DÉPEUPLER. DÉPLACER. DÉPORTER. par Gwen Breës

Transférer, réinstaller, relocaliser, émigrer, dépeupler, déplacer… Le lexique israélo-américain ne comprend pas le mot « déporter ». Même quand il euphémise ce projet largement documenté et prémédité, de nombreux médias restent incapables de nommer les choses telles qu’elles sont. Peut-on parler d’un « plan pour Gaza » quand il consiste à se débarrasser des Gazaouis ?

La falsification de l’histoire est une composante intrinsèque de toute mécanique coloniale. Rien d’étonnant, donc, à ce que Netanyahu annonce, devant la presse internationale, que « le meilleur moyen de mettre fin à la guerre » est de la continuer, en prenant « le contrôle » de Gaza City pour la « libérer » et en confier la gestion à d’imaginaires « forces arabes ».
Plus surprenant, la complaisance médiatique à relayer sans fin la propagande d’un pays qui considère les médias comme « une extension du champ de bataille ». Certes, une déclaration politique est une information. Mais ni le conditionnel ni les guillemets ne suffisent à créer la distance critique face à des éléments de langage taillés pour atteindre un objectif inverse : occuper durablement la bande de Gaza, la placer sous cloche israélienne et préparer la déportation de ses habitants.

La NAKBA. 1948.

Après 680 jours de massacres, la majorité des rédactions continue de présenter la situation comme une « guerre », cherchant une équivalence illusoire entre les deux parties. Les agences de presse, elles, n’ont pas varié leur répertoire de phrases toutes faites : elles concluent chaque dépêche par un rappel qui fait commencer l’histoire le 7 octobre 2023. Ont-elles jamais songé à préciser quand les propos qu’elles relaient émanent d’un homme recherché pour crimes de guerre et à la tête d’un État colonial qui, depuis huit décennies, crée des situations temporaires puis les transforme en faits accomplis ? Ont-elles conscience de la responsabilité qu’elles ont dans la perception collective de ces actes et dans leur légitimation ?
Et lorsque ce politicien tient deux conférences de presse le même jour, l’une en anglais, l’autre en hébreu, le minimum journalistique n’est-il pas de confronter les écarts sémantiques, de relever les zones d’ombre, de mettre ses propos en regard des actes commis sous son autorité ? Et de pointer les contradictions avec ses autres prises de parole, telle l’interview donnée à la chaîne conservatrice Fox News, où il a admis vouloir prendre le contrôle de toute l’enclave ; ou celle à la chaîne israélienne i24, où il a évoqué son « sens de la mission » pour bâtir le « Grand Israël »…

Mais non. Netanyahu a beau être reconnu pour son art de la manipulation sémantique, un curieux mélange de déni et d’aveuglement pousse de nombreux médias à reproduire son lexique mot pour mot. Beaucoup se sont ainsi contentés d’évoquer son « plan pour Gaza » — autrement dit : l’invasion de Gaza City par plusieurs dizaines de milliers de soldats et le déplacement d’un million d’habitants dans des conditions humanitaires déjà désastreuses.
Cette terminologie est trompeuse : s’il y a bien un plan, encore faut-il en nommer l’objectif. Quelques médias ont tenté de le faire en parlant de « plan d’occupation » (RTS), de « plan militaire » (CBS), de « plan d’occupation militaire » (Mediapart) ou encore de « plan contre Gaza » (Arrêt sur images). Mais rares sont ceux qui, comme Johann Soufi dans Arrêt sur images, ont rappelé que « l’idée même d’un plan pour Gaza renvoie à des logiques coloniales », puisque les Palestiniens en sont exclus.
Et c’est bien logique, car « finir le travail » consiste précisément à se débarrasser d’eux.

Mais la frilosité persiste dès qu’il s’agit de parler de nettoyage ethnique, et l’indifférence prévaut face au faisceau d’indices convergents montrant pourtant que les dirigeants israéliens en revendiquent l’intention, et que l’armée en met systématiquement les moyens en œuvre. Pour ceux qui en douteraient, précisons que seules des informations vérifiables sont utilisées ici, principalement issues de sources israéliennes et américaines — listées en bas du texte.

Gaza sans Gazaouis

La NAKBA 1948. 

