
23 juin 2025
GAZA : NE PAS DÉTOURNER LE REGARD par Gwen Breës
Au 615ème jour, une coupure totale d’internet provoqua la paralysie des services d’urgence et des opérations humanitaires, et acheva de couper l’enclave du reste monde. Paradoxalement, c’était le moment où Gaza semblait être plus que jamais au centre des attentions, et où le soutien à la “guerre” se fissurait de toutes parts.
Ce jour-là, l’Assemblée générale des Nations unies votait à une écrasante majorité une résolution demandant l’accès sans entrave de l’aide humanitaire, la libération des otages israéliens, le retour des prisonniers palestiniens et le retrait total des forces israéliennes. Quelques jours plus tard, une conférence devait se tenir à l’ONU pour relancer un processus de reconnaissance de l’Etat palestinien.
Un peu partout dans le monde, les manifestations et les actions revendiquant la fin de la “guerre” et du blocus prenaient une ampleur nouvelle. Netanyahu et son gouvernement étaient aux abois. Depuis plusieurs semaines, des voix habituellement pro-israéliennes prenaient leurs distances avec ce gouvernement d’extrême droite, lequel faisait également face à des sanctions prises par des pays amis, à une augmentation des contestations au sein de la société israélienne (au parlement, dans les rues, au sein de l’armée)… sans oublier un conflit ouvert avec la Cour suprême et un procès en cours contre le Premier ministre pour corruption, fraude et abus de confiance.
Dès le matin du 616ème jour, tout cela semblait pourtant bien loin. Les médias évoquaient à peine les nouveaux bombardements à Gaza et les énièmes victimes de tirs israéliens dans des files d’attente de l’aide alimentaire. Personne, ou presque, ne se souciait du confinement imposé pendant trois jours aux villes et villages de Cisjordanie, ni des nouvelles déclarations d’un membre du Likud faisant état d’un projet de “dépeuplement” de celle-ci.
Sur la scène intérieure, c’était le retour du front commun. À l’international, la conférence à l’ONU était reportée sine die et les Occidentaux serraient les rangs derrière un Israël dont on louait la sophistication technologique et “le courage de faire le sale boulot pour nous tous”. Comme si, en l’espace d’une nuit, le régime ethnocratique et messianique d’Israël était devenu vertueux et démocratique.
L’attaque “préventive” lancée contre l’Iran avait ce pouvoir magique de rabattre les cartes. Ce nouveau front ouvert contre le régime des mollahs recelait également d’un beau potentiel de division et de discrédit des soutiens au peuple palestinien, ce que les influenceurs de la hasbara israélienne ne manquaient pas déjà d’exploiter.
Les adeptes de Netanyahu étaient éblouis par tant de culot et de génie stratégique, un peu comme si leur idole s’apparentait moins à l’Ange de l’Abime ouvrant les portes de l’Enfer, qu’à une sorte d’artificier dévoilant par surprise le clou du spectacle au moment où tout le monde le croyait fini.
Au 617ème jour, lorsque la riposte iranienne fit tomber des missiles sur des infrastructures civiles israéliennes, les médias occidentaux relayèrent la parole de citoyens ayant vécu une nuit d’angoisse, tandis que Tsahal s’émouvait de ce crime de guerre et en appelait à notre solidarité : “Le monde ne peut pas rester silencieux”.
On avait beau éprouver de l’empathie avec toutes les victimes de bombardements, où qu’elles soient, en Israël, au Liban, en Iran ou au Yémen, il y avait là quelque chose d’abominablement indécent de la part du gouvernement qui venait d’ouvrir lui-même les hostilités et qui plaçait les civils Gazaouis sous un feu ininterrompu de bombes depuis 20 mois. À Gaza, Israël appelait le monde à rester silencieux.
