CHÈRE OPHÉLIE FONTANA, QUI DOIT « SE BOUGER LE CUL » ? par Julien Truddaïu

L’étrillage de l’émission caritative « Viva for Life » fut longtemps la spécialité d’Irène Kaufer – dans l’Asympto, et partout ailleurs avant cela. Julien reprend ici brillamment le relais. « Mieux que la charité : la Sécurité Sociale ». (CS)

Chère Ophélie Fontana,
J’ai un peu hésité à faire (comme quasi chaque année) un post pour dénoncer l’opération Viva For Life, à laquelle vous participez activement depuis quelques années. Mes principes philosophiques et politique étant très éloignés de la charité. Surtout quand celle-ci se donne en spectacle. Mais je suis tombé sur deux vidéos. J’ai dû les repasser 2 ou 3 fois pour être certain de ce que je voyais et j’entendais.

Chère Ophélie Fontana,
C’est d’abord de la honte que j’ai ressentie (et le mot est encore faible). De la honte pour le service public audiovisuel face à l’obscénité que représente cette séquence où vous avez accepté de mettre un glaçon dans votre culotte pour chanter une chanson. Le tout pour engranger des dons pour financer des associations qui luttent contre la précarité infantile (l’expression gentille pour dire que des enfants crèvent et se voient amputés de leur chance dans la vie).
C’est ensuite de la colère qui m’a envahi lorsque j’ai vu cette seconde séquence où vous nous enjoignez à « nous bouger le cul », les larmes aux yeux.
« Nous bouger le cul » ai-je entendu. Qui est ce « nous » ? Et pour quoi exactement, chère Ophélie Fontana ?
– Pour lutter contre les politiques qui sont à l’origine de cette misère qui s’élargit ?
– Pour manifester contre les lois scélérates de l’Arizona qui vont plonger encore davantage de familles (au premier rang les mamans solo) dans la précarité ?

Je n’ai rien entendu de tel de la part de la journaliste expérimentée que vous êtes.
Pas de décryptage ou d’explications de ce qu’est occupé à faire le gouvernement fédéral ou celui de la Fédération Wallonie-Bruxelles : c’est-à-dire précariser et enfoncer les personnes fragiles dont vous parlez depuis cinq jours enfermée dans votre petit cube en verre.
Les chiffres et perspectives, vous les avez.
Parce que, particulièrement cette année, le timing était parfait !
Peu de temps avant que vous vous enfermiez dans votre cube de verre pour 144 heures consécutives, le gouvernement Arizona actait 23,3 milliards d’euros de coupes budgétaires et la Fédération Wallonie-Bruxelles votait 255 millions d’économies pour 2026.
Avez-vous évoqué les conséquences de ces coupes budgétaires qui pourtant sont en lien direct avec ce qui vous a tant ému et poussé à nous enjoindre de « nous bouger le cul » ?
Je ne crois pas.

Chère Ophélie Fontana,
C’était pourtant pas très compliqué de rappeler que :
– 39,5% des parents solo sont en risque de pauvreté contre 14,4% pour les couples avec enfants ?
– Que 26,8% des enfants vivant en famille monoparentale connaissent une situation de privation matérielle, contre 3,5% à 9,2% dans les ménages avec deux parents ?
– Que 87% des familles monoparentales sont dirigées par des femmes, et qu’un quart d’entre elles vivent sous le seuil de pauvreté ?
– Que l’Arizona va faire basculer une bonne partie de ces personnes et leurs enfants dans la catastrophe et aggraver la situation de tant d’autres.
– Que la limitation du chômage va plonger 24 668 personnes rien qu’à Bruxelles dans le vide, un vide entre la fin des allocations et un hypothétique passage au CPAS, avec plusieurs semaines au mois sans aucun revenu.

Chère Ophélie Fontana,
Savez-vous que des dizaines de milliers d’enfants sont placé·es chaque année en Belgique francophone, et qu’un nombre croissant le sont pour cause de précarité plutôt que de maltraitance ?
Viva for Life et la Fédération Wallonie-Bruxelles ont d’ailleurs cofinancé en urgence 192 nouvelles prises en charge pour des familles d’accueil, parce que les structures d’hébergement étaient saturées et le manque de familles d’accueil devenait de plus en plus préoccupant. La faute à qui ? Au définancement constant des pouvoirs publics et au manque de moyens criant.

En novembre dernier, la RTBF lançait sa grande opération « Parlons Solutions – Tous au boulot !? ».
Un podcast, des émissions, une mobilisation éditoriale pour « remettre les gens à l’emploi ». Outrepassant son rôle de médias public, la RTBF n’a cessé à cette occasion de stigmatiser les chômeurs et chômeuses en les enjoignant à « se remettre sur le droit chemin » au lieu d’analyser en profondeur les causes structurelles du chômage. Elle a largement relayé le discours gouvernemental.
Après cette l’opération plus que discutable vous voici avec Viva for Life, qui comme chaque année, renvoie la responsabilité de la misère aux individus pour masquer la démission organisée de l’État. Miser tout sur le côté spectaculaire est certes moins risqué politiquement… au détriment de l’information et de la pédagogie et d’une meilleure compréhension des enjeux.

