
13 octobre 2025
MÉDIATHÈQUE : ACHETER OU LOUER LA MUSIQUE ? par Bernard Hennebert
Pour écouter l’article de Bernard lu par Jean-Marie Chazeau, cliquez sur le lien ci-dessous :
Le gouvernement de la Fédération Wallonie Bruxelles vient de décider de mettre fin honteusement, en cette mi-octobre 2025, au financement d’une fabuleuse aventure de 69 ans, qui s’est appelée au départ « Discothèque Nationale », puis, « Médiathèque de Belgique » en 1970, puis Point-Culture et, enfin, tout récemment Médiathèque Nouvelle. Voici toutes les informations sur cette (tentative de) mise à mort ainsi que les réactions de nombre de médias et du monde culturel (1).
Si dans les médias de masse, on vous parle souvent des chiffres de vente des disques, leur location a rarement droit à la même attention. Dans le périodique« Soup-Sons » que je coordonnais, j’ai publié en février 1982 une enquête sur cette association majeure en interviewant son patron, Pierre Gordinne, ainsi que deux de ses « conseillers d’achats ». Le job plein temps de ces derniers consistait à sélectionner les « meilleurs » disques, ou les plus utiles, afin de les mettre en location partout en Wallonie et à Bruxelles. Ces deux interlocuteurs étaient Jean-Marie Verhelst pour la chanson française et pour la chanson pour enfants, et, pour le jazz, Alberto Nogueira (le beau-père de la chanteuse Lio). Jean-Marie tenait également un lieu à chansons, Le Chat Écarlate, qui fit découvrir aux Bruxellois des artistes comme Gilles Vigneault ou Maxime et Catherine Le Forestier, ainsi que quasi toute la jeune chanson belge.
Amusant : pour illustrer mon enquête, j’avais fait poser comme simple client un de mes amis d’université… devenu par la suite un parmi nos plus créatifs musiciens de jazz : Michel Herr.
Il me semble utile de rediffuser aujourd’hui cet entretien car il décrit concrètement la façon dont on concevait à l’époque un travail d’éducation permanente (en France, on parle plutôt d’éducation populaire).
Pour la saison 1980-1981, voici la composition globale des collections de la Médiathèque de Belgique:
– 33% de rock music.
– 20,6% de jazz, blues, reggae et dérivés.
– 20,2% de musique classique et de disques consacrés à la littérature.
– 13,8% de chansons françaises, néerlandaises, germanophones.
– 8% de musiques traditionnelles, ethniques et folkloriques.
– 2,5% de musiques de films et de comédies musicales.
– 2% de disques pour enfants.
Cette Médiathèque diffusait, par la location, une collection de… 300.000 disques, mais aussi des cassettes sonores, des collections de diapositives, sonorisées ou non, des cours de langues et des vidéocassettes.
Aux quatre coins de la Wallonie et de Bruxelles, 150 membres de son personnel animaient 120 points de prêt. Il y avait des médiathèques dans toutes les grandes villes, et pour les autres agglomérations, soit des comptoirs de prêts, soit des discobus.
Résultats? En 24 ans d’existence, la Médiathèque a enregistré l’inscription de 300.000 familles. Au début des années ’80, elle effectuait près de 2 millions de prêts par an.
L’inscription « à vie » coûtait 350 FB. Comme la carte de membre ne nécessitait pas de photo d’identité, il était d’usage, à la Médiathèque, qu’elle soit utilisée par toute la famille. Un disque se louait 20 FB pour une semaine.
Une petite exception: l’inscription était gratuite pour les enseignants
Cette contribution du public – les locations et les cotisations – représentait 25 % du budget annuel de 170 millions. Pour le reste, 50 % du financement étaie ntassurés par l’État, et 25 % par les collectivités locales: principalement les communes et les universités.
Quatre questions
Dans cet entretien, il y a 43 ans, j’avais posé les principales questions qui revenaient sur le tapis lorsqu’on discutait de la Médiathèque dans les animations que je réalisais à l’époque en écoles ou centres culturels.
QUESTION : Vous n’achetez pas tous les disques qui paraissent sur le marché. Comment réalisez-vous vos choix?
RÉPONSE : Notre stratégie consiste à faire des choix. Nous avons opté pour la diversité et la qualité. Nous estimons que notre fonction, c’est de constituer une collection qui offre le plus large éventail possible au public, sans pour cela être élitaire ou démagogique, c’est-à-dire suivre les sous-produits de l’industrie ainsi que ce qui constitue le matraquage de l’information.
Nous travaillons avec des conseillers d’achat. Ce ne sont pas des acheteurs de disques. Ils gèrent l’information au sujet de tout ce qui se produit dans le monde entier.
Ils préparent des listes de nouveautés qui sont envoyées aux différents services, aux différentes sections de la Médiathèque, qui sont maitres de leur choix. Les facteurs de ces choix sont multiples, dynamiques et en évolution constante: le contenu des disques bien entendu, mais aussi leur distribution, leur forme, la demande du public, etc.
QUESTION : Quels critères déterminent le choix de vos collections?
RÉPONSE : Posséder les œuvres clé de l’histoire de la musique. Être représentatives du plus grand nombre de courants musicaux. Offrir diverses interprétations des œuvres les mieux connues. Conserver des versions dites «de référence» qui ne sont pas toujours disponibles dans la promotion commerciale, une hiérarchie dans l’ensemble des enregistrements qu’elle possède.
Faire connaître un répertoire négligé par les programmes d’édition phonographique, les télés et les radios, etc.
