LE FAUX « AGENDA CACHÉ » DE BART DE WEVER par Claude Semal

Les journalistes parlent régulièrement « d’agenda caché » (ou de « billard à trois bandes ») pour analyser les positions d’un parti ou d’une personnalité politique. Il y a évidemment là une part de vérité. C’est un appel à ne pas s’arrêter à l’apparence des choses. À se bouger les coudes du comptoir du Café du Commerce. À comprendre les événements dans leur essence, leur complexité, leur évolution et leurs interactions. À débusquer les véritables enjeux derrière les leurres scintillants des « punchlines » de Twitter et les enfumages en boucle de la « communication politique ».
Mais pour Bart de Wever, l’expression me semble particulièrement mal choisie.
Car son agenda – comme d’ailleurs celui de son parti – n’a rien de « caché ».
Il est tout-à-fait public. Je dirais même : il est « programmatique ». On fait simplement mine de l’oublier.

Bart de Wever pense, vit et se bat pour l’indépendance de la Flandre. Ce qui signifiera donc mécaniquement la disparition de la Belgique. Nous vivons ainsi dans le seul pays au monde où un chef de gouvernement peut souhaiter la disparition de la nation qu’il dirige.
Bart de Wever est en outre un ardent nostalgique des Pays-Bas Espagnols – qui se scindèrent au XVI ème siècle entre les provinces protestantes du nord (la Hollande) et les provinces catholiques du sud (la Flandre et une partie de la Wallonie).
Au mois de juin de cette année, il pouvait encore déclarer à une chaîne de télévision néerlandaise : « Comme Premier Ministre (belge), c’est le genre de déclaration que je ne peux pas faire. Mais en changeant de fonction, je n’ai pas changé de conviction. Comme homme politique, je reste persuadé que la séparation avec les Pays-Bas au XVI ème siècle est la plus grosse catastrophe qui ne nous soit jamais arrivée » (1).
… Oufti ! On retiendra donc que pour De Wever, sur l’échelle Richter de ses catastrophes intimes, séparer Antwerpen de Bréda par une barrière douanière a été plus « dramatique » que deux occupations militaires de la Flandre par les chars de l’Allemagne impériale et nazie. C’est toujours bon à savoir. Voilà la bombe dormante que le Roi a installée au 21 de la rue de la Loi pour veiller « aux intérêts de la nation ».

Je vais peut-être vous étonner, mais en soi, la vision politique de Bart de Wever ne me parait pourtant pas absurde. Que ce soit l’indépendance de la Flandre, ou le projet d’une confédération avec les Pays-Bas, la construction d’une identité « postnationale » autour d’une langue commune, qui définirait des espaces démocratiques partagés, à l’intérieur du grand ensemble européen, me semble même plutôt sensé.
Et peut-être plus cohérent que de prétendre « faire nation » avec une région dont nous nous refusons depuis près de 200 ans, avec une rare obstination, à apprendre et comprendre la langue ! Or la première condition d’un débat national, n’est-ce pas de pouvoir dialoguer, se comprendre et « s’entendre » – dans tous les sens du terme ? Bref, de partager une langue et des espaces de parole communs ? (3) Je referme cette parenthèse, car ce n’est pas l’objet de cet édito.

Ce que je veux donc souligner ici, c’est que Bart de Wever n’est pas à la tête du gouvernement pour « servir la Belgique » – mais, paradoxalement, pour l’affaiblir et la faire disparaître. C’est une guerre de position, où la N-VA a conquis un certain nombre de postes ministériels « clés » (Premier Ministre, Défense, Finances, Pensions, Commerce Extérieur, Immigration, Grandes Villes), que ce parti utilise pour renforcer l’autonomie et pour préparer l’indépendance de la Flandre. C’est la seule grille de lecture qui permette de comprendre ce qui se passe réellement aujourd’hui.

Ainsi, la « réforme du chômage », dont le MR semble absurdement si fier, va transférer près de 200.000 personnes d’un budget géré « nationalement » (les caisses du chômage, c’est-à-dire un des volets de la Sécurité Sociale) vers les caisses « d’assistance » des CPAS (qui dépendent de budgets régionaux et communaux). Pour des raisons démographiques, économiques et sociologiques, la Wallonie et la Région Bruxelloise seront les grandes perdantes de ce transfert budgétaire – car ces deux régions concentrent le plus grand nombre de « chômeurs de longue durée ». La Flandre sortira donc économiquement renforcée de toute cette séquence. CQFD.

Cet éclairage est également indispensable pour comprendre l’actuel blocage de la Région Bruxelloise – privée de gouvernement depuis plus de 500 jours. La région bruxelloise est en effet le principal verrou qui maintient en l’état le cadre institutionnel d’une Belgique unitaire.
Cette région bilingue, historiquement flamande, mais depuis longtemps majoritairement francophone, avait été au cœur des négociations institutionnelle autour de la nouvelle Belgique Fédérale. Le point de compromis entre les plus « fédéralistes » et les plus « unitaristes » a été de faire de Bruxelles « une région à part entière » (pour reprendre l’expression consacrée) – au même titre que la Wallonie et la Flandre. Mais les plus « fédéralistes » des négociateurs aurait préféré que « la capitale » soit cogérée par les Wallons et les Flamands – ce qui transformerait les Bruxellois en une espèce de « sous-citoyens » institutionnels ,cornaqués depuis Namur ou Anvers.

