LE REGARD D’ANNIE ERNAUX, LA GOUAILLE DE DEUX COMÉDIENNES par Françoise Nice

Ah, comme j’aimerais la voir dans la petite salle du Théâtre le Public à Bruxelles, ou ailleurs, et revoir et re-re-garder avec elle l’univers que Magali Pinglaut et Pascale Oudot ont créé à partir de « La femme gelée », un de ses romans autobiographiques. 
Je serais curieuse de voir si elle rirait, elle aussi, pincerait peut-être parfois les lèvres , ouvrirait de grand yeux ébahis et … se bidonnerait devant les choix de mise en scène faits par Magali et Pascale pour interpréter une une directrice dans une école de bonnes soeurs qui régenta un temps l’éducation d’Annie Ernaux, Brigitte, la copine d’adolescence qui se posait en « je sais tout, on m’la fait pas », et expliquait tout tout tout aux jouvencelles… et bien sûr, la maman épicière d’Annie Ernaux, avec ses façons d’aimer crier, de gourmander sa fille.

Photo Gaël Maleux

Mais quelquefois, rarement, cette grande bosseuse s’offrait une seule liberté : s’installer dans un livre et trouver par là des chemins d’émancipation. Son mari, qui tenait le café, grognait. Grâce à cette maman lectrice, Scarlet O’hara débarqua dans l’univers de la petite Ernaux. Cela fut-il le début d’un chemin qui mènera Annie Ernaux à s’émanciper de « sa race », entendez sa classe sociale, comme on disait alors ?

Amies depuis leur jeunesse Pascale Oudot et Magali Pinglaut jouent à jouer les différents personnages à tour de rôle, ce qui appuie l’humour, et l’ironie face à la distribution genrée qu’on donnait en ce temps-là aux filles et aux garçons. La plupart des personnages sont féminins mais pas tous : il y a aussi celui qui fut un temps le mari d’Annie Ernaux. Et leur idylle dans un petit appartement, lorsqu’ils étaient étudiants, lui en droit, elle en lettres, et la façon dont subrepticement et implacablement, elle fut la femme du ménage, la femme de ménage, vouée elle aux courses et à la préparation des repas. Ensuite elle devint maman. Par ce rôle de nourricière, elle se fit attraper par la distribution genrée des rôles. Ricane d’elle-même. « six biberons, six changes…le rôle de la mère, c’est la nourriture et la merde ».

Pascale et Magali (Photo Gaël Maleux)

Avec beaucoup de rires – que faire d’autre ? – adaptés du réalisme critique, du regard aigu d’Annie Ernaux, au théâtre comme en lisant ses livres, on éprouve cette sensation d’être face à notre miroir. On reconnait des scènes qu’on a vécues, avec ce qu’elles ont de ridicule, de grotesque, d’absurde, voire de violent : la première danse rock des deux copines devant un micro comme l’étendard d’une révolution, – plus tu gueules et grimaces plus c’est la libération –, la première nuit d’échange sexuel…ben non, pas d’extase, pas la première fois. Et encore, la réplique éculée du compagnon : « Si tu es fatiguée, c’est que tu ne sais pas t’organiser ! », qui ne l’a entendue, celle-là ?

Jouées avec belle humeur par Pascale Oudot et Magali Pinglaut, cette chronique des apprentissages, des expériences de vie de la plupart des femmes d’origine modeste – et pas seulement – dessine prestement comme une commedia dell’arte, avec des personnages un peu typés.

Quand la mimique libère : on rit beaucoup, et peu à peu se dévoile le tableau d’une société où, qu’on ait lancé ou pas de pavés à Paris, fait de grands discours dans les universités ou devant quelques usines, chanté à Woodstock ou à La Courneuve, on s’est retrouvées piégées, et il a fallu encore et encore écrire pour déconstruire. L’écriture étant pour Annie Ernaux et ses lectrices, un outil, un scalpel, un instrument de libération. Ce qu’elle dit clairement : « Il s’agit d‘inscrire ma voix de femme dans ce qui se présente toujours comme un lieu d’émancipation, la littérature ».

Françoise Nice



« Arrêt sur images », un spectacle tiré de « La femme gelée » d’Annie Ernaux, conçu et joué par Pascale Oudot et Magali Pinglaut, avec l’aide d’Anne Sophie Sterck. A voir au Théâtre Le Public à Bruxelles jusqu’au 22 juin. © Photos Gaël Maleux

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