Pour le régime israélien, les Palestiniens étaient un peuple indigne d’attention, de solidarité, et même d’exister. Il y avait peu de doutes sur le fait que sa stratégie consistait à utiliser l’ouverture d’un front de guerre en Iran, entre autres, pour transformer Gaza et la Cisjordanie en simples affaires domestiques qui ne concernaient pas la communauté internationale. Il y avait peu de doutes sur le fait que l’anéantissement des villes et villages palestiniens, tout comme le déplacement des populations, étaient voués à s’accentuer très prochainement.
Avec l’aide précieuse des colons et de la Gaza Humanitarian Foundation. Loin des regards. Dans des territoires sans journalistes ni observateurs internationaux, et où un projectile suffisait à couper les télécommunications.
Pour déjouer cette funeste stratégie, le préalable était de ne pas laisser nos regards se détourner de la Palestine.
LA DÉPORTATION A DÉJÀ COMMENCÉ
La déportation de la population de Gaza ne sera pas annoncée à coups de tambours et trompettes lors d’une déclaration solennelle de Netanyahu ou via un communiqué de l’armée israélienne. Elle est déjà en cours.
Cette expulsion est planifiée et on a déjà pu en voir tous les signes avant coureur. L’intention de vider Gaza de ses habitants a été répétée publiquement par plusieurs parlementaires et ministres du gouvernement israélien. On ne dénombre plus les déplacements de population orchestrés depuis 20 mois sous couvert d’opérations militaires, lesquelles servent à détruire méthodiquement toute forme d’habitat et d’infrastructures civiles, comme l’assume pleinement Netanyahu : “Nous détruisons de plus en plus de maisons – ils n’ont nulle part où revenir”.
Il y a aussi eu le blocus alimentaire en mars, puis l’expulsion des organisations humanitaires, la création en mai de l’obscure Gaza Humanitarian Foundation derrière laquelle se trouvent des sociétés militaires privées, et ces dernières semaines l’octroi de l’aide alimentaire dans des espaces qu’Israël appelle lui-même des “zones de concentration“.
Ces distributions de nourriture donnent lieu quasi quotidiennement à des scènes qu’on pourrait, au choix, comparer à du tir aux pigeons ou à la perversité de “Squid Games“, et qui en tout cas ont causé au moins 115 morts et 1500 blessés depuis le 27 mai parmi les Palestiniens venus chercher à manger.
Regardons la localisation de ces centres de distribution alimentaire : il n’y en a aucun dans le nord de Gaza, un seul au centre de l’enclave, et trois dans le sud. Cette géographie n’a aucun rapport avec les besoins de la population. Elle sert à déplacer la population vers le sud-ouest de Rafah, c’est-à-dire à proximité du point de passage vers l’Egypte. Ce principe, confirmé par le ministre d’extrême droite Bezalel Smotrich, vise à obtenir un déplacement “consenti” des Gazaouis, en échange de nourriture.
On imagine sans difficultés à quel point le gouvernement israélien rêve de créer les circonstances d’une ouverture temporaire du point de passage de Rafah, le temps de laisser fuir les Gazaouis dans le désert du Sinaï. Si cette exquise prophétie ne se réalise pas, les Gazaouis resteront parqués dans des petites portions de territoire, à raison d’environ 15.000 personnes par km².
Pour l’instant, Israël crée les conditions de cette déportation tout en testant à la fois différents scénarios… et les réactions internationales. Dont celles de l’Union européenne, qui continue à tergiverser lentement sa temporisation complice.
Ce lundi 23 juin à 12h30, un rassemblement est d’ailleurs organisé à Bruxelles devant le conseil européen des Affaires étrangères de l’Union européenne pour exiger des sanctions à l’égard d’Israël. Soyons-y nombreux.
Gwen Breës, sur sa page Facebook et dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur
Infos et sources (+972, The Guardian, Le Monde, Mediapart).
Image : localisation des centres de distribution, plan diffusé par l’armée israélienne.
La chronique hebdomadaire d’Antoine Léaument (ici sur le conflit Iran / Israël), toujours intéressante :
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