
29 juillet 2025
AWDA HATHALEEN, LA VIE QUOTIDIENNE EN CISJORDANIE par Gwen Breës
Masafer Yatta est une zone rurale semi-désertique située dans les collines du sud d’Hébron — non loin de la ligne verte, qui constitue selon le droit international la frontière entre Israël et les territoires palestiniens. Elle fait partie de la zone C, administrée et contrôlée par Israël. Masafer Yatta est composée d’une vingtaine de villages et hameaux palestiniens qui, non reconnus légalement, sont régulièrement menacés de démolition. C’est principalement dans deux d’entre eux, Jinba et At‑Tuwani, qu’a été tourné le film « No Other Land ».
Umm al-Khair est un autre de ces villages. Il abrite une communauté bédouine palestinienne autochtone, dont les habitants sont principalement bergers et cultivateurs.
Lundi 28 juillet 2025. Selon plusieurs témoignages, un groupe de colons arrive à Umm al-Khair avec un bulldozer dans le but de démolir des maisons palestiniennes. Des villageois tentent d’empêcher la destruction, accompagnés de quelques personnes extérieures au village, dont un étudiant en médecine américain et un Italien — chaque jour, une poignée de militants israéliens et internationaux sillonne la Cisjordanie pour tenter d’aider les Palestiniens à empêcher les exactions des colons. Le conducteur avance son bulldozer, lame levée, et blesse gravement un habitant à la tête. Les enfants jettent des cailloux vers l’engin.
Awda Hathaleen, 31 ans, professeur d’anglais, marié et père de trois enfants, se tient devant le centre communautaire du village. À quelques mètres de lui, Yinon Levi, 35 ans, colon et entrepreneur de travaux publics, lui aussi marié et père de trois enfants, le pointe avec son révolver. Il tire de sang froid. Le Palestinien, touché à la poitrine, s’effondre. La scène est filmée : le colon, très nerveux, ne cherche pas à cacher son visage.
La suite est sans surprise. L’armée israélienne cerne le village et arrête au moins quatre Palestiniens et deux ressortissants étrangers, qu’un des colons leur a désignés. Yinon Levi est emmené par la police pour être interrogé. Selon le site Ynet, il donne sa version des faits à la police : il était venu effectuer des travaux de construction autorisés dans le cadre d’un projet d’extension de la colonie de Carmel, toute proche, quand « des dizaines d’émeutiers » lui ont jeté des pierres…
Le journal Haaretz raconte qu’en 2022, déjà, Souleiman Hadalan, berger septuagénaire devenu « l’horloge » d’Umm al-Khair, avait été écrasé par le conducteur d’une dépanneuse travaillant pour la police israélienne. Une vidéo montre la dépanneuse renversant Souleiman, l’écrasant et le traînant sur plusieurs mètres, avant de prendre la fuite avec son escorte de police. Un soldat dans la jeep tire en l’air pour chasser les villageois scandalisés. La police publie ensuite un communiqué s’indignant des pierres jetées contre son équipe, sans mentionner « l’accident ». Souleiman Hadalan meurt de ses blessures. 15.000 personnes participent à ses funérailles. Aucune poursuite n’est engagée contre le conducteur ni les policiers.
Depuis le 7-Octobre, la violence coloniale a redoublé en Cisjordanie : bombes lacrymogènes, grenades assourdissantes, tabassages nocturnes, vols, incendies, routes bloquées, bétail tué, champs et canalisations d’eau dévastés… Depuis que Gaza est sous les bombes, plusieurs centaines de familles de Cisjordanie ont ainsi été déplacées de force et près de 1000 habitants, dont au moins 200 enfants, ont été tués par l’armée israélienne ou par des colons.
Selon Amnesty International, la zone de Masafer Yatta est particulièrement sujette aux attaques de colons organisés au sein d’un « avant-poste » voisin de Umm al-Khair : la ferme de Meitarim, créée en 2021… par Yinon Levi. Le Times of Israel a révélé que cet avant-poste, bien qu’illégal, est soutenu par la société de développement du conseil régional d’Har Hebron, c’est-à-dire par les pouvoirs publics.
Yinon Levi fait partie d’une mouvance — appelant à la création d’un royaume juif, d’où tous les non-Juifs seraient expulsés — considérée il y a quelques années comme « terroriste », mais qui aujourd’hui siège au gouvernement. Selon l’organisation israélienne Breaking the Silence, l’administration civile de l’armée israélienne fait régulièrement appel aux services de Yinon Levi et de son bulldozer « pour détruire des structures palestiniennes en Cisjordanie et, récemment, également à Gaza ».