Chère Ophélie Fontana,
Je me souviens de ces mots de Bernard De Vos Dumont, ancien Délégué Général aux Droits de l’Enfant formulés avec une lucidité quasi désespérée il y a quelques années : « Beaucoup d’associations financées par Viva For Life s’aperçoivent que c’est la seule solution pour survivre, du fait que les robinets sont coupés du côté des pouvoirs publics ».
Voilà où nous en sommes : la charité médiatique comme dernier recours parce que les droits sociaux sont systématiquement sabotés. Et sans que vous expliquiez comment et au nom de quoi.

Ce que la RTBF pratique a un nom. Les cinéastes latino-américains Luis Ospina et Carlos Mayolo l’ont théorisé dans les années 1970. Ils appelaient ça « porno-misère ». La transformation de la pauvreté en spectacle marchand, en produit émotionnel consommable. Une esthétique qui « fait de l’être humain un objet, quelque chose d’étranger à sa propre condition ».

Chère Madame, votre glaçon dans la culotte pour chanter Céline Dion illustre bien tout cela. un dispositif d’appât émotionnel pour ouvrir les portemonnaies pendant que les décideurs politiques démantèlent l’État social.
Chez nos voisins français, ATD Quart-Monde alerte régulièrement sur les dangers de la représentation stigmatisante de la pauvreté dans les médias, entre clichés et « casting de pauvres », entre sensationnalisme et absence d’analyse des causes structurelles.
Le gouvernement Arizona prévoit de faire porter l’effort budgétaire majoritairement sur les épaules les plus fragiles. Les « épaules les plus larges » (taxe sur les fortunes, fiscalité progressive renforcée) ne contribuent qu’à hauteur de moins de 2 milliards sur 23,3 milliards.

Chère Ophélie Fontana, il faut que « nous nous bougions le cul » ?
Il me semblait que votre métier, c’était autre chose que de chanter Céline Dion avec un glaçon dans la culotte.
Informer sur les mécanismes de l’appauvrissement, enquêter sur les responsabilités politiques, analyser les impacts des politiques d’austérité, décrypter les discours de stigmatisation, donner la parole aux personnes concernées, pas les transformer en objets de pitié, questionner les pouvoirs, pas faire leur promotion en acceptant des dons de leurs part avec l’argent public (un comble).

Chère Ophélie Fontana,
Puisque vos collègues vous ont récemment élue présidente de la Société des Journalistes de la RTBF, je me permets de vous rappeler les mots si justes de André Linard, ancien secrétaire général du Conseil de déontologie journalistique, qui disait à propos de Viva For Life : « C’est le vieux débat entre la charité (aider les pauvres) et la justice (éliminer les causes de la pauvreté). Dans les années 1960 déjà, don Helder Camara, avait coutume de constater : « Quand je donne à manger à un pauvre, on dit que je suis un saint ; quand je demande pourquoi il est pauvre, on me traite de communiste. ».

Solidairement et bien à vous,

Julien Truddaïu

(sur sa page FB et dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur et en souvenir d’Irène Kaufer) (1)

(1) BONS SENTIMENTS ET MAUVAISES POLITIQUES

3 Comments
  • Eleonore de Villers
    Posted at 19:53h, 28 décembre

    Je suis entièrement d’accord avec l’article ! Et comme son auteur j’ai aussi été effarée de l’opération ‘solutions’ de la RTBF de novembre dernier. grande opération « Parlons Solutions – Tous au boulot !? ».’

    J’ai écrit à la RTBF pour m’indigner de cette posture prise par la RTBF : avec les mesures gouvernementales qui appauvrissent c’est proprement indigne de prendre ainsi le problème en culpabilisant les gens qui sont dans la misère. Il n’y aurait qu’à… On aurait cru être dans le service com de Macron: ‘traverse la rue’…

    La RTBF m’a confirmé la réception de mon message et me promettait d’être prévenue en cas de publication. Ben je n’ai rien reçu évidemment… Et pas reçu de réponse circonstanciée de la part de l’émission en question. Oui c’est navrant … Service public en péril…

  • Elisabeth FRANKEN
    Posted at 15:32h, 27 décembre

    J’espère que vous vous assurez qu’Ophélie Fontana lit désormais l’Asymptomatique A tout hasard, je rappelle que la RTBF est très largement subventionnée par la Fédération Wallonie-Bruxelles et qu’elle a un cahier de charges à remplir, des missions à remplir. Parmi celles-ci, le devoir d’informer correctement et complètement le public qui lui fait confiance. On est très loin du compte! VIVA FORT LIFE est une sinistre pantalonnade et nous ne pouvons qu’être perplexes quand nous voyons s’y prêter des personnes qui sont censées se réclamer d’un déontologie autrement exigeante. Non VIVA FOR LIFE ne répond pas aux exigences de la solidarité. Le modèle est d’ailleurs emprunté à celui des “jeux-shows” qui enferme des gens et suit leurs faits et gestes avec une caméra-espionne et jouant du voyeurisme et du sadisme qui ont la part belle. Où est le service public? le service au public?

  • Patrick Butel
    Posted at 22:25h, 26 décembre

    Je suis d’accord avec ton analyse mais que faire quand le pouvoir politique NOUS précarise, même si Viva for life est une goutte d’eau dans la mer, ça permet de montrer cette précarité sur certain média

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