BELGIAN CABARETEKE par Claude Semal

Le Théâtre de Poche à Bruxelles a eu la bonne idée de reprendre mon spectacle « Small Belgian Cabaretje » pour les fêtes, revisité sous le titre de « Belgian Cabareteke ».
Il avait pas mal tourné, en France et en Belgique, du temps où Olivier Blin animait avec Pauline Dutoit « La Charge du Rhinocéros » – et s’il a pris une seule ride, c’est qu’il est assis dessus. Créé pendant six semaines au Théâtre Le Public à Bruxelles en 2006, je l’avais déjà repris « pour les fêtes » au Théâtre des Martyrs en 2015 (où nous avions encore fait 2500 entrées). Nous l’avons aussi joué un mois au Théâtre des Doms à Avignon, un été où, en moine soldat du théâtre belge, j’ai joué 48 fois en 24 jours (« Œdipe à la Ferme » à 16h et « Cabaretje » à 22h) … pendant que Loli était enceinte de Sam. C’était, comment dire… assez sportif.

Nous étions logés à une vingtaine de kilomètres d’Avignon, et je faisais deux aller-retours par jour en camionnette. Je me parquais sur l’île de la Barthelasse, puis j’allais rejoindre le Gilgamesh ou les Doms en vélo.
Moi qui aime généralement boire un verre avec les spectateurs après avoir chanté ou joué, je carburais à l’eau de source du Château La Pompe, et je m’enfuyais comme un voleur à la fin de chaque représentation.
Pendant un mois, sous le joli ciel provençal, je n’ai à peu près fait que dormir et bosser. Mais ce fut une bien belle aventure – qui nous a permis ensuite de tourner pendant deux saisons en France – et jusque sur l’île de la Réunion.

Je répète donc à nouveau ce spectacle « historique » avec mon vieux compère Éric Drabs – le plus clownesque des musiciens et le plus musiciens des clowns – dans une mise en scène de Martine Kivits et Laurence Warin.
On dépoussière les textes d’origine pour les ancrer dans l’actualité, on répare et on entretient la dizaine d’instruments utilisés dans le spectacle, on a viré une ou deux chansons pour les remplacer par de nouvelles, et Odile Dubucq a reconditionné tous les costumes et accessoires que les rats et les souris avaient soigneusement bouffé dans notre « réserve décor ». Les moules en carton et les betteraves en polystyrène devaient être pour ces petits rongeurs de succulentes spécialités belges.

« Belgian Cabareteke » est une traversée de la Belgique par la face Nord (celle de l’imaginaire et des chansons) dans un univers burlesque où les frites, les moules et les betteraves parlent et chantent, entre quelques « sketches » plus politiques et plus grinçants (comme celui où l’adjudant-chef René Ducarme vient vous expliquer « la psychologie du coussin » – destiné à accompagner « les candidats expatriés volontaires » sur les vols Sobelair/ Sabena).

Les chansonniers et les poètes participent, je crois, à la création d’une langue et d’un imaginaire partagés sans lesquels il n’y a pas vraiment de nation commune. Le Québec s’est ainsi inventé un destin politique taillé à grands coups de chansons dans la neige et la glace. « Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver », chantait Vigneault à la Saint-Jean-Baptiste devant 100.000 personnes – et ce concert devenait en lui-même un bulletin de naissance et un acte politique. Mais pour qui a tenté l’exercice en Belgique, vous vous heurtez vite à cette incontournable réalité : la Belgique est un pays siamois – où deux nations cohabitent dans le même corps, avec l’un ou l’autre organe en commun, mais avec deux têtes qui ne parlent pas le même langage.

Réécoutez bien « Le Plat Pays » de Jacques Brel – qui est certainement la plus connue de nos « chansons identitaires ». En fait, Brel n’y parle pas vraiment de la Belgique, mais d’une sorte de Flandre imaginaire et moyenâgeuse. C’est une Belgique rêvée, catholique et flamande, sans Wallonie et sans classe ouvrière, où les montagnes sont « des cathédrales ». C’est très poétique, mais on n’y croise pas l’ombre d’une usine ou d’un terril.
Je crois d’ailleurs que Brel s’est défini lui-même quelque part comme « un Flamand francophone ».
Et s’il utilisa souvent « l’accent belge » (en fait, « l’accent bruxellois »), ce fut pour en extraire l’essence comique (comme dans « les bonbons ») plutôt que pour affirmer une identité sensible. A contrario, au Québec, le formidable chanteur Richard Desjardin écrit et chante parfois en « joual » – non pour s’en moquer, mais pour faire vibrer la fibre poétique d’une véritable langue populaire.