Le journal +972 raconte que, quelques jours après le 7-Octobre, Yinon Levi dirigeait un groupe de colons, accompagnés de deux soldats, qui dévastèrent le village de Khirbet Zanuta et passèrent à tabac ses habitants. La totalité des 27 familles prennent la fuite. Levi démolit ensuite leurs maisons et leurs oliviers avec son bulldozer. « Ils savent qu’aucune loi ne s’applique à eux. Ils n’ont peur de rien », enrageait un habitant chassé. Le mois suivant, un éleveur de la région témoignait à Mediapart ne plus oser sortir son bétail, et admettait être terrorisé : « Tous les colons ont un fusil d’assaut ».
Les faits d’armes de Yinon Levi lui ont valu de faire partie des quelques « colons violents » faisant l’objet de sanctions internationales en 2024. Le gouvernement français lui reproche notamment d’avoir « pris d’assaut et saccagé des maisons de familles palestiniennes, ainsi que lâché ses chiens sur des bergers palestiniens pour qu’ils s’en prennent physiquement à eux, tout en faisant paître son troupeau sur leurs terrains privés ». D’autres pays, comme le Canada ou le Royaume-Uni, l’ont sanctionné pour avoir « menacé des familles avec des armes à feu et détruit des biens dans le cadre d’une action ciblée et calculée visant à déplacer des communautés palestiniennes. »
L’État d’Israël ne l’a jamais traduit en justice.
Quant à Awda Hathaleen, il a été déclaré mort à son arrivée à l’hôpital. « C’est ainsi qu’Israël nous efface, une vie à la fois », a écrit le jour-même Basel Adra, co-réalisateur palestinien de « No Other Land ». Awda avait participé à ce film — où il apparaît — en aidant les cinéastes à filmer à Masafar Yatta.
Plus qu’un professeur d’anglais, Awda était un pilier de sa communauté et « un militant remarquable » contre la colonisation. À lire les hommages qui pleuvent depuis hier, il avait tissé de nombreux liens de par le monde et était très apprécié pour sa gentillesse, son humour, son courage. « Son énergie inépuisable lui permettait d’ouvrir sa maison et de représenter fièrement sa communauté auprès des nombreux visiteurs, toujours prêt à expliquer les conditions horribles auxquelles sa communauté est confrontée et à recruter de nouveaux militants. » L’organisation américaine Jewish Voice for Peace appelle à ce que « sa mémoire soit une révolution. » Awda Hathaleen écrivait également des articles dans le média palestino-israélien +972 Magazine. Le dernier texte qu’il a écrit se termine sur son désir de pouvoir garantir « un environnement sûr à ses enfants ».
Le 12 juin, Awda avait s’était rendu dans la Baie de San Francisco, avec son cousin, dans le cadre d’une mission humanitaire interconfessionnelle : témoigner de leur vie en Cisjordanie, à l’invitation de synagogues progressistes. Munis de visas valides, les deux hommes se sont pourtant vus refuser l’entrée aux États-Unis. Détenus pendant une journée entière à l’aéroport de San Francisco, et alors qu’une centaine de personnes s’étaient rassemblées pour protester contre leur détention, ils ont été expulsés par avion.
Ces mêmes États-Unis qui ont refusé l’entrée d’Awda sur leur territoire, avaient pris, en 2024, des sanctions contre son futur meurtrier. Ainsi, le compte bancaire d’Yinon Levi dans une institution israélienne avait été gelé… ce qui avait poussé une organisation caritative à lancer une campagne de crowdfunding en sa faveur, lui rapportant l’équivalent de 136.000€ — une somme officiellement destinée à subvenir aux besoins de sa famille.
Les sanctions américaines avaient également valu à Levi le soutien symbolique du ministre des Finances, Bezalel Smotrich, et même une invitation en commission Finance du parlement israélien par un député du parti de Smotrich : Zvi Sukkot… le même qui s’est distingué il y a trois mois par ce propos : « Tout le monde s’est habitué à ce que l’on puisse tuer des centaines de Gazaouis en une nuit. Le monde entier s’en fiche. »
Dès le premier jour de son retour à la Maison-Blanche, l’administration Trump a levé ces sanctions.
Salut à toi, Awda Hathaleen.
Gwen Breës le 29 juillet 2025 (sur sa page FB et dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur)
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Ci-dessous des articles écrits par Awda Hathaleen, un podcast de la série Unsettled où il est interviewé et un article d’Orient XXI sur « la brutalité banale » des colons à Masafer Yatta. En commentaire de ce texte sur la page FB de Gwen, on peut également voir la vidéo des circonstances de son assassinat.
https://www.972mag.com/writer/awdah-hathaleen/?
https://icahd.org/2020/05/15/awdah-hathaleen/?
https://orientxxi.info/magazine/cisjordanie-journees-ordinaires-a-massafer-yatta,8323?
