
12 octobre 2025
LA BANDE DE GAZON une nouvelle de Philippe Moins
J’ai été réveillée par un bruit d’abeille. C’est le robot tondeuse. Un Husqvarna de dernière génération pourtant. Quelque chose a dû foirer au niveau des lames. A présent il est à l’arrêt au milieu de la pelouse, comme en attente du dépanneur.
Comme je n’arrive pas à me rendormir je me lève et vais piquer une tête dans la piscine. Toujours aussi bonne, la température idéale annoncée par le prospectus du vendeur. La promesse du Time sharing est tenue, a dit sobrement Charlie quand nos amis ont demandé comment c’était. Charlie c’est mon fiancé. A cette heure il doit faire ses mille brasses réglementaires. A deux pas d’ici il y a la plage et à cette saison pas grand monde. Mais pourquoi irais-je jusque-là ? Après dix longueurs de piscine, je sors, je m’ébroue. J’irai me doucher après car je vois ce qui m’attend sur la terrasse : un double expresso fumant, un pamplemousse pressé et un panier de viennoiseries apportés par le room service, auquel comme d’habitude je ne toucherai pas, Charlie mon amoureux en profitera. En fait de room service c’est une sorte de bédouin qui ne rit jamais. Il est reparti sans mot dire, ramassant au passage des ou trois feuilles mortes égarées. Il a l’œil à tout. Peggy dit qu’il lui fait peur. Mais Peggy a peur de tout. Tiens, la voilà.
– Tout baigne ma choute ?
– Et toi trésor ?
– Pas vraiment. Je n’ai pas fermé l’œil.
– Pareil pour moi.
Heureusement que je n’ai pas besoin de beaucoup d’heures de sommeil car depuis mon arrivée ici je dors très mal, je fais des cauchemars. Un seul, en réalité, toujours le même : un groupe d’enfants aux traits émaciés s’approche de moi timidement, ils me scrutent de leurs grands yeux exorbités, ils s’approchent, ils s’approchent encore et je me réveille en sueur, même si l’Airco est à fond. Charlie grogne à mon côté et se rendort.
– Tu m’enlèves les mots de la bouche, dit Peggy. Je rêve à peu près la même chose toutes les nuits.
Le bédouin est de retour, avec un technicien. Ils observent la Husqvarna, le retournent. S’en suit un long conciliabule j’entends le technicien s’exclamer au téléphone : Bones ! Bones ! Ils repartent et reviennent avec d’autres qui ont enfilé des combinaisons blanches. Ils ont apporté des arceaux, des grands plastiques qu’ils installent là où le robot s’est arrêté. Ils ceignent le tout avec du rubalise, l’un d’entre eux prend des photos. Arrivent des brouettes, des housses, tout un attirail pour médecins légiste ; on devine que d’autres se sont mis à creuser.
La pelouse est envahie et comme si le ciel se mettait au diapason il est devenu tout gris. On entend le tonnerre très loin d’ici et une fine pluie nous chasse Peggy et moi vers la véranda où Charlie nous rejoint.
Apparemment ils ont oublié notre présence alors j’en arrête un qui passe à proximité :
– Que se passe-t-il ?
– C’est un charnier, Madame, nous allons mettre à votre disposition une autre villa en attendant qu’ici tout cela soit « fixé ».
Je me tourne vers Charlie qui pianote déjà un mail de réclamation sur son smartphone à l’attention de la conciergerie.
©Philippe Moins, avec l’aimable autorisation de l’auteur.
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