Pour « protéger » culturellement et politiquement la minorité flamande de Bruxelles, ce même compromis institutionnel imposait au gouvernement régional bruxellois de s’asseoir sur des « majorités » doubles dans les deux rôles linguistiques. À Bruxelles, les électeurices peuvent en effet librement voter, soit pour des listes « francophones », soit pour des listes « néerlandophones ». Ce principe de « double majorité linguistique » est la source de bien des difficultés actuelles, mais il reste je crois fondamentalement juste (2).
Le problème, c’est qu’avec des majorités « ric-rac » dans le corps électoral « flamand » à Bruxelles, quelques centaines ou quelques milliers de voix peuvent permettre à de petits partis flamands d’y conquérir des minorités de blocage. Et cela a parfois des effets institutionnels pervers. On a ainsi vu des électeurs bruxellois francophones… voter pour les listes flamandes de « Groen », de la N-VA ou du « Vlaams Belang » en espérant les aider à conquérir ainsi de telles « minorités de blocage »!

À cette réalité institutionnelle complexe vient se superposer un net clivage politique entre la Flandre (beaucoup plus à droite, avec, à côté de la N-VA, un parti indépendantiste d’extrême-droite à 25% : le Vlaams Belang) et la Wallonie (traditionnellement plus à gauche, même si elle est actuellement dirigée par un gouvernement réac MR/Engagés).
En privilégiant son alliance nationale avec la N-VA, le MR du montois Georges-Louis Bouchez affaiblit de fait la région bruxelloise, aujourd’hui plus progressiste, et renforce le camp de ceux qui veulent mettre la capitale sous tutelle de la Flandre et de la Wallonie.
Le gouvernement Arizona de Bart De Wever a en effet pris une série de mesures très anti-sociales – dont les effets pourraient être sensiblement amplifiés, ou au contraire freinés, par le futur gouvernement bruxellois, dans un parlement régional où « la gauche » et « la droite » sont pratiquement au coude à coude. Voilà le cadre général qu’il faut garder à l’esprit si l’on veut au moins tenter de comprendre l’actuel blocage politique à Bruxelles.
Je n’ai pas suivi en détail le contenu concret des négociations pour former un gouvernement régional, mais ce blocage résulte donc d’abord de cette extrême complexité institutionnelle.

Aussi ai-je été désagréablement surpris, pour ne pas dire déçu, par le texte que Thomas Gunzig a publié dans Le Soir (et sur Facebook) pour « s’offusquer » de l’absence d’un gouvernement à Bruxelles et en rendre indistinctement responsables « tous les politiciens de tous les partis » en mode « tous pourris, tous incapables » (voir son texte ci-dessous). J’ai donc cru nécessaire d’y réagir (en me faisant au passage copieusement insulter par le fan-club facebookien du chroniqueur 😉 ). Car pour moi, le texte de Thomas « dépolitise » et « psychologise » le débat au lieu de le « politiser ».

Le problème est-il vraiment « l’avidité », « la bêtise », « le je-m’en-foutisme » ou « l’absence de sens des responsabilité » de la totalité des hommes et des femmes politiques bruxellois ? Tous crétins, incapables et pourris, sauf Thomas Gunzig ?
En les renvoyant ainsi tous et toutes dos à dos, comme s’ils pataugeaient ensemble dans une commune indignité, Thomas évite pour moi de prendre position sur ces enjeux politiques de fond et sert la soupe à celleux qui rêvent de mettre Bruxelles sous tutelle fédérale – pour nous faire avaler les amères potions de l’Arizona. Or si ce blocage politique persiste vraiment à Bruxelles, sans réelle majorité, en démocratie, la solution n’est pas d’insulter les élus – mais de préciser le contenu des politiques et des alliances et de refaire appel aux électeurs.

Claude Semal le 25 octobre 2025

(1) https://www.21news.be/de-wever-je-ne-change-mes-convictions-la-separation-des-pays-bas-a-ete-ls-plus-grande-catastrophe-qui-ne-nous-soit-jamais-arrivee/
(2) En miroir, cet accord prévoyait également des droits culturels particuliers pour les habitants francophones de la périphérie bruxelloise, que la fédéralisation du pays relocalisait « en Flandre ». Dans ces communes dites « à facilités » – ils pouvaient par exemple continuer à utiliser le français comme langue véhiculaire pour la plupart de leurs actes administratifs.
(3) En miroir, la Wallonie pourrait d’ailleurs parallèlement se réinventer un destin en confédération avec la France, dont elle est déjà, dans les faits, une colonie culturelle. Bien sûr, elle a ses spécificités sociologiques, historiques et culturelles. Mais pas plus, me semble-t-il, que la Corse, la Bretagne ou les Alsaciens.

