GAZA : NE LES REGARDONS PAS MOURIR par Gwen Breës

Comment on fait pour le quitter, cet état dans lequel on est plongé lorsqu’un massacre de masse se déroule sous nos yeux ?
Cette boule collée au ventre, ces idées qui tournent en boucle dans la tête, ce besoin inassouvi d’agir.
Comment on dépasse ce sentiment d’impuissance, malgré la distance qui nous sépare de la scène de crime ?
Comment on fait pour ne pas renoncer, après des années de manifs, de textes, de pétitions, d’affiches, de livres, de films ou de débats qui n’ont pas semblé dévier d’un iota la stratégie d’annexion d’un pays et d’annihilation méthodique d’un peuple ?

Parce qu’au fond, pour qui s’y intéresse depuis des années, ce qui se passe actuellement n’est pas vraiment une surprise. La mécanique était en route depuis longtemps. Nos gouvernements ont laissé faire, étape après étape.
On a laissé le débat public être muselé par des pièges rhétoriques, et la propagande se répandre via des médias, des lobbys, des intellectuels, des partis politiques. Il ne restait plus aux colonisateurs qu’à laisser la cocotte-minute exploser et à saisir l’occasion pour déporter un peuple, anéantir une société… et avec elle notre humanité, une série de principes qui fondent théoriquement nos sociétés, et les institutions internationales censées en être garantes.

Mais comment faire, donc, pour que l’impuissance ne nous rende pas malades ? Pour la transformer en actes ?
Continuer à parler, écrire, filmer, informer, je suppose… et même si on a parfois l’impression que ça ne sert à rien (ça n’a jamais suffit à faire advenir la justice, mais sans ça c’aurait été pire).
Trouver d’autres moyens pertinents d’exprimer la colère qui bouillonne en nous… toutes idées bienvenues. Foutre la honte aux intellectuels qui justifient la ségrégation et les crimes de masse. Boycotter les entreprises complices et leurs produits.

Voter contre les partis qui se sont tus, voire qui ont soutenu. Manifester devant les institutions belges et européennes.
Exiger le renvoi du personnel diplomatique, la suspension des accords économiques et académiques, le soutien aux plaintes introduites auprès de la CPI, l’interdiction d’exporter ou de laisser transiter des armes, l’interdiction d’importer des produits issus des colonies, l’établissement de sanctions ciblées contre les membres du gouvernement et les militaires, la reconnaissance – enfin – de l’État censé exister depuis 1948…

Mais aussi soutenir des organisations qui agissent ici ou là-bas. S’informer auprès de leurs canaux, leur donner de la visibilité, leur envoyer de l’argent si on en a les moyens.
En voici quelques-unes. Ne m’en voulez pas pour le caractère absolument non exhaustif de cette liste (par exemple, je n’y reprend pas les grandes ONG internationales qu’à priori tout le monde connaît, ce qui n’enlève rien au caractère essentiel de leur travail), et profitez-en pour la compléter !

Des organisations qui aident ceux qui sont encore vivants à le rester, comme :
• Gaza Soup Kitchen, une cantine qui nourrit quotidiennement des enfants à Gaza.
• Union Juive Française pour la Paix (UJFP) : outre son travail politique en France, finance à Gaza des châteaux d’eau, des canalisations, le travail d’agronomes…
• The Wings of Healing (lien en commentaire) distribue de la nourriture à Gaza et y organise des classes dans les camps.

Des organisations et des médias qui, sur place, résistent contre la colonisation et l’apartheid :
• +972 Magazine, magazine indépendant palestino-israélien qui investigue sur les exactions du régime colonial.
• Breaking the Silence, documente les pratiques de l’armée israélienne dans les territoires occupés.
• B’Tselem, ONG israélienne qui défend les droits humains dans les territoires occupés.
• Standing Together, mouvement qui défend une société égalitaire entre Arabes et Juifs.
• Haaretz, quotidien de centre-gauche, un des rares grands médias israéliens (le seul ?) à critiquer et documenter le régime d’occupation.

