
07 mai 2025
LES SOUS ET LES DESSOUS DE L’EUROVISION par Bernard Hennebert
Pour écouter l’article de Bernard lu par Jean-Marie Chazeau, cliquez ci-dessous :
Chaque année, en Fédération Wallonie-Bruxelles, à l’approche de l’Eurovision, on se souvient de son organisation belge, la seule, l’unique, à la fin des années ’80 … avec comme présentatrice la chanteuse Viktor Lazlo dans sa robe fuseau de gala violacée !
Mais il existe d’autres souvenirs glissés sous le tapis, dont on pourrait se remémorer à l’occasion de cette curée 2025.
Et pour l’Asymptomatique, cela me permet aussi de rappeler qu’il y a un an disparaissait Christiane Stefanski, qui chanta « De Jemeppe à Jupille » à la « Contr’Eurovision » de 1979 (1).
Et si on se rappelle que c’est la victoire de Sandra Kim qui permit à la Belgique d’accueillir la célèbre joute, on a également une pensée pour la comédienne Émilie Dequenne.
Ce 9 avril 2025, lors d’un hommage de la ville de Chièvres à cette dernière, la chanteuse wallonne fut en effet invitée à interpréter une nouvelle fois son « J’aime la Vie », car Émilie avait confié à son entourage qu’elle avait souvent fredonnée cette chanson durant sa maladie.
Et voilà la publicité !

… De notre envoyé spécial dans le passé !
Le 9 mai 1987, la RTBF organise la trente-deuxième édition du Concours Eurovision de la Chanson à Bruxelles, à quelques encablures de l’Atomium, dans les locaux du Palais du Centenaire édifié en 1930. Son lauréat fut Johnny Logan qui représentait l’Irlande. Ce chanteur avait déjà remporté l’édition de 1980 de la joute.
La France avait choisi Christine Minier pour interprèter « Les mots d’amour n’ont pas de dimanche » et conquérir la 14 ème place sur 22. Avant-dernier de ce palmarès, Plastic Bertrand célèbre ses dix ans de carrière en chantant « Amour, amour » sous les couleurs du Grand Duché du Luxembourg. Il prouve ainsi qu’il sait chanter, puisque le play-back est interdit dans cette compétition.
Les dissensions entre les télé-diffuseurs belges néerlandophone et francophone mènent la RTBF à assumer seule l’organisation du concours, puisque Sandra Kim, la lauréate de l’année précédente, est wallonne. Le budget nécessaire est tellement lourd pour ce service public de petite taille qu’une nouvelle loi est adoptée : elle permet le recours à la publicité pour financer cette soirée. C’est la première fois que des sponsors aident à la réalisation de ce concours et apparaissent à l’écran.
Ainsi, la conséquence principale à long terme de cet événement musical sera pour les belges francophone l’arrivée de la publicité sur les écrans du service public. D’abord la publicité dite « non commerciale » (par exemple : la promo pour du « vrai » beurre), puis la « commerciale » (des pubs pour des marques précises)
Avec quelques recherches sur Wikipédia, on peut retrouver ces données que je viens de vous résumer. Par contre, je pense que la suite de ma chronique serait bien plus complexe à découvrir sur la toile… À l’époque, j’étais le responsable de l’association « Diffusion Alternative », qui avait programmé le même jour que l’Eurovision une activité qui regroupait différents des artistes et des organisateurs rétifs à cet événement (la Vénerie, Voix Voies, etc.).
Une « Contr’Eurovision »
La résistance d’une partie du monde culturel belge à l’Eurovision est ancienne.
Quelques années plus tôt, pendant tout le week-end de la 24ème édition à Jérusalem, les 31 mars et 1er avril 1979, trois milles spectateurs assistent au Cirque Royal à Bruxelles à la « Contr’Eurovision ». Quatre-vingt chanteurs et musiciens, amateurs ou professionnels, issus de quatorze pays : quatorze heures de folk, de rock, de reggae et de chansons.
Les Ateliers du Zoning ont publié deux 33 tours immortalisant cet événement, avec l’enregistrement en public d’une chanson par artiste. Dans l’album N°1, on peut notamment écouter Maria Rossell, Mustapha El Kurd, Walter de Buck, Gilles Servat, Jose Afonso, etc. Et dans l’album N°2 : Christiane Stefanski, Vuile Mong, Misty, Oktober, Bots, etc.
Les raisons de cette manifestation culturelle? Pour ses initiateurs, l’Eurovision « c’est le triomphe d’un concours de chant à la gloire de la culture en conserve et des multinationales du disque. C’est le modèle de la culture marchande qu’ils veulent nous imposer par le biais des télévisions commerciales ou d’État : uniformité et banalité des thèmes traités, priorité à la rentabilité commerciale, absence d’esprit critique et de recherche, disparition des langues régionales et nationales au bénéfice des langues dominantes (principalement l’anglais), disparition des originalités rythmiques et mélodiques régionales au profit des musiques à la mode (…) ».
Mais pourquoi plus précisément une telle résistance à l’édition de 1979? Cette année-là « L’Eurovision prend une sonorité encore plus choquante. Celle d’un show promotionnel pour l’élection du Parlement Européen, étape importante d’un processus de construction d’un pouvoir européen fort et centralisé. Pire encore, ce 31 mars 1979, c’est de Jérusalem qu’était retransmise en direct l’Eurovision, images d’un concours et de la « Ville Sainte » qui cachent la misère des camps palestiniens, chansons mielleuses qui couvrent les cris des prisonniers politiques (…) ».