Un commentaire général mais très à propos de Frederic Lordon : 

Le texte de Thomas Gunzig pour « Le Soir » :

500 Jours !

“J’ai bien réfléchi à ce que je pouvais dire au sujet de ces 500 jours.
Et avant de dire ce qu’à présent j’ai envie de dire, il faut que je précise que je suis, comme tout monde à Bruxelles et en Belgique, bien conscient de la complexité de Région et des difficultés qu’elle engendre. Mais 500 jours plus tard, l’absence de gouvernement ne peut pas être imputée à la complexité.
Les humains sont parvenus à comprendre le fonctionnement de la double hélice d’ADN et à envoyer des représentants de leur espèce sur la Lune. La complexité n’est en réalité jamais un obstacle.
Après avoir réfléchi à la question, je crois pouvoir dire que 500 jours sans gouvernement, c’est de votre faute à tous. C’est une faute collective de tous les élus et tous les partis se trouvant, comme le veut la formule, « autour de la table ». Je ne pourrais à ce stade avoir de respect que pour ceux qui, doués d’un certain sens de l’honneur, auraient démissionné, mais il n’y a pas eu de démission.
Rester à la manœuvre n’est en aucun cas la manifestation d’un quelconque sens des responsabilités. C’est le contraire. Vous ne le comprenez probablement pas vous-même, vous vous trouvez certainement beaucoup d’excuses et de circonstances atténuantes, mais la vérité que vous refusez d’entendre, c’est que si vous êtes resté c’est parce que, fondamentalement, vous n’en avez rien à faire.
Vous êtes resté pour votre carrière, pour votre argent, pour obéir à des consignes de partis, à des mots d’ordre. Vous êtes resté par manque de courage, par manque d’imagination, par absence de considération pour l’intérêt général, par attachement au titre, par goût du pouvoir, par aveuglement, par déconnexion et peut-être même, dans certains cas, par bêtise.
Vous faites tous et toutes partie d’une génération d’élu et d’élues qui aura non seulement abandonné ses responsabilités, ruiné une région, mis en péril ses habitants, mais vous aurez contribué à ternir l’image de la démocratie à un moment où elle se trouve menacée de tous côtés. Vous aurez été les quelques pelletées de terre sur son cercueil.
Peut-être que, dans quelques siècles, si une civilisation existe encore après les grandes catastrophes qui s’annoncent, des historiens se pencheront sur cette période grotesque des « 500 jours », ils s’en serviront pour illustrer la manière dont toutes les médiocrités humaines, la vanité, l’orgueil, la cupidité, l’hypocrisie, la perfidie, ont ruiné une région qui avait tout ce qu’il fallait pour vivre dans la prospérité et comment, sans honte ni remords, son cadavre fut abandonné au bord du chemin à la manière d’un chien écrasé par la voiture d’un homme ivre.”

 

5 Comments
  • Marc Jacquemain
    Posted at 13:18h, 26 octobre

    Je ne suis pas les chroniques de Thomas Günzig, pas plus qu’aucune autre chronique mais, de ce que j’en lis indirectement (surtout via facebook), il me semble parfois bien inspiré et parfois moins. Je pense que l’exercice de la chronique pousse, surtout si on n’a pas soi-même quelques convictions solides, à renforcer plutôt qu’à désamorcer la “politique spectacle”. Aujourd’hui, il en est de même du journalisme “mainstream”. Je viens de me désabonner de “Libé” pour la même raison : la politique y est vue sous son angle “lutte de places” et “combat d’égos”. Ces réalités existent, évidemment, mais en faire systématiquement l’essentiel, c’est bien sûr alimenter le phénomène. Alors merci d’avoir remis de la pédagogie politique autour des enjeux de fond. Il n’y a plus beaucoup d’endroits où on fait cela.

  • Aurélien Plisnier
    Posted at 12:30h, 26 octobre

    Bonjour, merci pour un bel article qui rend des perspectives dans une situation où le flou est devenu bien plus qu’artistique.

    Je me demandais, de manière naïve sûrement, pourquoi le blocage subsiste, cristallisé autour de la participation ou pas de la NVA, alors qu’il existe une majorité de gauche des deux côtés de la ligne linguistique ?

    En d’autres termes, pourquoi n’a-t-on pas PS-ECOLO-PTB et GROEN-PVDA-FOUAD-VOORUIT ?

    • Semal
      Posted at 13:33h, 26 octobre

      Bonjour Aurélien, tu as tout à fait raison, et une telle hypothèse a effectivement mise sur le tapis à l’initiative d’un appel initié par Henri Goldman – et que j’avais personnellement appuyé. Il a capoté car Vooruit (qui fait partie de l’Arizona) s’en est retiré sur injonction de son président (Conner Rousseau).

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