EDIT 30 juillet 2025 (1) : L’HOMME QUI SOURIT
Ce qui est insupportable, au-delà de tout le reste, quand on tente d’écrire sur ce qu’Israël fait à la Palestine, c’est d’être sans cesse rattrapé — dépassé — par des nouvelles qui repoussent toujours plus loin les limites de l’inhumanité.
L’homme qui sourit sur une photo s’appelle Yinon Levi. Il est l’un des « colons violents » multi-récidivistes faisant l’objet de sanctions internationales pour le harcèlement et la terreur qu’ils répandent dans les villages palestiniens, notamment en Cisjordanie. J’ai raconté ce matin quelques-uns de ses faits de guerre, dont le plus récent est d’avoir tué Awda Hathaleen, habitant du village bédouin palestinien d’Umm al-Kheir et activiste contre la colonisation. Voir ici pour les circonstances et le contexte, ahurissants mais tristement banals, de ce drame :
https://www.facebook.com/gw.brs/posts/pfbid02k6mUsCtRP42T4ShW9iVLJ9zouTAgJxZBrWUGEH3g3Z7hbULhuHspNtzsXo4xZPw7l
Voici donc le meurtrier, au lendemain de son crime, menottes aux poings et sourire aux lèvres. Content de lui.
Je ne pensais pas revoir son visage aujourd’hui, mais je viens de lire dans Haaretz et dans Times of Israel le compte-rendu de son audience de mise en détention provisoire…
Un représentant de la police a déclaré à la cour que le colon avait été attaqué par des lanceurs de pierres et qu’il avait donc probablement agi en état de légitime défense. Pour rappel, Yinon Levi n’habite pas Umm al-Kheir, mais un « avant-poste » de colonisation. Il s’est rendu au village, accompagné d’un bulldozer, pour démolir des habitations palestiniennes. La vidéo filmée au moment de son tir ne montre ni “caillassage” ni agression à son encontre : il a tiré de sang-froid.
Limor Son Har-Melech, députée de Pouvoir Juif — le parti du ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben Gvir — était également présente à l’audience « pour soutenir Yinon Levi, le pionnier qui protège notre terre nationale pour nous tous ». Cette habitante d’une colonie est une fervente défenseuse des « avant-postes » et de l’annexion de la Cisjordanie.
Quasiment au même moment où se déroulait l’audience, le ministre des Finances Bezalel Smotrich (Parti du sionisme religieux) déclarait qu’Israël est en train de « mener une révolution » en Cisjordanie, en « imposant sa souveraineté de facto ». Smotrich a promis que l’annexion serait concrétisée avant la fin du mandat de l’actuel gouvernement, soit avant octobre 2026.
Dans ce climat qui sent bon l’impunité coloniale, la juge a fait preuve de compréhension : Yinon Levi a été placé en résidence surveillée chez lui, jusqu’à vendredi, « sous la supervision de sa femme et de sa belle-sœur ». Pendant ce temps, la police mène son enquête pour… homicide « involontaire ».
Quant à Awda Hathaleen, dont la mort est largement pleurée des deux côtés de la ligne verte, il ne pourra pas être enterré dans son village : « suite à une évaluation de la situation », l’armée s’y refuse.
Cet après-midi, la tente funéraire d’Umm al-Kheir, où de nombreux militants pour la paix et contre la colonisation avaient rejoint les habitants du village, a été déclarée « zone militaire fermée ». L’armée a expulsé de force les journalistes et les non-résidents du village, en lançant des grenades assourdissantes.
La perversité coloniale, elle aussi, est assourdissante.
EDIT 30 juillet 2025 (2) : LE REPORTAGE DE +972 MAGAZINE
L’indispensable média palestino-israélien +972 Magazine vient de publier un article sur son collaborateur Awdah Hathaleen, tué hier dans son village de Cisjordanie par un colon israélien (cf posts précédents). Hommage à un activiste qui défendait les communautés bédouines palestiniennes, l’article revient aussi sur les circonstances du drame…
Le tueur, le multirécidiviste Yinon Levi, affirme avoir été agressé par « des dizaines d’émeutiers » qui lui auraient jeté des cailloux. Une organisation d’extrême droite qui le soutient juridiquement a qualifié l’incident de tentative de « lynchage ». La juge a fait mine de les croire, puisque Levi est désormais en « résidence surveillée » chez lui, « sous la supervision de sa femme et de sa belle-sœur » ! Plusieurs habitants palestiniens du village, accusés de jets de pierres, sont, eux, encore en prison.
L’enquête de +972, qui a visionné une vingtaine de vidéos de l’incident, « montre clairement que ce sont les colons qui ont attaqué les habitants palestiniens, et non l’inverse ».
