G4Z4 : DU JOURNALISME SOUS TUTELLE par Gwen Breës

Le reportage publié samedi 4 octobre par l’envoyé spécial du Monde à Jérusalem est présenté çà et là comme un incontournable. Certes, il a été rédigé par un journaliste étranger à l’intérieur de Gaza, dont Israël interdit l’accès depuis deux ans. Mais les apparences d’un événement s’arrêtent là, car quelques soient ses qualités, l’article s’inscrit dans une stratégie du gouvernement israélien sur laquelle les rédactions feraient bien de se positionner clairement et rapidement.

Le 10 août, lors d’une conférence de presse internationale, Netanyahu a annoncé qu’une directive venait d’être adoptée pour permettre l’accès de reporters étrangers à Gaza.
Dans les faits, plusieurs journalistes israéliens avaient déjà été autorisés à pénétrer dans l’enclave avant août 2025, de même qu’un certain nombre d’influenceurs et « experts » invités à documenter les bienfaits de l’action humanitaire israélienne.
Certains journalistes étrangers ont également participé à de telles « incursions » : le correspondant de Radio France à Jérusalem, par exemple, y a été deux fois et témoigne « qu’il est impossible d’échanger avec des habitants gazaouis dans ce cadre ». En réalité, une seule journaliste occidentale est parvenue à pénétrer brièvement dans Gaza de manière indépendante : Clarissa Ward, de CNN, qui s’est infiltrée avec une équipe médicale des Émirats arabes. L’historien Jean-Pierre Filiu, lui, y a voyagé pendant un mois avec Médecins sans frontières, expérience dont il a tiré un livre.
Tous les autres journalistes embarquent dans le cadre d’expéditions strictement encadrées par l’armée israélienne, qui les conduit d’un point A à un point B pour leur montrer exactement ce qu’elle veut qu’ils voient.

Lorsque Netanyahu a annoncé son intention d’étendre cette pratique, il a aussitôt pris des airs de tour-opérateur, détaillant par le menu ce que ses safaris permettraient d’observer. Les chanceux participants pourront constater « nos efforts pour faire venir de la nourriture à Gaza », découvrir « des Gazaouis combattant le Hamas », admirer des destructions qui, loin d’être causées par Israël, sont imputables au seul Hamas, lequel « piège presque tous les bâtiments »… sans oublier l’attraction principale représentée par les tunnels, malheureusement « situés sous des immeubles » — lesquels s’effondrent sous l’action des explosifs, c’est normal.
La visite supervisée à laquelle le correspondant du Monde, Luc Bronner, a participé le vendredi 3 octobre, parmi une quinzaine de médias internationaux, s’inscrit dans ce scénario cousu de fil blanc. Associated Press, qui faisait partie du même convoi, en rapporte d’ailleurs un récit assez similaire. Transportés dans des véhicules blindés, guidés par des soldats et nourris des propos d’un haut gradé s’exprimant sous couvert d’anonymat, les journalistes ont été conduits dans une partie de Gaza contrôlée par Israël et invités à observer quelques situations choisies pour offrir un point de vue israélien. Le clou du spectacle a consisté à contempler l’entrée d’un tunnel du Hamas, situé sous l’hôpital de campagne jordanien, étape censée justifier les frappes systématiques sur les hôpitaux gazaouis. Le tout a duré trois heures, montre en main.

Si le reportage du Monde, et dans une moindre mesure celui d’Associated Press, précisent le contexte et dépeignent le paysage apocalyptique laissé par l’offensive sur Gaza, ils n’apprennent toutefois strictement rien à ceux qui suivent depuis deux ans le travail des journalistes palestiniens auprès des civils. Un malaise peut ainsi s’installer à leur lecture. D’abord, parce qu’ils peuvent difficilement éviter de retransmettre le message que l’armée israélienne leur a assigné. Ensuite, parce qu’ils installent confusément l’idée que le travail des journalistes palestiniens nécessiterait validation par des journalistes occidentaux. Enfin, et peut-être surtout, parce qu’ils n’explorent pas le contexte même de leur fabrication : dans quelles conditions ce périple a-t-il été proposé, quels médias ont été sélectionnés, les journalistes ont-ils pu poser des questions, quelles consignes leur ont été données, leurs articles ont-ils été soumis à censure militaire…?
Autant de points laissés dans l’ombre.
Après deux années d’une « guerre » qui pourrait enfin toucher à sa fin, et alors qu’Israël a tenté de contrôler le récit jusqu’à tuer près de 300 journalistes palestiniens, le principal enjeu journalistique n’est-il pas de décrypter la stratégie dans laquelle s’inscrivent ces tours organisés ?

