LA NOVLANGUE DE LA DÉPORTATION par Gwen Breës

Camps de déradicalisation” ou “villes humanitaires” ? La novlangue de la déportation.
Après les “camps de rééducation” en URSS et en Chine, les “camps de regroupement” en Algérie… voici venir les “camps de déradicalisation” en Palestine.
À terme, le but est de créer plusieurs camps “à grande échelle”, dans le sud de l’enclave, pour y regrouper toute la population de Gaza, sauf les “terroristes” qui resteraient coincés dans le nord. Le premier de ces camps serait établi sur les cendres encore fumantes de la ville de Rafah. Il sera potentiellement sous-traité à la Gaza Humanitarian Foundation (GHF) – ce qui promet, vu les performances passées de ses équipes composées d’évangélistes et de mercenaires américains.

Le mot “camp” a sans doute glissé malencontreusement sur la langue d’Israël Katz, ministre de la Défense israélien, qui a ajouté dans son emballement que les Gazaouis y seront “concentrés” pour y être “déradicalisés”. Puis, il s’est repris en parlant de “ville humanitaire”. Une ville, c’est des infrastructures, une vie sociale et économique, un minimum d’autonomie. La “ville humanitaire” sera administrée par Israël et consistera, pour ce qu’on en sait, en une concentration de tentes et de dispensaires au sein d’une zone quadrillée et surveillée par l’armée israélienne. L’architecture actuelle des centres de distribution de la GHF donne sans doute un avant-goût de l’urbanisme en toile et barbelés de cette future non-ville. Quant à savoir si elle sera humanitaire… bien sûr, puisqu’elle portera ce mot dans son nom !

Le ministre a aussi utilisé le terme de “zone de transit humanitaire“, dans lequel le mot “transit” indique bien que les habitants de la “ville” n’auront pas vocation à y rester.
Peu importe le nom qu’on lui donne : c’est une déportation, un transfert forcé. Et 82% de la population juive israélienne l’approuve, selon un sondage de juin. Sauf qu’en droit international humanitaire (conventions de Genève) et pénal (statut de Rome), c’est un crime de guerre. À grande échelle : un crime contre l’humanité.
Et ça n’a pas échappé à trois réservistes qui ont déposé une requête devant les tribunaux israéliens. Dans une réponse écrite, le chef de l’armée leur a assuré que les Palestiniens n’étaient déplacés qu’à l’intérieur de Gaza “pour leur propre protection”, mais le ministre de la Défense l’a aussitôt démenti en confirmant que l’intention du gouvernement est bien de réaliser le “plan d’émigration”.

Heureusement, Netanyahu n’est pas Staline : ici, pas de déportation forcée, mais un départ “volontaire”… Sous la menace des bombes, de la faim et des snipers – même dans les “zones de protection civile” et dans les files des centres alimentaires, quasi tous localisés dans le sud, à proximité de la future “ville humanitaire”. Le transfert des Gazaouis sera donc “encouragé”, pas forcé. “Gaza ne devrait pas être une prison” mais “un lieu ouvert”, a ajouté Netanyahu en dinant avec Trump. Gaza est une quasi-prison depuis le blocus de 2007, imposé par Israël et l’Égypte. Depuis 21 mois, Gaza est d’ailleurs l’un des seuls cas modernes où une population entière est piégée sans issue. Aujourd’hui, le gouvernement d’extrême droite israélien prétend rouvrir l’enclave en donnant aux Gazaouis le “libre choix” d’émigrer. Gaza ne sera pas une prison pour ceux qui la quittent… mais bien pour ceux qui choisiront de rester sur leurs terres : ceux-là seront enfermés dans la “ville humanitaire”, tels des Indiens dans une réserve.

Quant au programme de “déradicalisation” qui y sera administré, on est impatients d’en connaître les détails – et ses liens, probables, avec la politique “d’encouragement au départ volontaire”. On peut supposer qu’il s’agira de traiter le peuple palestinien dans une logique de transformation comportementale ou de reprogrammation, en lui faisant abandonner toute velléité d’autodétermination. En attendant : “La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force”… Les régimes coloniaux, comme bien d’autres, sont rompus à l’inversion du sens des mots.
Et quand on sait qu’un député israélien a été jugé “radical” et s’est vu priver de parole pendant 6 mois pour avoir dénoncé les “crimes de guerre”, tandis qu’aucune sanction n’a été infligée à un autre député appelant à “brûler Gaza” et à y “séparer les femmes et les enfants et tuer les hommes adultes”… On peut imaginer l’endroit où se situe, dans l’Israël d’aujourd’hui, le curseur de la “radicalité”. Et ce que peut signifier un programme de “déradicalisation” des Gazaouis, dans l’esprit de ses promoteurs – une bande de suprémacistes messianiques blancs ultra-radicalisés.

