ce types de données. Il peut donc imaginer que toute la production d’un artiste est de sa patte. Pour lui, il pourrait dès lors être instructif de découvrir les coulisses de la création, ne fut-ce que pour avoir accès à la façon dont elle s’élabore concrètement.
Menons cette recherche avec ce premier album de Brigitte Fontaine, car la chanteuse ne supporte pas le titre choisi pour cet enregistrement publié en 1968. Ici et là, celui-ci est dénommé « Brigitte Fontaine est… », « Brigitte Fontaine est folle », « Brigitte Fontaine est folle ? » ou « Brigitte Fontaine est folle ! ».
Sur le recto de sa pochette, qui s’inspire de détails de tableaux d’un Gérôme Bosch, on découvre la phrase « Brigitte Fontaine est … » ainsi qu’un grand point d’interrogation découpé dans une de ses photos en noir et blanc où l’on distingue clairement ses yeux. Cette enveloppe cartonnée du disque est double et lorsque vous l’ouvrez, sur l’équivalent des deux pages, s’imposent à vous cinq immenses lettres rouges : « Folle ». Et, cette-fois-ci, sans un « ? ».
Le label Saravah est responsable de cet enregistrement. Son fondateur s’appelle Pierre Barouh. Il est un inconditionnel de la bossa nova et un auteur compositeur interprète notoire. On connait, par exemple, sa chanson « À bicyclette » également interprétée par Yves Montand.
Il a créé cette firme de disques qui a publié notamment les premiers enregistrements de Jacques Higelin avec les bénéfices générés par la chanson d’un film de Claude Lelouch, « Un homme et une femme », Palme d’or inattendue au Festival de Cannes en 1966. En 2008, dans une biographie de plus de 300 pages consacrée à la chanteuse (publiée chez Archimbaud), Benoît Mouchart indique, en page 63, que c’est Pierre Barouh qui a décidé le titre de cet album publié en 1968 « contre l’avis de l’intéressée ». Le 8 octobre 2019, sur le site de la Radio-Télévision Suisse, on peut lire : « Brigitte Fontaine n’a pas choisi le nom de cet album et elle en dira que cela lui est resté comme une casserole au cul (…) Un album qui lui collera à la peau pour les cinquante prochaines années ».
Le 23 octobre 2024, Odile de Plas consacre un article dans Télérama à l’occasion de la publication par Brigitte Fontaine, à 85 ans, de son vingtième album, « Pick Up ». La journaliste y rappelle que « Pierre Barouh et son associé, sans même la consulter, avaient décidé d’appeler le disque « Brigitte Fontaine est folle » » . Qu’en pense la chanteuse? « J’étais en colère car ça m’a un peu nui. Ils ont cru bien faire en mettant simplement un point d’interrogation sur les rééditions ». Venant de réactualiser sa biographie de la chanteuse, Benoît Mouchart explique dans cet article de Télérama qu’il voit dans cet acte une forme de gaslighting exercée sans doute inconsciemment : « Cette façon de faire croire à une femme qu’elle n’a plus toute sa tête pour la déstabiliser ».
Compositeur de la majorité des titres de cet album, Olivier Bloch-Lainé enfonce le clou : il s’agissait de « désamorcer son discours, porteur d’une révolte et d’une acuité insupportable pour l’époque ». Ceci aurait-il marqué la suite de la carrière de Brigitte Fontaine? La journaliste de Télérama rappelle que, dans les années 2000, beaucoup n’attendaient que des dérapages de l’artiste. À cette époque-là, « elle s’était laissé enfermer bon gré mal gré par les animateurs télé dans un personnage d’incontrôlable folle qu’elle n’a jamais été. Mais qu’on a tenté, en réalité, de lui imposer depuis ses débuts ». Moi-même, j’ai basé sur une analyse de la pochette de ce 33 tours mon entretien avec Brigitte Fontaine que le mensuel belge « Amis du film » a publié dans son numéro 154 de mars 1969.
Merci encore, Jo Dekmine. Pour Brigitte Fontaine et tant d’autres artistes que nous nous a fait découvrir. C’est lors d’une série de concerts donnés dans ton théâtre établi à Schaerbeek, le 140, que j’ai interviewé … la fameuse et turbulente « folle », dans la fameuse loge toute blanche située juste en dessous de la scène (voir photo).
En voici quelques extraits de cet article.
BH : Sur la pochette, il est écrit « Brigitte Fontaine est ». Pourquoi ajouter ce « est »?
BF: Faudra que vous le demandiez à mon directeur artistique. Pourquoi faire toujours la même chose? Des pochettes où l’on écrit « Sylvie Vartan » ou « Léo Ferré » ? Pourquoi ne pas faire des prolongements?
BH: Pourquoi ne pas écrire plutôt « Brigitte Fontaine n’est pas ? ».
BF: Je préfère que l’on dise que j’existe. Comme cela je croirai que j’existe, ce dont je ne suis pas sûre.
BH: Donc sur le recto de la pochette « Brigitte Fontaine est ». Et un immense point d’interrogation. La question est ainsi posée: qui est Brigitte Fontaine ? On ouvre la pochette et on découvre cinq immenses lettres rouges: « Folle » . Est-ce une autocritique ?
BF: Ceci aussi est une surprise de mes producteurs. Ils ne m’avaient pas prévenue.
BH: Vous ne faites pas un procès?
BF: Non. Car je pense que c’est vrai. Je suis folle. Ce n’est pas toujours très gai, vous savez…
BH: C’est quoi, pour vous, la folie?
BF: C’est l’horreur, la tristesse et la souffrance. Ce n’est pas gai du tout.
BH: Pour terminer la présentation de la pochette de votre nouveau 33 tours, pourriez-vous le dédicacer pour mes lecteurs?
BF: J’écris n’importe quoi, je vous préviens ! Voilà. Je ne suis pas folle… Faut jamais croire les pochettes.
Quelle que soit l’interprétation du titre, il apparaît qu’il a été imposé à Brigitte Fontaine, ce qu’elle a regretté à plusieurs reprises publiquement. Puissent ceux qui n’auraient pas imaginé que cette façon de faire soit possible dans le monde culturel en prendre conscience et l’intégrer comme un possible dans leur perception, et à tout jamais!
Et puis, vive les « folles »!
Bernard Hennebert
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