06 novembre 2025
ZOHRAM MAMDANI, UNE FILIATION par Abbas Fahdel (sur FB)
Le nouveau maire de New York, Zohran Mamdani, incarne une génération politique nouvelle, mais aussi un héritage intellectuel singulier : celui de ses parents. Sa mère, Mira Nair, est l’une des plus grandes cinéastes indiennes contemporaines, autrice de films célèbres comme Salaam Bombay! et Monsoon Wedding. Son père, Mahmood Mamdani, est un historien, politologue et professeur à Columbia University, dont l’œuvre a renouvelé la compréhension des rapports entre colonisation, modernité et violence politique. Leur fils grandit ainsi à la croisée de deux héritages : celui du cinéma engagé et celui de la pensée critique — deux formes de résistance à l’oubli et à l’ordre établi.
Né en 1946 à Bombay, Mahmood Mamdani grandit en Ouganda, au sein d’une communauté d’origine indienne installée en Afrique de l’Est depuis l’époque coloniale. Il étudie aux États-Unis, à Harvard, avant de revenir enseigner en Afrique, notamment à Dar es Salaam, haut lieu du bouillonnement intellectuel des années 1970.
Exilé après l’expulsion des Asiatiques par Idi Amin en 1972, il devient une figure de la pensée postcoloniale, dont l’expérience personnelle nourrit la réflexion : comprendre comment le pouvoir colonial a survécu à la décolonisation, sous d’autres formes, dans les structures de l’État, la mémoire et la violence.
Dans son ouvrage majeur, Citizen and Subject: Contemporary Africa and the Legacy of Late Colonialism (1996), Mamdani démontre que les États africains nés de l’indépendance n’ont pas véritablement rompu avec le système colonial.
Le pouvoir colonial, explique-t-il, avait séparé les sociétés en deux mondes : celui des citoyens urbains, régis par le droit civil, et celui des sujets ruraux, soumis au droit coutumier et à des chefs administrés.
Cette division entre « modernité » et « tradition » — entre le citoyen et le sujet — a survécu aux indépendances et continue de structurer les inégalités politiques et sociales. Ce livre fait de Mamdani l’un des penseurs les plus lucides du postcolonialisme africain, un auteur soucieux de dévoiler les continuités de la domination sous les discours de la liberté.
Quelques années plus tard, dans When Victims Become Killers: Colonialism, Nativism, and the Genocide in Rwanda (2001), Mamdani s’attaque à l’interprétation dominante du génocide rwandais.
Il refuse les lectures moralisantes ou culturalistes, et montre que les catégories « Hutu » et « Tutsi » sont le produit de classifications raciales coloniales imposées par les puissances européennes.
Ce ne sont pas des identités ancestrales, mais des inventions administratives qui ont figé les hiérarchies et nourri les violences.
Mamdani y formule une thèse dérangeante : le génocide n’est pas un retour à la barbarie, mais l’aboutissement d’une modernité coloniale qui a naturalisé la différence. Ainsi, ceux que l’Occident présente comme des peuples « sans histoire » sont en réalité les victimes — et parfois les produits — de son propre ordre racial.
C’est toutefois avec Good Muslim, Bad Muslim: America, the Cold War, and the Roots of Terror (2004) que Mamdani atteint une reconnaissance mondiale. Publié dans le sillage du 11 septembre, l’ouvrage déconstruit la nouvelle idéologie de l’époque : celle du « choc des civilisations ».
Mamdani y démontre que la distinction entre « bons » et « mauvais » musulmans n’est pas religieuse, mais géopolitique.
Le « bon musulman » est celui qui se conforme à l’ordre occidental ; le « mauvais » est celui qui le conteste.
Cette dichotomie, écrit-il, trouve son origine dans la guerre froide, lorsque les États-Unis, pour affaiblir l’Union soviétique, ont soutenu, financé et armé les moudjahidines afghans, érigeant le jihad en arme politique.
L’islam politique a été fabriqué par l’empire avant d’être diabolisé par lui. Les « freedom fighters » des années 1980 sont devenus, vingt ans plus tard, les « terroristes » de la guerre contre le terrorisme.
Ce que Mamdani dénonce, c’est la moralisation du politique. Au lieu d’expliquer la violence par des causes historiques et géopolitiques, l’Occident la renvoie à la « culture » des autres. Ainsi, il ne se demande jamais ce qu’il a fait, mais qui ils sont. Cette inversion du regard — où la politique de domination devient défense de la civilisation — constitue, selon Mamdani, le cœur de l’idéologie impériale contemporaine.
« Quand on explique le comportement des autres par leur culture, on justifie le nôtre par notre politique », écrit-il.
Good Muslim, Bad Muslim est donc bien plus qu’une critique de l’américanisme post-11 septembre : c’est une généalogie du mensonge impérial.
Mamdani y expose la continuité entre les guerres coloniales, la guerre froide et la « guerre contre le terrorisme » : un même récit moral où l’Occident se pense comme gardien de la raison et de la liberté, tandis que les peuples dominés sont réduits à des passions primitives, à des menaces à civiliser.
L’ouvrage appelle à repolitiser la violence, à rompre avec le discours de la peur, à reconnaître la responsabilité historique de l’Occident dans les désastres qu’il dénonce. L’ensemble de l’œuvre de Mahmood Mamdani peut se lire comme un combat contre l’amnésie.
Elle met à nu les continuités du pouvoir colonial dans les institutions, les discours et les guerres du présent.