Des organisations qui, dans nos pays, mobilisent et agissent pour faire plier nos gouvernements.
• ABP asbl fédère un grand nombre d’organisations belges et organise les grandes manifestations pour la paix, les droits et la justice.
• Boycott, Divestment and Sanctions (BDS) Movementaide à organiser collectivement la pression économique que nos États n’organisent pas.

Il y a aussi les films de Rashid Masharawi, d’Avi Mograbi, d’Eyal Sivan et de tant d’autres, qui nous aident à mieux comprendre les mécanismes et l’idéologie de ce régime colonial.
Par exemple, The first 54 years – an abbreviated manuel for military occupation est actuellement visible gratuitement en ligne (avec sous-titres anglais).
Et sinon, à quand une grosse manif devant le Ministère des Affaires Étrangères, la Commission européenne, le siège du MR… ?

Gwen Breës (sur Facebook, et dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur)

Update avec les organisations que vous avez ajoutées : Palestina Solidariteit, OXFAM, Medical Aid for Palestinians (UK),
Tayyar.be, mcpalestine.canalblog.com, samidounbrussels, Union des progressistes Juifs de Belgique (UPJB), pasennotrenom.be, AJAB – Anti-zionist Jewish Alliance in Belgium, EJP – European Jews for Palestine, Israeli Citizens For International Pressure, Tsedek (France)

CHRONIQUE DE GAZA par Nour Elassy le 19 mai 2025 (sur Médiapart)

Combien de temps le monde regardera-t-il Gaza mourir ?
La journaliste et poétesse Nour Elassy livre sa première chronique depuis la bande de Gaza, où elle est née. Épuisée par les deuils, la famine et les exils forcés, elle rêve désormais de partir. Et appelle le monde au secours.

GazaGaza (Palestine).– Depuis plus de quinze mois, je suis déplacée dans mon propre pays.
Je suis une journaliste, une travailleuse humanitaire et une jeune femme qui tente de terminer ses études universitaires. Pourtant, comme la vie de tant d’autres ici à Gaza, la mienne est figée par des cycles interminables de deuil, de faim et d’exil forcé.
Depuis le 2 mars, Israël bloque l’entrée de l’aide humanitaire à Gaza.
Notre faible espoir de survie s’est progressivement évanoui. Gaza est aujourd’hui assiégée non seulement par les bombes et les balles, mais aussi par la faim.
Le Programme alimentaire mondial a confirmé que ses stocks de nourriture étaient épuisés dans toute la bande de Gaza. Les boulangeries, autrefois vitales pour les familles désespérées, ont fermé, faute de carburant. Les marchés sont déserts. Les gens vivent au milieu des tas d’ordures et de déchets, faute de place pour installer la moindre tente, si l’on a la chance d’en trouver une.

Celles et ceux qui vivent dans des abris de fortune dorment souvent parmi les détritus, sans eau potable, sans système d’égouts adéquat, sans hygiène de base. Les maladies explosent. Des enfants, déjà affaiblis par la faim, meurent maintenant de diarrhée, d’hépatite A et d’infections cutanées.
Depuis la rupture du dernier cessez-le-feu, je travaille plus dur que jamais, me consacrant à mes reportages, même pendant mon dernier examen et alors que la situation se dégrade autour de moi.
Souvent, je reste debout pendant des heures dans la rue, sous un soleil de plomb ou dans un vent froid, à recueillir les témoignages de familles dont le monde s’est effondré.

