MA BITE, LE COMMUNAUTARISME, ET MOI par Joachim Caffonnette

Depuis longtemps, la seule fierté que je tirais d’être Belge était justement de n’en tirer aucune fierté. On s’en fout d’être Belge. Ça a changé un soir de match de foot en 2018. J’ai vécu la demi-finale de Coupe du Monde Belgique-France, entouré de Français dans un village du Jura, et j’ai senti quelque chose qui était bien loin de l’ambiance bon enfant que je connaissais jusqu’alors lorsque je regardais les matchs de l’équipe nationale.
Que les 11 millionnaires en culottes courtes et maillots rouges gagnent ou perdent, une bière et demie après le match, je n’en avais plus rien à faire, comme la plupart des gens autour de moi. C’est comme aller au cinéma, si le film est bon t’as passé un chouette moment, s’il est mauvais ben tu passes à autre chose.

Cette fois-là, ce fut différent, j’ai senti une hostilité bien réelle au milieu de la foule. Puis, à la fin de ce match très tendu et pas joli-joli, un type que je n’avais jamais vu de ma vie m’a craché à l’oreille « on vous a bien niqué les petits Belges ». D’un coup, je suis devenu plus rouge que le maillot des millionnaires en culottes courtes et un sentiment anti-français s’est emparé de moi. Ça a duré bien 48 heures, cette histoire. Après, je suis redescendu et à nouveau je n’en avais plus grand-chose à faire. Mais ça a été ma rencontre avec le nationalisme et la haine de l’autre.
Pour un putain de match de foot.
Moi qui pensais être un être raisonné et relativement cultivé, je me suis vu sous un jour bien peu flatteur. Mais j’ai réalisé ce jour-là toute la bêtise du communautarisme, du nationalisme, de la volonté d’appartenir, je l’ai senti au fond de moi et j’ai compris d’où partait la haine.

Juste après le Covid, je me suis mis à fréquenter assidûment un club d’échecs. D’abord dans un bar, puis en compétition, et enfin en participant en groupe à des tournois internationaux (ça fait très impressionnant dit comme ça, mais je reste une vraie bille). Rapidement, j’y ai trouvé des gens qui sont devenus des amis en un claquement de doigts. J’ai réalisé à ce moment-là, et face aux dizaines d’horizons dont venaient les joueurs de toutes générations (jardinier, étudiant, hôtelier, scientifique, enseignant, musicien, ouvrier du bâtiment, restaurateur, avocat, éducateur, fonctionnaire européen, circassien, retraité, informaticien, comptable, etc.) que j’avais presque toute ma vie — en dehors de mes années de secondaires carolos — évolué dans un milieu à l’horizon très restreint.

Un monde d’artistes, où beaucoup pensaient et aimaient la même chose que moi. Et je m’y sentais bien. