UNE PREMIÈRE MARCHE par Claude Semal / Interview de Sébastien Gratoir (LDH)

Sociologue d’origine, avec une formation complémentaire en Théâtre-Action et autres « conférences gesticulées », Sébastien Gratoir préside la Commission des « Droits Économiques, Sociaux et Culturels » de la Ligue des Droits Humains » (LDH).
C’était hier jeudi l’un des organisateurs de la Marche contre les Exclusions du Chômage, qui a sillonné Bruxelles de la Gare Centrale à Saint-Gilles. Malgré une petite pluie fine et persistante, les chasubles vertes et rouges des syndicalistes CGSP et CNE y côtoyaient les pancartes artisanales de quelques centaines de marcheuses et marcheurs – avec des arrêts ponctuels devant une poignée de lieux symboliques (siège de Vooruit, ONEM, CPAS…). Une première mise en jambe pour une bataille qui s’annonce longue et difficile.

Claude : J’ai constaté hier avec plaisir, mais aussi avec surprise, qu’un des organisateurs de la Marche contre les Exclusions du Chômage était la Ligue des Droits Humains. On est en effet plutôt habitué à croiser la LDH comme vigie pugnace de nos libertés individuelles et collectives. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous investir plus directement sur ce terrain social ?

Sébastien : Ce que nous mettons toujours en avant, c’est la défense de « nos droits fondamentaux ». Derrière cette formule, il y a bien sûr tout un travail d’information sur nos droits et libertés, dans les écoles et ailleurs ; il y a des juristes qui assurent le suivi et la défense de certaines personnes, y compris devant les tribunaux ; et il y a aussi un certain nombre de commissions qui fonctionnent avec des bénévoles.
Moi, je préside celle consacrée aux droits économiques, sociaux et culturels, qui regroupe une cinquantaine de bénévoles, et qui recouvre un large champ d’investigation et d’action.
Dans ce cadre, nous sommes souvent alertés par des personnes qui dépendent des aides des CPAS, et dont les droits et revenus sont régulièrement remis en cause par ces structures.
Nous ne sommes pas vraiment équipés pour faire du « suivi individuel » face à ces « cas », mais quand ils s’accumulent, on envoie des mails au CPAS, puis au bourgmestre et aux échevins, puis aux autres CPAS de la région bruxelloise, et là enfin cela bouge, parce que le problème devient collectif, et qu’à ce niveau-là nous pouvons vraiment agir.
On s’est ainsi rendu compte que certains droits fondamentaux étaient régulièrement bafoués dans les CPAS : refus d’accorder un revenu d’intégration pourtant légal ; exigence illégale de montrer les extraits de comptes des bénéficiaires ; visites domiciliaires abusives, etc…
On a aussi parfois introduit certains recours ponctuels autour de questions qui concernent le droit au chômage, les pensions, la « GRAPA » ( cette « pension sociale » pour les personnes plus âgées qui n’ont pas droit à une pension « légale »), etc…
À l’automne passé, on a décidé de défendre plus globalement la Sécurité Sociale dans son ensemble – ces assurances collectives qui ont été négociées dans les années ’50, et sur lesquelles le gouvernement ARIZONA est aujourd’hui en train de tirer à boulets rouges.

Claude : C’est intéressant de faire le lien entre la situation économique des personnes, et les libertés individuelles dont elles peuvent ou non jouir. Les gens qui bénéficient de la « GRAPA », par exemple, cette espèce de « sous-pension », souffrent d’une forte limitation de leur liberté de circulation. C’est presque une forme d’assignation à résidence, à l’âge où, au contraire, ils auraient pu espérer pouvoir voyager où vivre sous des climats plus doux que le nôtre.

Sébastien : C’est clair. Au chômage, tu as le fameux statut de « cohabitant » ou de « personne isolée », qui ont parfois donné lieu à des interprétations ou des contrôles abusifs de l’ONEM. Mais la grande différence avec la GRAPA et le CPAS, c’est que ces derniers dépendent d’une « enquête sociale », ce qui permet des visites domiciliaires parfois très intrusives, aux conclusions régulièrement absurdes.
On ouvre les armoires et les frigos, on compte les brosses à dents et les slips ; on questionne les voisins… En Flandre ils ont même parfois engagé des détectives privés, cela peut aller très, très loin ! Or ces visites à domicile sont toutes abusives. La seule obligation légale, c’est simplement d’habiter là. Point.
J’ai participé à des actions autour de la GRAPA avec le Gang des Vieux en Colère, et de nombreux autres Collectifs. La situation n’était déjà pas terrible avant, et ce sera évidemment encore pire avec l’Arizona.
Le gouvernement soupçonne et accuse régulièrement certains bénéficiaires de toucher la GRAPA en Belgique… mais de vivre en fait en France, en Espagne ou au Maroc.
Pour « contrer » ce phantasme, ils envoyaient régulièrement des convocations en « recommandé » aux bénéficiaires, et ils avaient chargé les malheureux facteurs de ces « contrôles ». Avec tes vieilles jambes et tes vieilles oreilles, tu as 69 secondes pour répondre au coup de sonnette. Sinon, on décrète que « tu n’es pas là » ! Et si cela arrive trois fois de suite, on supprime carrément ton allocation !
C’est terrible, parce que les gens n’osaient plus sortir de chez eux, de peur de rater le facteur. Ce qui arrive aussi avec les visites domiciliaires de l’Assistante Sociale pour les CPAS. Tu restes chez toi de peur de la rater.
Et par ailleurs, si tu veux voir tes petits-enfants en France, aux Pays-Bas ou même à la Mer du Nord, tu dois faire des démarches administratives préalables, attendre l’autorisation, et ne pas dépasser dix jours « d’absence ». Avec le Gang des Vieux en Colère, on avait fait des prisons en bois individuelles pour symboliser cet enferment en manifestant devant le Ministère des Pensions.

Claude : Ce sont vraiment des actes et des mesures absurdes qui ne sont là que pour humilier et faire chier les gens. Tu ne les vois pas comme des humains qui cherchent simplement à vivre et à survivre, mais comme de supposés « fraudeurs » qu’il faudrait en permanence démasquer et punir.

Devant le siège du PS et de “Vooruit”

Sébastien : Pour reprendre la formule de Christine Mahy, cela veut dire quoi, des « profiteurs » ? Ce sont des gens qui veulent simplement « profiter » de ce à quoi ils devraient en principe avoir droit : un peu de liberté, un peu de repos, le droit de voyager et d’aimer ses proches. Aujourd’hui, si tu dépasses d’un jour ou deux la « permission » qu’on t’a accordée, on peut purement et simplement te priver de tout revenu !
Aller loger chez ton frère, qui a une maison en Italie, plutôt qu’ici, où tu ne sais pas te payer une location à la semaine, est-ce que cela fait de toi « un fraudeur » ?
Il y a un moment où il faut arrêter de se « justifier », et tenter plutôt de changer la loi et de conquérir de nouveaux droits. Mais ça, évidemment, avec le gouvernement ARIZONA, c’est mal barré !

Claude : Tu parlais de défendre globalement la sécurité sociale, et je suis évidemment d’accord avec toi. J’ai toutefois publié dans le dernier numéro de l’Asympto un texte intéressant de Zakia Khattabi, qui est je crois juriste de formation, et qui distinguait à juste titre d’une part le chômage, la maladie et la pension, qui relèvent d’une forme d’assurance collective (tu payes des cotisations mensuelles qui t’ouvrent certains droits) et d’autre part le CPAS et la GRAPA, qui relèvent plutôt de l’assistanat (1).
Pour les premiers, est-il légitime et légal de changer à postériori la finalité d’un système d’assurance ? Comme si tu avais épargné pendant toute ta vie pour t’acheter une maison ou une voiture, et qu’au bout de trente ans, on t’annonce : « non, finalement, vous recevrez plutôt une caravane et une mobylette ! ». Cela ressemble vachement à une escroquerie. Est-ce que tu es au courant de l’action juridique que la FGTB a introduite contre l’ensemble de ces mesures, et la LDH y est-elle associée ?

J’ai pris la parole devant le CPAS de St-Gilles, rue de la Source.

Sébastien : De la façon dont tu l’expliques, cela n’a évidemment pas de sens, au-delà même de son aspect juridique. Mais juridiquement, cela peut néanmoins avoir une signification. Il faut pour cela faire appel à la notion de « cliquet », cela devient un peu plus technique.
Si la situation a évolué entre le moment où certains droits ont été acquis, et celui où ils doivent être appliqués, et que le gouvernement souhaite donc revenir en arrière pour en modifier certains paramètres, il faut légalement que cela soit fait de façon « proportionnée ».
C’est un argument qui peut être plaidé devant la Cour Constitutionnelle.
Mais pour lancer un tel recours juridique, encore faut-il que la loi ait préalablement été votée ! Or ce n’est pas encore le cas.
Dès que la loi sera connue, puisqu’elle doit en principe être votée le 1 er juillet 2025 pour entrer en application le 1er janvier 2026, il y aura des recours individuels devant le Tribunal du Travail, qui devront s’y faire représenter par des avocats. Car au minimum, si on te vire d’un contrat, ou si on en modifie sensiblement les termes, il faut prévoir une période de préavis. Ici, le « préavis » annoncé est extrêmement court dans ses délais – six mois – et extrêmement violent dans ses conséquences (la perte totale de revenus).
Ensuite, une fois la loi adoptée, un recours collectif pourra être déposé devant la Cour Constitutionnelle. Pour certaines questions qui relevaient des CPAS ou du service communautaire, on y a déjà gagné certaines batailles juridiques.
Pour le chômage, passer d’une situation où tes cotisations donnaient droit à un revenu de remplacement parfois illimité, à une situation où ce revenu est limité à deux ans maximum, me semble une mesure totalement disproportionnée. Cela devrait pouvoir se plaider.
Mais sans augurer de son résultat, cette procédure prendra au moins un an. En attendant, c’est donc la piste des recours individuels qu’il faudra d’abord activer au Tribunal du Travail.