Ce week-end festif et revendicatif bruxellois ne prit jamais la forme d’une compétition.
L’Eurovision aux Écuries

Christiane Stéfanski dans le livret de la Contr’Eurovision
Retour à l’édition bruxelloise de l’Eurovision de 1987. Ce jour-là, aux Écuries de la Maison Haute à Watermael Boitsfort (Bruxelles), un débat inspiré par l’actualité du jour, et intitulé « Le sponsoring et les musiques », est prévu de 16H30 à 19H00, avec les interventions de Charles Robillard (responsable du sponsoring du Printemps de Bourges), Marc Klein (product manager de Belga, festival de jazz sponsorisé par une marque de cigarettes), Frédéric Cobaux (membre du groupe « Faits Divers » dont certains concerts sont sponsorisés, auteur d’une enquête sur le mécénat culturel) et Henri Ruttiens (représentant du CRIOC, le Centre de Recherche et d’Information des Organisations de Consommateurs).
Ensuite, dès 20H30, le public est invité à suivre en direct sur grand écran le déroulement du concours, avec des commentaires à chaud de quelques invités qui sont attablés sur scène: Michel Moers (avec Dan Lacksman et Marc Moulin, membre du groupe belge « Télex » qui a participé au concours en 1980, en y défendant la chanson « Euro-Vision »), les chanteurs Didier Odieu et Claude Semal, ainsi que deux journalistes, Francis Chenot (« Une autre Chanson » et « Le Drapeau Rouge ») et Jean-Luc Cambier (« Télé-Moustique » et « La Dernière Heure »).
La RTBF préfère-t-elle ses propres activités?
Nous doutions que la RTBF annonce cette double activité à son public dans les agendas de ses diverses émissions. Nous avons donc écrit à sa direction afin qu’elle incite son personnel à ne pas se priver de promouvoir notre initiative.
Madame Dolly Damoiseau, « rédacteur » (sic) en chef adjoint au Journal Télévisé, nous répond le 30 avril 1987 : « J’ai bien reçu votre lettre du 15 avril à propos de votre « vision originale de l’Eurovision ». Je pense très certainement transmettre cette information à différentes personnes de la RTBF. Quant à annoncer votre manifestation, je ne peux malheureusement rien vous promettre car il y a tant d’activités autour et alentour de l’Eurovision que nous devrons inévitablement faire une sélection et nous avons d’abord, vous le comprendrez, à faire la promotion de nos propres organisations ». Cette réaction permet de poser le débat concernant le danger d’un média à mettre en place lui-même ses propres activités alors que sa principale mission consiste à informer le public de ce que notre société vit et organise… Cet objectif ne devrait-il pas au contraire monopoliser toute son énergie?
Parmi toutes les initiatives que la RTBF a prises pour célébrer « son » Eurovision, certaines appliquaient ses missions de service public, en informant ses usagers de façon pluraliste, et avec explication des enjeux.
Ainsi, parallèlement à une production invasive d’innombrables reportages et interviews sur la préparation de l’événement, on annonça lors d’un point presse la réalisation et le financement et de deux reportages d’investigation, l’un en radio, l’autre en télévision, qui auraient dû être diffusés avant la soirée du 9 mai 1987.
Ce pari audacieux fut tenu, sauf que la diffusion de ces émissions fut reportée.
Ainsi, Radio 3 aurait dû présenter le 3 mai 1987, de 14H30 à 17H00 l’émission « Un dossier dans votre fauteuil » de Gérard Vinckenbosch intitulée « Quand chanson rime avec … ».
Ce fait est indiqué dans l’annonce parue dans le Télé-Moustique du 30 avril 1987 qui le commente ainsi : « L’Eurovision de la chanson, cette admirable institution, qui ne coûte que 200 millions, ainsi que mes vers de mirliton… ». Ce programme ne sera diffusé qu’après le déroulement du concours.
Quant au reportage de « C’est à voir » destiné à la télévision (l’équivalent « d’Envoyé Spécial » sur France2), Le Soir annonce son report dans un article du 25 avril 1987 : « La rédaction du magazine de reportages de la RTBF avait prévu pour le 6 mai (1987) la diffusion d’une enquête sur l’ « Euro.Vision ». À trois jours de la manifestation, un tel programme, réalisé ans une optique journalistique, c’est-à-dire éventuellement critique, a été jugé inopportun, au boulevard Reyers (lieu où travaille la direction de la RTBF). Avec l’accord de la rédaction du magazine, l’enquête eurovisionnelle a vu sa diffusion reportée à plus tard. À septembre prochain probablement, sauf si l’actualité, après le Concours, justifie une édition spéciale du magazine ».
Connaître les trucs et attrapes d’un spectacle avant sa diffusion aurait peut-être permis à une partie du public de le percevoir autrement, avec une certaine distance. Ce dont la RTB n’avait guère envie, car cela aurait pu contrarier les résultats de son audimat (voire de son qualimat !).
Bernard Hennebert.
(1) « De Jemeppe à Jupille », une chanson de Jacques Delcuvellerie interprétée par Christiane sur son premier 33T : https://soundcloud.com/dune-certaine-gaiet/christiane-stefanski-de
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