
04 juillet 2025
GAZA 2035 : FUTURICIDE ET DYSTOPIE COLONIALE par Gwen Breës
Au 635ème jour, une accumulation de signes semblait indiquer qu’un cessez-le-feu de 60 jours pourrait prochainement être conclu. L’info était à prendre avec des pincettes : encore fallait-il connaître les termes de l’accord proposé, et que la milice islamiste l’accepte – vu son état d’affaiblissement, elle y avait probablement intérêt.
Du côté israélien, on semblait mieux disposé qu’à l’habitude. Peut-être parce que les perspectives de survie politique de Benjamin Netanyahu s’étaient quelque peu améliorées, depuis “la guerre de 12 jours” en Iran et alors que Trump s’activait à faire annuler son procès pour corruption. Netanyahu semblait prêt, en tout cas, à risquer une crise politique avec les partis ultra-orthodoxes de son gouvernement, voire à organiser des élections anticipées.
La libération des otages israéliens était revenue au premier plan. Des responsables militaires avaient averti que leur survie était gravement mise en danger par l’incessante prolongation de la “guerre” et de la destruction des infrastructures. Une situation que les familles des otages dénonçaient depuis des mois – et qui, d’ailleurs, avait probablement causé la mort d’une grande partie des otages en captivité. Quoi qu’il en soit, la perspective d’un arrêt des bombardements semblait s’approcher… procurant un étrange sentiment de soulagement et de crainte à la fois.
On savait qu’Israël avait une perception toute personnelle du cessez-le-feu. Au Liban, son armée violait quotidiennement la trêve entrée en vigueur sept mois plus tôt… sans pour autant que la “communauté internationale” ni la presse ne s’en émeuvent. On pouvait donc facilement imaginer le traitement réservé par l’Europe et les États-Unis aux agissements de l’État d’Israël dans une société qu’il avait condamnée à l’enclavement, dont il avait toujours rejeté la souveraineté, dont il venait de raser la majeure partie la majeure partie des bâtiments et des infrastructures, réduisant les territoires civils à des confettis encerclés de corridors et de zones militaires, et déplaçant la population à sa guise dans des villages de tentes au milieu de ruines fortement polluées.
Qu’allait-il bien pouvoir émerger d’une telle situation, alors que tout devrait être reconstruit: habitat, système éducatif, réseaux d’énergie, canalisations d’eau, industries…?
Une question était donc de savoir quels pays s’en chargeraient. Et à destination de qui ? La population de Gaza serait-elle destinataire du futur territoire reconstruit, ou bien Israël et les États-Unis allaient-ils persister dans leur intention de déporter les Gazaouis vers d’autres pays ? On pouvait trouver quelques indices sur la manière dont les deux alliés envisageaient l’avenir dans “Gaza 2035“, un plan dévoilé par le Premier ministre israélien en mai 2024, et qui n’était pas très éloigné des images de “Riviera” que Donald Trump avait diffusées début 2025. À la différence près que “Gaza 2035” visait avant tout à créer une “zone de libre-échange ambitieuse“, “un hub industriel et technologique de premier plan”, comme l’écrivait alors La Tribune, en précisant que “les ambitions à terme seraient de dépasser en prospérité Dubaï”. Israël parlait d’y installer un centre mondial de fabrication de véhicules électriques, des pipelines à hydrogène reliant l’Inde à la Grèce, une route et une ligne de chemin de fer permettant de rejoindre les États du Golfe…
Un tel niveau de mégalomanie suscitait de sérieux doutes. En 2024, une historienne commentait dans Le Figaro que “Gaza 2035” n’avait pas vocation à être un plan réaliste. Elle y voyait plutôt “une distraction et un os à ronger pour Tsahal qui réclamait une vision de sortie de la guerre”.
Pourtant, certains aspects de ce plan résonnaient fortement avec les événements actuels.
D’abord, l’idée de “reconstruire à partir de rien“, qui supposait de tout raser. Désormais, nous y étions presque. Ensuite, les trois phases envisagées par le gouvernement israélien, qui passaient par le démantèlement du mouvement islamiste de Gaza, le renforcement de forces claniques, l’établissement de “zones de sécurité” en commençant par le nord du territoire et en s’étendant progressivement vers le sud, la gouvernance de l’enclave livrée à plusieurs pays arabes, en attendant une hypothétique phase finale “d’autogouvernance“. Là aussi, il y avait quelques frappantes analogies avec le réel…
L’État d’Israël avait récemment reconnu soutenir des milices locales pour contrer le mouvement islamiste. Quant aux centres de distribution alimentaire qu’il avait récemment mis en place avec les États-Unis, ils étaient quasi tous situés dans le sud de l’enclave. Dans le nord, il n’y en avait aucun et l’aide humanitaire y était disputée par des clans.