Myriem Amrani (CPAS St-Gilles), Yves Martens et Sébastien

Claude : En écoutant les interventions des syndicalistes, hier, à la Marche, ils me semblaient principalement mettre en avant les contradictions politiques internes de la coalition ARIZONA. Car ni « Vooruit » ni « Les Engagés » n’ont été élus sur un tel programme, qui prend une partie de leur électorat complètement à rebrousse-poil.

Sébastien : Si on pouvait revoter aujourd’hui, je ne suis en effet pas sûr que les urnes donneraient le même résultat, et encore moins les mêmes majorités. Quand Maxime Prévot dit : « Ne vous en faites pas, toutes les personnes qui étaient au chômage pourront se retrouver au CPAS », c’est évidemment faux. Les conditions d’octroi ne sont pas les mêmes, les montants et les missions non plus. Cela va probablement leur exploser à la figure dans les communes qu’ils gèrent, et où ils président parfois des CPAS. Le problème, c’est qu’il faudrait en principe attendre cinq ans avant de pouvoir revoter.
Ce qui est possible, comme cela vient de se passer pour d’autres raisons au Parlement Bruxellois, c’est que certains élus « de base » démissionnent en signe de protestation et siègent dès lors comme indépendants – ce qui peut modifier les majorités locales.
La tension risque en effet d’être très forte entre les élus communaux, qui seront directement confrontés sur le terrain aux conséquences de ces politiques fédérales, et les ministres qui siègeront au gouvernement « belge ».
Il faut donc aller trouver les élus locaux, souvent plus accessibles, et les convaincre de résister à ces mesures fédérales antisociales.

Claude : Cette charge supplémentaire pour le budget communal va se répartir de façon très inégale sur le territoire. Ce sont les communes les plus pauvres qui vont morfler – car elles doivent financer 30% du budget des CPAS avec moins de recettes fiscales et plus de bénéficiaires potentiels ! Tu disais hier lors de ton intervention à la Marche que le budget du CPAS représenterait 1% du budget communal à Uccle… et plus de 6% à St-Gilles.

Sébastien : Ce sera la même chose à Forest, qui est la 11ème commune du pays qui sera la plus impactée par ces mesures ! Il faudra en effet sensiblement augmenter le nombre des Assistants Sociaux en charge des dossiers, et trouver parfois de nouveaux locaux pour les héberger.
Je ne sais pas si les élus bruxellois et wallons s’en rendent compte, mais si Bart De Wever se réjouit tellement de cette réforme, c’est qu’elle va ainsi surtout peser budgétairement sur les communes de Bruxelles et de Wallonie. C’est donc une réforme non seulement profondément réactionnaire, mais aussi une réforme qui va renforcer financièrement la Flandre et son autonomie budgétaire. Détricoter la sécurité sociale, c’est préparer l’enterrement de la Belgique

Claude : Comment combattre efficacement les discours autour des « chômeurs profiteurs », que certains politiques rabâchent en boucle sur les plateaux TV, et qui sont déjà portés aussi par une partie de l’opinion ?

Sébastien : L’autre jour, alors que je discutais avec une dame pour la convaincre de participer à la Marche, elle m’a répondu : « Non, ce sont des conneries, cette histoire, ce sont juste des chômeurs fainéants ». Tu te dis : « C’est un cliché, c’est une personne bourgeoise qui me répond comme ça ». Or pas du tout. C’est une dame de septante ans qui est en flexi-job et qui doit travailler le dimanche.
En fait, cette femme est en colère contre ses conditions de travail, et au lieu de diriger cette colère contre ceux qui créent ces conditions de travail horribles, elle la tourne vers ces soi-disant « chômeurs profiteurs ».
Avec une seule phrase à la con de ce type sur Facebook, tu peux avoir des dizaines de « like » en reproduisant simplement un stéréotype. Mais pour la démonter et prouver le contraire, tu dois changer de terrain, d’argumentaire et de format. Tu as besoin d’une heure autour d’un verre, avec une vraie discussion. Ou d’ouvrir un livre qui approfondit le sujet.
Au Forum bruxellois pour l’égalité où je travaille, on a ainsi édité un petit bouquin qui s’appelle « Pauvrophobie ». On part d’une phrase « cliché » prononcée par l’une ou l’autre politique ; et on passe ensuite une ou deux pages à la démonter avec un expert.
Les quarante ou cinquante phrases déclinées dans ce bouquin, tu peux pratiquement les entendre tous les jours sur les réseaux sociaux. Y répondre, cela prendra évidemment du temps, mais c’est une bataille culturelle qu’il nous faudra pourtant gagner.

Propos recueillis par Claude Semal le 25 avril 2025

Pas de commentaires

Poster un commentaire