À l’arrivée des colons, des habitants se sont placés devant leur bulldozer pour tenter d’arrêter son avancée. Mais il a poursuivi sa route en arrachant des oliviers, en détruisant la clôture du village et la conduite principale d’eau, avant de tenter d’écraser un villageois. « Ce n’est qu’à ce moment-là que plusieurs habitants ont commencé à jeter des pierres sur la machine. » Lorsque Levi s’avance, armé de son revolver, aucun caillou ne lui est d’ailleurs lancé. Il frappe un villageois à la tête avec la crosse de son arme, puis tire deux coups en direction du village. Awdah Hathaleen, qui se trouve à 35 mètres de là, en train de documenter la scène, est touché en pleine poitrine.
On peut douter que la justice israélienne soit sensible à cette contre-enquête. Mais il est important qu’elle circule largement :
https://www.972mag.com/awdah-hathaleen-slain-israeli…/
EDIT 31 juillet 2025 (3). L’IMPOSSIBLE DEUIL.
En Cisjordanie, même “le chagrin est devenu une résistance“, écrit Basel Adra.
Cet après-midi, une grève de la faim a été entamée par l’épouse d’Awda Hathaleen, sa mère, et une soixantaine de femmes du village bédouin palestinien d’Umm al-Kheir. L’armée et la police israéliennes refusent de restituer le corps d’Awdah, abattu lundi par le « colon violent » Yinon Levi.
Prétextant des travaux de terrassement pour l’agrandissement de la colonie de Carmel, celui-ci était venu attaquer des bâtiments du village à coups de bulldozer. Face à l’opposition des habitants, il avait tiré deux coups de feu, dont l’un tua Awdah, qui se tenait à une trentaine de mètres. À un militant pacifiste israélo-américain présent sur place, Yinon Levi a déclaré être « content » d’avoir tué Awdah.
Selon Haaretz.com, l’armée israélienne impose à la famille du défunt des conditions inacceptables pour récupérer son corps : aucune tente de deuil ne doit être installée près de sa maison, son enterrement ne peut avoir lieu dans son village, et le nombre de participants aux funérailles doit être limité à 15 personnes. La famille a rejeté ces conditions inhumaines, qui ont déclenché la grève de la faim.
Pendant ce temps, quatre habitants du village ont été présentés ce matin à un tribunal militaire : ils sont accusés « d’émeute » pour avoir jeté des cailloux sur le bulldozer. Le meurtrier, lui, est sous le coup d’une enquête pour… « homicide involontaire ». La juge l’a placé jusqu’à demain en « résidence surveillée, sous la supervision de sa femme et de sa belle-sœur »… Autrement dit, chez lui : dans son « avant-poste », construit illégalement près d’Hébron, qui sert de base arrière à ses actions régulières contre les paysans palestiniens de la région.
Au lendemain du meurtre d’Awda Hathaleen, le ministre israélien de la Sécurité nationale Itamar Ben-Gvir s’est réjoui, selon Haaretz, lors d’une conférence de son parti, que depuis sa prise de fonction, la police israélienne a changé son approche envers les colons et les militants d’extrême droite en Cisjordanie.
Le mouvement Yesh Din (Volontaires pour les droits humains) vient d’ailleurs de rapporter le décès d’un autre Palestinien de Cisjordanie : Hamis Ayad, 45 ans originaire du village de Silwad, mort des suites de l’inhalation de fumée alors qu’il essayait d’éteindre un incendie allumé par des colons. Le mouvement dénonce la multiplication des « avant-postes », encouragés par le gouvernement qui leur offre entres autres du matériel « de sécurité ».
Les Palestiniens n’ont pas seulement contre eux les colons, le gouvernement, l’armée et la police. On a ainsi appris que la juge qui a relâché Yinon Levi est Chavi Toker, première femme ultra-orthodoxe à avoir accédé à ce poste en Israël. Sa nomination, en 2018, avait été considérée comme « un pas en avant pour la communauté ultra-orthodoxe dans son ensemble ».
En février et mars de cette année, la juge Toker est avait permis à la police israélienne de perquisitionner à deux reprises The Educational Bookshop, que Le Monde présente comme « une institution incontournable de la vie culturelle palestinienne de Jérusalem-Est », d’y saisir de nombreux ouvrages et d’arrêter ses propriétaires, qui furent détenus pendant deux jours puis placés en assignation à résidence. Leur crime ? Faire vivre la littérature et la culture palestinienne.
Comme l’écrit le mouvement juif-arabe pour la paix Standing Together : « La violence des colons fait partie intégrante de l’infrastructure de l’État. Ce qui s’est passé lundi n’a rien d’un acte isolé : c’est une politique d’État. »
Gwen Breës
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