« Il n’y a plus de guérison »

Récemment, j’ai consulté un médecin pour de fortes douleurs aux jambes. Ses collègues et lui m’ont diagnostiqué une vitesse de sédimentation élevée, aggravée par la station debout, la malnutrition et l’absence de traitement. Ils m’ont dit, comme tant d’autres : « Il n’y a plus de médicaments, plus de vitamines, plus de guérison ici. »
J’ai développé des problèmes digestifs à force de me nourrir de conserves – la seule chose disponible –, et même celles-ci sont souvent périmées. Je ne suis qu’une personne parmi des milliers qui souffrent actuellement.
La situation des blessé·es est encore pire. Les personnes gravement brûlées, amputées ou ayant subi des plaies ouvertes ont un besoin urgent de régime riche en protéines et en calories pour guérir.
À Gaza, elles reçoivent à peine 500 à 800 calories par jour, soit moins de la moitié des besoins quotidiens minimums pour survivre, sans parler de leur rétablissement.
Un père que j’ai rencontré, Yahiya, m’a montré sa jambe, infectée et non soignée. « On nous dit d’être patients, a-t-il dit avec amertume. Mais comment demander à un homme affamé d’être patient ? »
Une autre mère, Umm Ahmad, sanglotait en me disant : « Regardez, regardez la peau de mon enfant, photographiez-le, que le monde voie ce que son indifférence nous a fait. » Elle pointait du doigt son visage et ses bras infectés par la vie au milieu des déchets.

Je mentirais si je disais que je ne rêve pas de partir.
Ce n’est pas une famine naturelle. Elle est instrumentalisée. Israël utilise la famine pour tenter de briser Gaza – pour briser notre esprit, pour briser notre volonté de vivre sur cette terre. Et ça marche.
Chaque jour que nous subissons ce cauchemar, Israël nous rend plus désirable l’idée de partir – pour de bon. Les Israéliens veulent que nous abandonnions Gaza. Ils essaient de nous forcer à oublier nos racines, nos rêves, nos sacrifices. Quand nous pensons à la Palestine aujourd’hui, nous sommes beaucoup à penser d’abord à nos souffrances interminables ici : la faim, les funérailles, l’humiliation.
Et je ne mentirai pas : j’en fais partie. Je mentirais si je disais que je ne rêve pas de partir.
Nombre de jeunes hommes que je connais, même des personnes âgées qui ont passé toute leur vie à croire en cette terre, disent aujourd’hui des choses qu’ils pensaient ne jamais dire.
Ils veulent fuir. Israël exerce une pression insupportable sur nous. Le plan est clair : rendre Gaza invivable pour que les Palestinien·nes partent et ne reviennent jamais.

L’indifférence

Cette guerre approche de sa deuxième année. Deux années de dévastation inimaginable. Deux années de familles anéanties, de maisons rasées, d’avenirs volés. Et pourtant, aucun véritable mouvement vers une solution n’est encore en cours. Pas de cessez-le-feu. Pas de justice. Seulement plus de souffrances et plus de silence.
Ce sont les civils, et non les soldats, qui en paient le prix. Ce sont toujours les civils qui saignent. Ce sont toujours les civils qui enterrent leurs morts. Où est la communauté internationale ? Où sont les promesses du « plus jamais » ?
Ce que nous vivons actuellement à Gaza n’est pas seulement une catastrophe humanitaire, c’est une famine provoquée par l’homme au XXIe siècle.

Les massacres se déroulent au grand jour, sous les yeux du monde entier, qui ne fait presque rien.
Combien de temps encore le monde regardera-t-il Gaza mourir de faim ?
Combien de temps devons-nous encore perdre avant que nos vies soient traitées comme si elles comptaient ?
J’écris cela non seulement en tant que journaliste, mais aussi en tant que survivante, dont le seul crime est d’être née à Gaza.
J’écris parce que les voix de mon peuple sont étouffées par le grondement de l’injustice.
Et parce que même face à la faim, aux déplacements et à la mort, nous nous accrochons encore à notre humanité.
Nous croyons toujours que nos histoires méritent d’être entendues.
S’il vous plaît, écoutez-nous maintenant.

Nour Elassy (sur Médiapart, le 19 mai 2025) traduit de l’anglais par Rachida El Azzazi

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