Si le gouvernement israélien s’est souvent vu reprocher l’absence d’objectifs clairs, une observation de sa stratégie sur 22 mois révèle pourtant des lignes directrices constantes et appliquées méthodiquement. Dès le 9 octobre 2023, les annonces officielles étaient explicites : « Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence… Nous imposons un siège complet. Il n’y aura pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de carburant. »
En faisant cette déclaration, le ministre de la Défense de l’époque, Yoav Gallant, omettait de préciser que l’offensive israélienne, par sa durée et ses méthodes, vise à rendre la vie insoutenable dans l’enclave. En infligeant arbitrairement la mort, lente ou rapide. Ou en soumettant la population à un long supplice : privations et atteintes à la dignité, bombardements indiscriminés, présence incessante des drones, déplacements perpétuels de population….

Dès les premières semaines de l’offensive, l’armée morcelait la bande en 620 zones et multipliait les ordres d’évacuation, poussant près d’un million d’habitants — « pour leur propre sécurité » — vers le sud. Depuis mai 2025, même l’aide humanitaire est instrumentalisée comme outil de contrôle militaire, de persécution, de terreur et d’humiliation. Les intentions israéliennes apparaissent encore plus nettement dans la localisation et le nombre réduit des centres de la Gaza Humanitarian Foundation (GHF) : quatre seulement, un dans le centre de la bande et trois dans le sud.
Les médias habitués à suivre les évolutions du front russo ukrainien, feraient bien de s’intéresser à la cartographie militaire de Gaza. Elle est assez simple à comprendre. Car c’est précisément dans le sud, non loin de la frontière égyptienne, que le ministre de la Défense Israël Katz entend parquer 600.000 Palestiniens, qui ne pourraient en sortir qu’au prix d’une « émigration volontaire ». Le raisonnement est que, privés de tout, ils finiront par exercer eux-mêmes une pression pour être accueillis par les pays arabes — le désert du Sinaï est à côté.

Mais pour annexer Gaza, il faut la dépeupler d’un « grand nombre » d’habitants, comme dit le ministre des Finances, Bezalel Smotrich. Celui-ci promet une « administration de la migration » pour encadrer l’exode : « Si nous faisons partir 5.000 Gazaouis par jour, cela prendra un an » — ce calcul pourrait concerner jusqu’à 1,8 million de personnes, soit la quasi totalité de la population.
Cela coûterait des milliards. Pour ne pas froisser l’électorat suprémaciste hostile à toute dépense « en faveur des Palestiniens » (raison pour laquelle Israël ne finance officiellement pas la GHF), l’opération bénéficierait des généreuses donations de groupes évangéliques américains. Pour encourager l’exil, la première vague de déplacés serait présentée comme des « ambassadeurs de la réussite »… Bref, une « émigration volontaire » financée par crowdfunding et vantant le mérite individuel : un modèle de gouvernance participative ! D’autant plus vertueux qu’il permettrait d’éviter la qualification de transfert forcé, constitutive de crime contre l’humanité.

« Une Nakba de temps en temps »

La NAKBA 1948.

Un enregistrement récemment diffusé par une télévision israélienne révèle une autre motivation, largement partagée au sein de l’élite militaire. Le général Aharon Haliva — chef du renseignement militaire en octobre 2023 — y déclare que « 50 Palestiniens devraient mourir » pour chaque victime de l’attaque du Hamas, « pas par vengeance, mais pour transmettre un message aux générations futures. Il n’y a pas d’autre choix : ils ont besoin d’une Nakba de temps en temps pour en ressentir les conséquences. »
Pour mesurer la portée de cette pensée, il faut rappeler que la Nakba de 1948 (« catastrophe » en arabe) causa la mort d’environ 15.000 Palestiniens et l’expulsion de plus de 700.000 d’entre eux. Malgré les résolutions internationales, Israël ne leur a jamais permis de revenir. Aujourd’hui, près de 5 millions de descendants vivent dans des camps au Liban, en Jordanie, en Syrie, en Égypte, en Cisjordanie… et à Gaza, où environ 75 % de la population en est issue.

Une « nouvelle Nakba » ne ferait qu’aggraver ce lourd passif d’injustice. Mais en Israël, l’ambition d’un État juif homogène connaît un regain assumé. La conquête de Gaza ne poursuit pas seulement un dessein messianique ou immobilier : elle s’inscrit dans une logique exprimée par plusieurs députés de la majorité, selon qui « tout enfant né à Gaza est déjà un terroriste ». Ce qui fait dire à Orit Strouk, ministre des Implantations et des Projets nationaux, que la seule manière de « supprimer la menace sécuritaire » est de recourir à « un plan de migration volontaire ».