Cette dualité culturelle entre « francophones » et « néerlandophones » a aujourd’hui trouvé un fort prolongement politique en Flandre, avec la coexistence et la cohabitation de deux partis indépendantistes flamands (la N-Va et le Vlaams Belang) qui, ensemble, font près de 50% des voix dans l’électorat flamand.
Le premier de ces partis est « de droite » et le second « d’extrême-droite » – avec un caractère raciste plus nettement affirmé. Mais il y a quelques personnalités politiques, comme l’affreux Théo Franken, l’homme qui balançait des Africains en pixels à la mer sur son téléphone portable, qui font déjà joyeusement le pont entre les deux formations.
À l’échelon du gouvernement fédéral « belge », nous avons donc cette situation totalement surréaliste où le premier ministre « belge » (Bart de Wever) appartient en fait à un parti (la N-Va), dont le programme politique demande explicitement la disparition du pays qu’il est sensé gouverner !
Formidable : on a nommé un croque-mort à la tête de l’hôpital!
Ce n’est pas pour rien que la Belgique se montre parfois « ingouvernable » – et que la politique belge relève parfois de la psychiatrie.

Ce que j’en dis ici est beaucoup plus « sérieux » que mon spectacle lui-même – mais cela explique pourquoi « Belgian Cabareteke » reste à mes yeux, par les thématiques qu’il traverse, d’une brûlante actualité. En prenant le parti d’en rire – ce qui nous a déjà sauvé de bien des dépressions.
La location est ouverte. Dépêchez-vous : il n’y en aura pas pour tout le monde.

Claude Semal, le 14 novembre 2025.

« Belgian Cabareteke »
De Claude Semal | Du 2 au 20 décembre 2025
avec Éric Drabs et Claude Semal
mise en scène Laurence Warin et Martine Kivits
Costumes et accessoires Odile Dubucq

Semal nous fait voyager au cœur de nos contradictions, de nos grandeurs et de nos petitesses. Il a de la sincérité, le sens du rythme exact et la science du jusqu’où aller trop loin. La Libre. Semal et Drabs, en frites congelées, les fesses pleines de cloques après une séance UV dans l’huile de friture, en moule hollandaise de passage dans le plat pays avant de s’envoler au paradis des crustacés (…) Précipitez-vous pour voir ce cabaret ironique, nostalgique, caustique et loufoque. Le Soir.

Réservations : https://poche.be/show/2025-belgian-cabareteke

Le Monde entier devient belge !

La Belgique a toujours été un pays siamois – tellement « à moi » ! – deux corps viscéraux mélangés, avec l’un ou l’autre organe partagé – mais avec deux têtes complètement séparées, et qui ne parlent pas la même langue. Combien de temps encore la Belgique, cette amusante et monstrueuse créature, va-t-elle pouvoir survivre ?
En 1912, le socialiste Jules Destrée écrivait déjà au Roi Albert : « Sire, il n’y a pas de Belges : il n’y a que des Wallons et des Flamands ! ». Eh ! bien, cela ne s’est pas arrangé depuis !
Il y a bien des Bruxellois, comme interfaces entre ces deux communautés, mais ça fait 500 jours qu’ils n’ont plus de gouvernement. Pas parce que les politiciens locaux seraient particulièrement incompétents – il en est de bien pires ailleurs ! – mais parce que ce pays est extraordinairement compliqué.
Nous avons aujourd’hui comme Premier Ministre monsieur Bart de Wever, indépendantiste flamand, qui a encore déclaré en juin passé à une radio hollandaise que « la plus grande catastrophe qui soit jamais arrivée à la Flandre, c’est la séparation des Pays-Bas espagnols » au XVI ème siècle entre la Hollande et la Flandre.
Bon, plus récemment, la Flandre a quand même été occupée deux fois par l’armée allemande, impériale et nazie, mais cela, c’est sans doute un détail de l’histoire, beaucoup moins tragique qu’un poste de douane entre Antwerpen et Utrecht – et qui a même ouvert quelques opportunités de collaboration pangermanique.
Nous vivons ainsi dans le seul pays au monde où le Premier Ministre souhaite la disparition du pays qu’il dirige.
Car si tu es pour l’indépendance de la Flandre, comme la N-Va et le Vlaams Belang, tu es inévitablement pour la disparition de la Belgique.
Vous me direz : on n’est pas beaucoup mieux servi en Wallonie, avec l’autre tatoué du bulbe qui va entraîner tous les chômeurs au CPAS comme il entraîne déjà les Francs-Borains en division provinciale. C’est vrai.

CQFD : Quod Erat Demonstrandum, comme dirait Bart. Et j’ajouterais : « Nunc est bibendum ». Maintenant, il faut boire un coup. On peut en discuter au bar. Car moi, malgré tout ça, je reste très optimiste. Bruxelles n’a peut-être pas de gouvernement, mais c’est quand même la capitale de la Belgique, de la Flandres, de l’Europe, de l’état-major de l’OTAN – une petite province des USA, une grande ville de Méditerranée, un port de la Baltique, un petit coin de Turquie, un quartier de Kinshasa… Je suis sûr que demain, Bruxelles deviendra la capitale du monde. Du monde ! Regardez autour de vous : ce n’est pas tant la Belgique qui s’internationalise, c’est le monde entier qui devient belge ! Et là, je m’excuse, mais pour une fois… c’est nous qui avons une longueur d’avance !

»Cabareteke », discours final, extrait.

 

No Comments

Post A Comment