
13 août 2025
GAZA SOUP KITCHEN : LA COLONISATION À LA CASSEROLE par Gwen Breës
Elles sont belles, les images que Gaza Soup Kitchen diffuse chaque jour. Sans occulter l’atrocité ambiante, elles mettent en valeur les couleurs des ingrédients, la qualité des plats, le soin dans leur préparation, la dignité de ceux qui les reçoivent. Ici, pas de bousculade ni de barbelés : on sert un plat à la fois. Bien plus inspirantes que celles de la Gaza Humanitarian Foundation, ces images sont parfois instrumentalisées par la hasbara pour « prouver » qu’on mange bien à Gaza — cette ville réputée pour ses glaciers et ses crêperies… À Gaza, cuisiner contre la domination coloniale.
Rien d’étonnant à ce que le pouvoir colonial tente aussi de se les approprier.
Fin juillet, l’armée a utilisé certaines de ces images, sans autorisation, « dans une vidéo de propagande visant à présenter fallacieusement ses prétendues actions humanitaires à Gaza », a réagi Gaza Soup Kitchen.
« Nous cuisinons parce que notre peuple a faim, pas grâce à ceux qui l’affament », a répliqué l’organisation, dénonçant une vidéo qui met en danger ses équipes et laisse croire à une collaboration avec Israël — alors que l’armée a bombardé plusieurs de ses cuisines, dont la boulangerie détruite lors de la dernière attaque en mai.
Chef Mahmoud, roi de la débrouille
Gaza Soup Kitchen s’inscrit dans l’histoire des cuisines communautaires apparues après le début de l’offensive israélienne, en octobre 2023. Mahmoud Almadhoun, 33 ans, vendeur de téléphones à Beit Lahia — une ville de 100.000 habitants au nord de Gaza City —, perd tout lors des frappes de novembre. Son magasin est détruit. La maison de son frère Majid est rasée, entraînant la mort de celui-ci, son épouse et leurs enfants.
Et Mahmoud est arrêté arbitrairement et exposé publiquement, avec d’autres Palestiniens, les yeux bandés et en sous-vêtements. Ces trois événements bouleversent sa vie. En février 2024, il achète trois marmites et du bois, installe une cuisine chez un proche et prépare un ragoût pour 150 familles. Il devient « Chef Mahmoud ». Rapidement, seize personnes — sa mère, ses sœurs, des voisins — se mobilisent avec lui. Chaque matin, Mahmoud cherche eau potable et combustible, pendant que sa mère et ses sœurs préparent les légumes. Les repas, végétariens, sont préparés à partir de ce qu’il parvient à trouver : des ingrédients locaux obtenus par de l’aide informelle ou auprès des fermes encore capables de récolter.
Deux mois plus tard, la cuisine sert jusqu’à 3000 repas par jour, prioritairement aux victimes des bombardements et à ceux qui n’ont plus de quoi se nourrir. La solidarité dépasse rapidement les frontières.
Tandis que Mahmoud surveille ses marmites fumantes, son frère aîné Hani, installé depuis 2000 sur la côte est des États-Unis, gère finances et logistique. Il travaille à collecter des fonds pour l’UNRWA, l’agence de l’ONU qui nourrit, héberge et éduque des millions de Palestiniens déplacés depuis 1948 — la famille Almadhoun, originaire des Émirats arabes unis, avait fui vers Gaza après la première guerre du Golfe, où elle fut accueillie dans un camp de réfugiés et prise en charge par l’UNRWA.
Hani lance une souscription au bénéfice de Gaza Soup Kitchen : plus de 2 millions de dollars de dons, venus de plus de 80 pays, sont récoltés en quelques mois ! Mahmoud peut dès lors se permettre d’acheter des ingrédients, de préférence avant que leur prix s’envole, mais aussi de rémunérer ses équipes — chaque membre, selon ses responsabilités derrière les fourneaux, est payé entre 10 et 25 dollars par jour — afin de soutenir leur engagement dans un contexte de plus en plus difficile.
Éliminer l’auto-organisation
Après une attaque israélienne contre l’hôpital Kamal Adwan — l’un des derniers à fonctionner partiellement dans le nord —, Mahmoud installe un centre de premiers secours, une école et un espace pour les journalistes dans un ancien souk.
Chaque jour, il se rend à l’hôpital pour distribuer des repas et de l’eau filtrée aux patients et au personnel. Mais le 30 novembre 2024, un drone survole le quartier… À 9 heures du matin, alors que Mahmoud transporte des légumes, l’engin l’abat. Son ami, pris sous le feu des snipers, ne peut le secourir. Mahmoud meurt peu après et est enterré le jour même dans une tombe de fortune, « au bord d’une rue ». Il laisse derrière lui son épouse et leurs sept enfants. L’armée ne justifiera jamais son acte, se contentant d’affirmer qu’« aucune frappe militaire israélienne n’a eu lieu aux coordonnées fournies ».