Nulle part où retourner

La persécution est un moyen de provoquer ce « volontarisme », notamment par la destruction systématique de toutes les maisons et infrastructures civiles. Devant la presse internationale, Netanyahu en a imputé sans rire la responsabilité au Hamas, qui dynamiterait les tunnels. Mais lors d’une réunion à huis clos avec des parlementaires israéliens, il a tenu un autre discours : « Israël détruit de plus en plus de maisons, et les Palestiniens n’ont donc nulle part où retourner. La seule issue évidente sera qu’ils choisissent d’émigrer. »

En janvier 2025, Trump a proposé de placer l’enclave sous contrôle américain pour en faire la « Riviera du Moyen-Orient », inspirée de « Gaza 2035 », un projet israélien datant de 2024 qui vise à transformer l’enclave en « zone de libre-échange ambitieuse ». Trump a expliqué que les Palestiniens « n’ont pas d’autre choix » que de quitter le « gros tas de décombres » qu’est devenu leur territoire. Il a appelé à la « réinstallation permanente » de l’entièreté de la population gazaouie. Mais encore faut-il trouver des pays prêts à l’accueillir…
Il a d’abord évoqué l’Égypte, l’Indonésie, la Jordanie et les Émirats arabes unis : le premier a refusé pour des raisons sécuritaires, les autres pour des motifs moraux. Les États-Unis et Israël ont ensuite contacté le Maroc, la Syrie et le Soudan, ainsi que le Puntland et le Somaliland, deux régions somaliennes autonomes en quête de reconnaissance internationale. Le Maroc, troisième pays à majorité sunnite de la liste, était censé mordre à l’hameçon pour renforcer sa souveraineté sur le Sahara occidental. Mais au printemps, plusieurs pistes avaient déjà été écartées, leurs exigences manifestement jugées excessives. L’administration Trump jeta alors son dévolu sur la Libye, à qui elle aurait proposé de débloquer des milliards d’actifs gelés contre l’accueil d’un million de Palestiniens… Depuis, aucune nouvelle.

Manœuvres et réfutations

Bien que Trump n’évoque plus ses velléités de contrôle direct sur l’enclave, il continue de soutenir Israël dans ses efforts. Dans un sondage réalisé en mars, 82 % des Juifs israéliens se sont déclarés favorables à l’expulsion forcée des habitants de la bande de Gaza. Et cet été, l’agenda colonial s’est accéléré, confirmant que la déportation massive n’est plus une hypothèse marginale…
Début juillet, le projet Aurora a été rendu public : il vise à transformer Gaza en un « petit Dubaï » et prévoit, selon les modélisations d’un cabinet de consultance américain, la relocalisation de 600.000 habitants, avec une incitation financière de 9.000$ par personne. Le 22 juillet, le parlement israélien a accueilli une réunion sur le thème : « La Riviera, de la vision à la réalité ». L’organisateur en était le Lobby pour le renouvellement de la colonisation juive dans la bande de Gaza. Smotrich y a déclaré : « Nous ferons de Gaza une partie indivisible de l’État d’Israël ». Le même jour, sa collègue de la Protection sociale, Gila Gamliel, apportait sa contribution à l’effacement symbolique des Palestiniens en publiant une vidéo de Gaza City reconstituée par intelligence artificielle, peuplée de bars et d’immeubles modernes, sans l’ombre d’un Palestinien. Son commentaire, « C’est nous ou eux ! », résume l’entreprise.

C’est aussi en juillet que Katz a présenté son projet d’installer un « camp de déradicalisation » sur les ruines de Rafah, également appelé « ville humanitaire ». La semaine suivante, le directeur du Mossad, David Barnea, était à Washington pour solliciter l’appui américain dans ses tractations avec l’Éthiopie, l’Indonésie et la Libye.
Parallèlement, le ministre du Patrimoine, Amichai Eliyahou, affirmait : « Le gouvernement s’engage à faire disparaître Gaza. Toute la bande sera juive. » Sa collègue des Transports, Miri Regev, appelait à « occuper Gaza et instaurer un gouvernement militaire ». Dans le même temps, des militants sionistes d’extrême droite marchaient jusqu’à la frontière pour réclamer la réinstallation de colonies. Parmi eux : un ministre et une députée de la majorité, qui ont également signé, avec une vingtaine d’autres responsables politiques, un courrier demandant une mission de reconnaissance pour identifier des sites d’implantation.