Ils préfigurent, à n’en pas douter, un journalisme sous tutelle. Il est d’ailleurs difficile de les dissocier du programme concocté en juillet par l’ambassade d’Israël pour cinq journaux français, afin de leur « montrer la réalité du terrain ». Mediapart a récemment révélé les dessous de ce voyage, que seuls deux des cinq médias conviés — La Croix et L’Express — ont jugé utile de préciser à leurs lecteurs. Quant au Journal du dimanche, au Figaro et à Marianne, ils n’ont mentionné ni les billets d’avion, ni les nuits d’hôtel, ni les lunch dégustés en compagnie de hauts gradés de l’armée, tous frais payés par la puissance coloniale. Le minimum, lorsqu’on prend part à de telles excursions médiatiques, est d’en avertir le lecteur et de porter un regard critique sur ce procédé qui occulte une partie du réel et relève davantage de la propagande que de mesures de sécurité. Mais ces précautions, pour peu qu’elles soient prises, sont-elles suffisantes ?

Lorsque les fédérations de presse et des organisations comme Reporters sans frontières portent la revendication d’un accès libre des journalistes à Gaza, la meilleure manière de les soutenir n’est-elle pas de refuser de se plier à ce type de mises en scène ? Lorsque l’accès à Gaza reste interdit aux journalistes en dehors de ces voyages ponctuels et réservés à des  médias triés sur le volet, peut-on y prendre part sans contribuer, même malgré soi, à la banalisation de cette pratique qu’Israël a de toute évidence intérêt à généraliser ? Faute de quoi, la presse risque de se détourner de sa mission d’enquêter sur les circonstances de la « guerre » et sur l’ampleur des dégâts — humains, sociaux, matériels, archéologiques, écologiques…
Les étapes suivante consisteront alors, sans surprise, à mettre en scène des reportages célébrant une distribution exemplaire d’aide alimentaire dans un centre de la Gaza Humanitarian Foundation ; visitant un camp de déplacés tenu dans l’ordre, la discipline et l’hygiène par une milice tribale adoubée par Israël ; témoignant des cours donnés à des enfants palestiniens par des professeurs israéliens et américains dans la jovialité pédagogique des programmes de déradicalisation.

Les journalistes seront guidés vers une famille palestinienne ravie du choix offert entre l’exil et un préfabriqué modèle dans une ville humanitaire. Ils rendront visite à une personne mutilée, soignée grâce à la technologie d’un hôpital israélien. Ils rencontreront un jeune ingénieur en dépollution vantant la renaissance écologique de l’enclave et le retour miraculeux de la végétation sur ces terres désolées.
Ils filmeront bien sûr Tony Blair, Jared Kushner et quelques émirs se serrant la main à l’ombre d’un panneau publicitaire pour les Accords d’Abraham, lors de la pose de la première pierre d’un chantier du nouveau Gaza — vitrine pacifiée, moderne, et ouverte au marché. Et entre le roulis des vagues, on entend déjà, presque distinctement, la voix-off du reporter saluant le soulagement de ces « réfugiés » entamant une nouvelle vie : au fond, tout cela n’en valait-il pas la peine ?

Gwen Breës, sur sa page FB et dans l’Asympto, avec l’aimable permission de l’auteur
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(Sources : Le Monde, Associated Press, Radio France, Mediapart)
(Photo extraite de la vidéo réalisée par Associated Press)

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