Mais les Gazaouis doivent aussi “se réintégrer et se préparer à se réinstaller. Israël et les États-Unis vont investir 2 milliards de dollars à réaliser ces objectifs “humanitaires”.
Se “réintégrer” dans quoi ? Se “réinstaller” où ? Mystère. Il se dit, dans les cercles proches du pouvoir israélien et étatsunien, que “certains pays ont exprimé leur intérêt” à accueillir ces réfugiés – dont 75 % sont déjà réfugiés de 1948. On ignore au prix de quels arrangements ces pays accueilleraient une partie de la population palestinienne, mais on ne doute pas que des considérations humanitaires seront mises en avant. Il y a deux mois, plusieurs médias américains avaient fait état de discussions entre l’administration Trump et la Libye pour “relocaliser” un million de Gazaouis dans ce pays, en échange de la libération de milliards de dollars libyens gelés depuis la chute de Kadhafi. Quoiqu’il en soit, le bâti a été largement rasé à Gaza et Israël est bien décidé maintenant à se débarrasser des humains encore vivants, en même temps que de l’histoire et des revendications légitimes qu’ils portent.

C’est là qu’entre en jeu le projet “Aurora”, porté par un groupe de réflexion israélien dans la continuité de “Gaza 2035” et de la “Riviera” de Trump, qu’il veut concrétiser à sa manière. Dans “Aurora”, Gaza deviendrait également un centre économique d’importance, doté de nouveautés comme une “Elon Musk Smart Manufacturing Zone” ou la création d’îles artificielles destinées à être des “zones économiques spéciales à faible taux d’imposition”. Tony Blair, l’homme de l’invasion de l’Irak, a contribué à ce projet par l’intermédiaire de l’institut qui porte son nom.
Les études se sont fondées sur les modèles d’un grand cabinet de conseil américain, proche de la GHF, qui ont imaginé comment “relocaliser” 600.000 Gazaouis… en échange de “packages de relocalisation” d’une valeur de 9000 dollars par personne. Cela donne une petite idée de ce qui trotte en tête de certains milieux politiques et économiques israéliens.
En novlangue, l’Institut Tony Blair appelle ça : “Envisager un avenir meilleur pour les habitants de Gaza”.

Gwen Breës, sur sa page FB, et dans l’Asympto avec l’aimable autorisation de l’auteur.

• P.S. : C’est fou, le nombre de gens puissants qui veulent le bien des Gazaouis. L’Union européenne, elle aussi, veut “apporter des améliorations concrètes à la population et à la vie des habitants de Gaza”. Mais en se contorsionnant pour éviter “de punir Israël”. Le mois dernier, l’UE avait acté qu’Israël commettait de nombreuses violations aux droits humains, contrevenant ainsi à l’Accord d’association entre les deux parties. Les dirigeants s’étaient donné un mois pour en discuter avec l’État hébreu et voir comment “améliorer la situation”. Le 15 juillet, le sujet des sanctions sera à nouveau à l’ordre du jour. Le Conseil européen des Affaires étrangères se satisfera-t-il du cessez-le-feu qui sera probablement entré en vigueur d’ici là ? Ou considérera-t-il que le projet de déportation en cours est une nouvelle atteinte grave aux droits humains ?

Le 15 juillet à 12h30 aura lieu une manifestation pour demander des sanctions. Rendez-vous devant le 234, rue de la Loi à Bruxelles (1).
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(Sources : Financial Times, Haaretz, The Guardian, Times of Israel)

(1) https://www.facebook.com/events/651519297912141/

EDIT 10/07/2025 : Punir les juges, sanctionner l’ONU, menacer les membres de la CPI… tuer le droit international pour protéger les criminels. Deux jours après la visite de Netanyahu à Washington, la politique étrangère de Trump est plus limpide que jamais. Amorce de la vassalisation du monde ? Motif supplémentaire de rupture avec les États-Unis ? Une chose est sûre : les criminels ne comptent pas s’arrêter là.

EDIT 11/07/2025 : Voilà. Je crains qu’il ne faille acter aujourd’hui la mort de l’idée d’une diplomatie européenne. Déjà qu’il avait déjà fallu 20 mois (!) à l’UE pour arriver au constat qu’Israël commet de nombreuses violations aux droits humains envers les Palestiniens… Mais le mois dernier, la conclusion était de tout faire pour « ne pas punir Israël », comme disait Kaja Kallas. Ne pas sanctionner cet État. Ne pas utiliser le pouvoir qu’on a sur lui pour faire cesser l’épuration ethnique en cours. Surtout, pas de vagues. L’UE disait vouloir « apporter des améliorations concrètes à la population de Gaza », ce qui était déjà l’annonce d’une reddition. Et c’est ce qu’elle a obtenu, grâce au « dialogue engagé avec le ministre israélien des Affaires étrangères ». L’UE n’en est pas peu fière.

Les concessions faites portent sur l’acheminement de l’aide humanitaire. En clair : Israël s’engage à cesser d’utiliser l’aide alimentaire comme arme de guerre, dans une certaine mesure en tout cas. Or, ce minimum minimorum est déjà prévu dans l’accord de cessez-le-feu négocié sous médiation des USA et du Qatar, et qui est proche d’être signé !
Et ? Et c’est tout. Pour le reste, la déportation et le massacre en cours peuvent continuer avec la bénédiction de l’UE.
(Sources : Euractiv et communiqué de Kaja Kallas ).
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