Faire apparaître la différence entre un produit et un sous-produit.
Le produit étant représentatif d’une expression, le sous-produit relevant de la stricte production industrielle à vendre.
Décentraliser aux maximum ses collections. Avoir une présence en collection des principales formes d’expression musicale du monde entier, compte tenu de l’absence totale de distribution de ces œuvres dans le commerce.
Rassembler et faire connaître un grand nombre de marques indépendantes belges et étrangères, absentes chez la plupart des disquaires. Enfin, proposer une attitude critique face aux produits distribués et promus sur le marché, voire émettre des opinions qui peuvent être opposées à celles véhiculées par la publicité, les critiques musicaux et les revues spécialisées.
QUESTION : Beaucoup de jeunes viennent-ils louer des disques à la Médiathèque?
RÉPONSE : Le public s’est fortement rajeuni depuis un certain nombre d’années. Je dirais même que notre public devient presque à majorité jeune. Par exemple, il est frappant de voir l’importance de la fréquentation des jeunes de 16 à 25 ans, pour le discobus qui parcourt des petites villes de 5.000 à 15.000 habitants.
Aujourd’hui, un jeune de 16 ans a un pouvoir d’achat beaucoup plus grand qu’il y a quelques années. Les jeunes et les adolescents ont, avec la musique, une relation affective. Ils sont grands consommateurs de musique parce qu’elle les concerne dans leur vie personnelle, sociale, dans leurs loisirs, leurs rêves, leur vie amoureuse, leur approche de la société, et cela tient aussi au phénomène des modes et du commerce qui manipule beaucoup ce type de valeurs.
QUESTION : Quand on copie le disque d’un copain ou de la Médiathèque sur cassette, c’est un manque à gagner pour les créateurs et pour l’industrie discographique. Comment vous situez-vous par rapport à ce problème?
RÉPONSE : L’activité de copie proprement dite, bien qu’elle soit interdite, n’est pas répréhensible en soi, du moment qu’elle se passe en famille. Ce qui est répréhensible, c’est le profit, au départ d’une copie, ainsi qu’une diffusion publique, si les droits d’auteurs assujettis à ce type de diffusion n’étaient pas payés.
La Médiathèque achète ses disques. Dans ce prix d’achat, sont compris, bien entendu, comme pour tout achat de disques, les droits d’auteurs.
D’autre part, nous sommes persuadés que nous faisons vendre des disques, car nous donnons la possibilité aux gens de s’informer, et cela permet parfois d’acheter des disques que l’on ne se serait jamais procuré, si on n’avait pas eu l’occasion de les écouter au préalable. Depuis que le discobus sillonne la province du Luxembourg, le contenu des collections des disquaires s’est modifié, leur choix s’est étendu.
Enfin, il faut reconnaître aussi que si les gens enregistrent pour leurs besoins personnels des productions empruntées chez nous, ils doivent acheter les supports pour le faire, et actuellement, on peut dire que le commerce vit davantage de la vente de cassettes vierges – vidéo ou son – et du hardware de lecture (lecteur de cassette, vidéoscope, etc.), que des disques ou des cassettes préenregistrées…
Invisibilisation du prêt?
Sept ans après la publication de cet article dans « Soup’Sons », j’ai eu accès à une archive particulièrement instructive.
La Médiathèque établissait régulièrement son bilan des locations (qu’il dénommait « hit-parade ») mais celui-ci n’était qu’un document interne.
J’ai eu l’occasion de découvrir ces résultats datés de la semaine du 30 novembre 1989 pour les 33 tours empruntés.
Voici le classement de 1 à 12 (avec, entre parenthèses, le nombre de « sorties ») sur 180 disques référencés (le dernier cité étant « Imagine » de John Lennon avec 2.380 sorties dudit titre).
– 1 : Dire Straits / Love over Gold (5.578)
– 2 : Renaud / Morgane de toi (5.175)
– 3 : Renaud / Marche à l’ombre (5.038)
– 4 : Renaud / Place de ma mob (4.940)
– 5 : Renaud / Amoureux de Paname (4.921)
– 6 : Dire Straits / Making Movies (4.883)
– 7 : Dire Straits / Brothers in Arms (4.824)
– 8 : Dire Straits / Dire Straits (4.535)
– 9 : Gall / Débranche (4.407)
– 10 : Renaud / Le retour de Gérard Lambert (4.374)
– 11 : Gainsbourg / Love on the beat (4.361)
– 12 : Rapsat / Ligne claire (4.302)
À peu près à la même époque, voici les noms des douze artistes dont les singles « avaient été les plus écoutés et vendus » en France durant la semaine du 12 novembre 1989, en commençant par le N° 1 : Roch Voisine, Tears for Fears, Jive Bunny & The Mastermixers, Black Box, Simply Red, Depeche Mode, Technotronic, Gladys Knight, Tina Turner, The Rolling Stones, Francis Cabrel et Sonia.
Il n’y a là ni un bon classement, ni un mauvais. Mais constatons que les résultats sont complètement différents entre ce qui est présenté comme de l’achat ou de la location.
De là, une question rarement posée : pourquoi nos médias privés ou de service public ne proposent à longueur d’année quasi que les résultats des achats, et donc pourquoi font-ils si rarement auprès de leur public la promotion de la location?
Ceci pourrait nourrir une réflexion qu’on pourrait intituler ainsi : « Pour le public, le non droit à la diversité des pratiques culturelles ».
Bernard Hennebert
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