Au 635ème jour, le journaliste gazaoui Rami Abou Jamous publiait justement dans Orient XXI un article sur la “stratégie de chaos sécuritaire” d’Israël dans le nord de l’enclave. Il y expliquait notamment que lorsque des grandes familles s’organisaient pour sécuriser les convois, Israël répliquait par des tirs. Alors que les milices qui semaient la terreur et pillaient les convois ne faisaient face à aucune réponse israélienne, alors que toute l’enclave était surveillée par des drones.
Certaines milices étaient même implantées dans des zones contrôlées par l’armée israélienne. “Chaque grande famille est en train de consolider son territoire, chacune aura sa forteresse, par laquelle l’aide humanitaire sera obligée de passer“, craignait Rami Abou Jamous.
Ce même jour, Haaretz publiait un reportage sur le même sujet, décrivant lui aussi une situation où les clans devenaient souverains dans certaines parties du nord de l’enclave et donnant la parole à des Gazaouis se demandant combien de temps cet ordre relatif allait durer car “Israël s’intéresse au pillage des camions d’aide pour renforcer la position des gangs criminels“. Le journaliste concluait que le nord de l’enclave était devenu un laboratoire d’essai.
Et, ironie du hasard, c’est aussi au 635ème jour que sortait la troisième saison de “Squid Games”. Cette série sud-coréenne illustrait comment le capitalisme poussait les individus à la violence pour survivre, quand il n’y avait plus d’espoir. Dans sa première saison, une séquence devenue culte mettait d’ailleurs en scène une version moderne de “1, 2, 3, soleil“, dans laquelle les perdants étaient immédiatement abattus par des snipers.
L’architecture des centres d’aide alimentaire, leur localisation (principalement dans le sud de l’enclave, entre des zones interdites), et les tirs quotidiens de soldats sur les files d’attente… tout cela faisait étrangement écho à certaines fictions dystopiques, que l’on pensait irréalistes. Et si, malgré le caractère mégalomaniaque de “Gaza 2035“, les faits accomplis sur le terrain nous indiquaient que nous nous situions déjà quelque part entre la première et la seconde phase d’un projet semblable ?
Et si des éléments de réponse se trouvaient dans l’ouvrage collectif “Gaza, une guerre coloniale“ – plus particulièrement dans le chapitre intitulé “Effacer une société”, où Stéphanie Latte-Abdalah consacrait un article à la notion de “futuricide” ? Cette directrice de recherche au CNRS y faisait état de plusieurs autres projets pour Gaza élaborés en Israël ou aux États-Unis. L’un d’entre eux – qui n’avait pas abouti, mais avait été pris en considération par l’administration Biden – prévoyait la mise en place de “bulles humanitaires” ou “cantons électroniques”, déconnectés les uns des autres sans continuité territoriale, isolés par des murs, surveillés par des mercenaires, et dans lesquels les habitants entreraient par le biais d’identifications biométriques. Des sous-enclaves privatisées au sein d’une enclave militarisée, où la gouvernance logistique serait confiée à des chefs de clans, eux-mêmes soumis à une sorte de gouvernement algorithmique, déshumanisé, constituant la négation même de la société et du politique.
Stéphanie Latte-Abdalah concluait ainsi son texte : “Les sociétés civiles de nombreux pays ont compris, au-delà même de Gaza et de la Palestine, qu’il en allait là de notre commune humanité, mais aussi de l’avenir des notions mêmes de politique, de société, de droit et de démocratie. Les décisions et les arrêts récents de la Cour internationale de justice ainsi que les mandats d’arrêt émis par la Cour pénale internationale contre Netanyahu et Gallant semblent montrer que certains, au moins, au sein de la communauté internationale ont conscience que nous sommes toutes et tous concernés par la nécessite de s’opposer à ce futuricide.”
par Gwen Breës, sur sa page Facebook et dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur
=
(Sources : La Tribune, Le Figaro, Orient XXI, Haaretz, “Gaza, une guerre coloniale“)(Photo : Squid Games)
Philippe Malarme
Posted at 19:45h, 05 juilletMerci pour cette vision glaçante. Qui est hélas déjà la réalité d’aujourd’hui.