Pourtant, deux jours avant, Hani avait transmis au COGAT — l’organisme israélien chargé des affaires civiles en territoires occupés — le numéro et la position de Mahmoud, dans le but de le protéger. Selon Hani, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un assassinat ciblé. Mahmoud a été éliminé à cause de son dévouement à l’hôpital Kamal Adwan — fermé définitivement un mois plus tard, après un raid massif — et de son soutien aux familles du nord de Gaza, que l’armée israélienne cherche à dépeupler.
Maintenir la flamme
La mort de Chef Mahmoud, figure du soutien aux populations affamées, provoque une grande émotion à Gaza et une vague de solidarité dans la diaspora. Sa famille décide de maintenir les marmites sur le feu et même d’en augmenter le nombre.
Depuis les États-Unis, Hani collecte activement des fonds, tout en vivant dans l’angoisse des mauvaises nouvelles provenant de Gaza. Outre ses deux frères, il a déjà perdu son neveu de 17 ans tué d’une balle dans la tête par un tireur d’élite, un cousin mort faute de soins pour une blessure infectée, sans compter les proches qui disparaissent les uns après les autres… En février 2025, pendant le second cessez-le-feu, Gaza Soup Kitchen lance trois nouvelles soupes populaires dans le nord de l’enclave, deux dans le sud, et un système de kits alimentaires pour des personnes déplacées. Son équipe compte désormais 45 personnes.
En mars, le blocus israélien prive la bande de Gaza de vivres pendant 11 semaines. Plusieurs cuisines communautaires cessent leur activité faute d’approvisionnement — dont la plus grande d’entre elles : World Central Kitchen, qui fournissait jusqu’à 133.000 repas par jour. Les agences de l’ONU, accusées d’être des « bras de propagande du Hamas », sont exclues de la coordination et de la distribution de l’aide.
Malgré la rareté de la nourriture, du carburant et de l’eau potable, et alors que seules 5% des fermes de Gaza restent actives, Gaza Soup Kitchen réussit l’exploit de poursuivre la confection de ses plats de base : riz assaisonné, pâtes, maftoul et soupe de lentilles. Même au plus fort des frappes ciblées contre les travailleurs humanitaires, son équipe n’a jamais cessé : « Si nous ne cuisinons pas, nous ne mangeons pas ».
Des fragments d’humanité
À présent, la situation est chaotique dans toute l’enclave. Dans le sud, l’aide inhumaine de la « Gaza Humanitarian Foundation » contraste avec le nord, où des camions d’aide pénètrent occasionnellement mais sans coordination. Sur les routes, les foules affamées subissent bousculades, tirs de l’armée, vols et harcèlement de gangs. Selon l’ONU, 88 % des camions d’aide humanitaire collectés à Gaza depuis la mi-mai n’ont pas atteint leur destination en raison des pillages. Il ne s’agit pas d’un échec logistique, insiste Hani Almadhoun, mais d’une stratégie : « Ce n’est pas seulement un génocide, c’est la déconstruction de la société palestinienne. » Un effondrement orchestré, auquel les cuisines communautaires telles que Gaza Soup Kitchen résistent et parviennent à maintenir à bout de bras des fragments d’autonomie, de solidarité et d’humanité. Elles peuvent en être extrêmement fières, même si elles ne nourrissent « que » 10% à 15% de la population gazaouie et si Almadhoun rappelle que seule l’UNRWA est susceptible d’enrayer la famine à Gaza. Selon lui, c’est « la seule organisation crédible, équipée et capable de fournir une aide efficace et équitable, en qui la communauté a confiance ».
L’annonce israélo-américaine d’une extension des activités de la « Gaza Humanitarian Foundation » augure au contraire un renforcement de la domination coloniale… d’autant qu’elle s’accompagne d’une menace d’invasion du nord de l’enclave. Israël va-t-il le rayer de la carte comme Jabalya ou Rafah ? « Les bombes tombent encore », lâche Almadhoun.
« Quand ce sera fini, nous reprendrons notre souffle et mesurerons ce que nous avons perdu ». En attendant, les cuisines tournent.
Gwen Breës,
sur sa page FB et dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur
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Pour soutenir Gaza Soup Kitchen : https://gazasoupkitchen.com/
(Sources : Zeit, The Nation, Eater, NPR, Le Monde, AP News, UNRWA USA, OMS, site et réseaux de Gaza Soup Kitchen, page FB d’Hani Almadhoun )
(Photo : Gaza Soup Kitchen, le 8 août 2025)
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