Et l’on comprend dès lors la portée symbolique du fait que son fils, Zohran Mamdani, issu d’une telle lignée intellectuelle et militante, devienne aujourd’hui maire de New York, la capitale du capitalisme global et du récit américain lui-même.
C’est une ironie de l’histoire, mais aussi une promesse : celle qu’un monde critique de l’empire puisse enfin parler depuis son centre.
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Zohran Mamdani élu maire de New York : voilà une image qui fissure les fondations idéologiques des États-Unis.
À trente-quatre ans, ce jeune homme issu de l’immigration africaine et sud-asiatique, élu sur un programme socialiste, s’impose à la tête de la capitale financière du monde face à des figures de l’establishment démocrate et à une droite réduite à ses réflexes sécuritaires.
C’est une fracture dans le récit américain : celle d’un pays qui découvre que son cœur peut battre autrement que pour Wall Street.
Sa victoire face à Andrew Cuomo et Curtis Sliwa marque un changement de sensibilité politique. Tandis que Cuomo promettait de “rétablir l’ordre”, Mamdani parlait de dignité : de logements abordables, de transports publics gratuits, de crèches municipales et d’épiceries appartenant à la ville. Il rappelait qu’à New York, la plus riche des métropoles, des milliers de personnes dorment dans la rue, et que la prospérité des uns se nourrit du désespoir des autres. En remettant la justice sociale au centre du débat, il a osé faire renaître un mot banni du vocabulaire politique américain : le socialisme. Et c’est cela, sans doute, qui inquiète Washington, Wall Street et leurs relais médiatiques.
Au-delà de ses promesses sociales, Mamdani a tenu un langage que presque personne n’ose tenir : il a nommé génocide ce que l’armée israélienne commet à Gaza. Dans un pays où l’on condamne les crimes du monde entier sauf ceux de ses alliés, il a choisi la vérité plutôt que le confort. Il a aussi réclamé l’arrestation de Benyamin Netanyahou pour crimes de guerre. Ce geste, dans le contexte américain, dépasse le courage : il relève d’une rupture morale.
Dans une société où critiquer Israël demeure un tabou quasi religieux, cette position confère à sa victoire une portée inédite. Mamdani rappelle à l’Amérique sa contradiction fondamentale : celle d’un empire qui se drape dans les droits de l’homme tout en finançant et armant les bourreaux, qui se dit démocratique mais craint la souveraineté populaire.
L’élection de Mamdani résonne aussi comme une mise en accusation du système bipartisan américain, prisonnier de la finance, des lobbies et de la peur panique de tout ce qui ressemble à une alternative.
Les Républicains l’ont déjà qualifié de “communiste”, et Donald Trump, fidèle à ses outrances, a menacé de couper les fonds fédéraux à New York tant que ce “communiste” la gouvernera. Derrière ces invectives se devine la peur d’une élite qui comprend que le centre de gravité lui échappe. Si un socialiste peut désormais gouverner New York, c’est que les fissures de l’empire ne sont plus des accidents : elles deviennent des failles. C’est que le peuple américain, longtemps hypnotisé par le mirage du “rêve américain”, commence à en voir l’envers : la dette, la précarité, l’exclusion.
Zohran Mamdani ne vient ni d’un think tank ni d’une dynastie politique. Il vient du réel : celui des loyers impayables, des travailleurs invisibles, des jeunes étouffés par les dettes d’études. Il parle le langage de ceux qu’on n’écoute pas. Gouverner New York, c’est gouverner une métropole où se concentrent tout ce que le capitalisme mondial a produit de plus éclatant et de plus violent : la richesse sans limites et la pauvreté sans recours, la puissance médiatique et le silence des victimes.
C’est là tout le sens de sa victoire : elle n’est pas seulement électorale, elle est symbolique. À travers Mamdani, ce sont les périphéries qui entrent à l’Hôtel de Ville. Pour la première fois, un enfant du Sud global gouverne une métropole du Nord sans s’excuser d’en être issu.
le cinéaste Abbas Fahdel (sur FB)
Le discours de la victoire
« Donald Trump, puisque je sais que tu regardes, j’ai quatre mots pour toi : monte le son ! Parce que ce que vous entendez ce soir – ce qui résonne à travers le Queens et le Bronx, à travers chaque arrondissement que vous avez essayé de diviser – c’est le son d’une ville qui refuse d’être gouvernée par la peur. Vous avez bâti votre empire sur notre dos, sur des salaires volés, sur des syndicats brisés, sur des tours qui jettent des ombres sur les maisons des travailleurs.
Tu as dit que New York était à toi. Eh bien, regarde autour de toi ce soir – ça ne l’a jamais été. Voici une ville d’immigrés, de rêveurs, de combattants.
C’est la ville des chauffeurs de taxi, des livreurs, des locataires qui s’organisent au lieu de se rendre. Vous nous avez traités de losers. On s’appelait camarades. Et ce soir, on a gagné. Alors, M. Trump, montez le son et écoutez attentivement : voilà à quoi ressemble la démocratie quand elle vient d’en bas. Voilà à quoi ressemble New York quand elle appartient à nouveau à son peuple. »
Zohram Mamdani traduit par Abbas Fahdel


Philippe Malarme
Posted at 13:16h, 08 novembreComme quoi, comme l’a déploré Claude dans son article sur Mamdami, il est très difficile de parler de quelqu’un sans mettre l’accent sur ses origines, plutôt que de se cantonner à le juger sur ses idées et ses actions. 😁