Enfin, début août, des discussions avec le Soudan du Sud, « fermement réfutées » par sa diplomatie, ont conduit à la visite officielle de la vice-ministre israélienne Sharren Haskel. La presse soudanaise a évoqué un « fructueux dialogue bilatéral » sur diverses « opportunités d’investissement ». Selon le fondateur d’un cabinet de lobbying américain, ce pays, frappé par la guerre civile et la famine, pourrait marchander l’accueil de réfugiés palestiniens contre la levée de certaines sanctions par l’administration Trump. Une délégation israélienne devrait prochainement se rendre sur place pour envisager l’installation de « camps de fortune pour les Palestiniens ».

La paix par la force

Si vous faites partie des frileux et que vous êtes arrivé jusqu’ici dans ce catalogue des horreurs, vous conviendrez sans doute que le « plan pour Gaza » relève sans conteste du nettoyage ethnique.
Face à la presse internationale, le Premier ministre s’est ainsi bien gardé d’évoquer ces aspects. Face à la presse israélienne, il s’est contenté de dire qu’il « autorisera » les Gazaouis à émigrer — depuis le blocus de 2007, quitter Gaza était un processus excessivement complexe et coûtant de 3.000 à 10.000$ par personne. Dans sa grande bonté, il envisage de les envoyer dans des pays peu enclins à l’hospitalité : marqués par l’occupation coloniale, la pauvreté, les conflits internes et la corruption, et où une arrivée massive de réfugiés pourrait nourrir de nouvelles tensions. Peu importe : aux yeux du pouvoir israélien, les Palestiniens ne sont que des Arabes qui se fondront dans n’importe quel pays à composante musulmane.

C’est sans compter sur l’attachement des Gazaouis à leur terre. Lors du cessez-le-feu de janvier 2025, plusieurs centaines de milliers d’entre eux sont retournés dans leur ville ou leur village et y sont restés, même s’ils n’y ont trouvé qu’une terre brûlée. Le lundi 18 août, bravant le danger, des habitants de Gaza City ont manifesté pour proclamer : « Non au déplacement, non à l’expulsion forcée, oui à ce qui reste de notre ville et de notre peuple. Nous n’autoriserons personne à décider de notre destin en notre nom. » Dans un appel lancé depuis le quartier de Sabra, les auteurs demandent une intervention internationale pour mettre fin au plan de déplacement israélien et une couverture médiatique plus large de la situation. Dans le quartier de Rimal, des résidents ont relayé un message aux Gazaouis : « Ne permettez pas une nouvelle Nakba. Gaza était et restera un symbole de dignité et de liberté, et elle ne se brisera pas, quelles que soient les conspirations qui se multiplient. »

À défaut de faire disparaître tous ces habitants, Israël semble en destiner une partie au massacre, une autre à la déportation et une dernière à une vie sans droits, confinée dans de petites enclaves au milieu de colonies juives — une stratégie de destruction d’un peuple dans toutes ses dimensions, autrement dit une entreprise génocidaire. C’est le prix à payer « s’ils veulent vivre ici, à côté de nous », ose Netanyahu… Voilà la définition d’une « paix » sans justice, qui ne profite qu’à celui qui la dicte. À moins d’une solution politique, qu’Israël refuse, et que seules de fortes pressions internationales pourraient imposer.
Encore faut-il, pour commencer, appeler les choses par leur nom. Refuser de normaliser l’abominable violence d’État israélienne et de diluer la responsabilité morale et juridique de ses auteurs. Sinon, dans quelques années, un dirigeant israélien pourra paraphraser sa prédécesseure Golda Meir, lorsqu’elle niait la Nakba en 1969 : « Ce n’est pas comme s’il y avait un peuple palestinien en Palestine se considérant comme tel et que nous sommes venus le chasser et lui prendre son pays. Ils n’existaient pas. »

Gwenaël Breës, sur sa page FB et en libre lecture dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur

Sources : Ynet, Maariv, Channel 12, Times of Israel, Haaretz, radio Kol Berama, Galei Tsahal, CBS News, Associated Press, NBC News, Financial Times, Axios, Telegraph, Arrêt sur images, Le Monde.

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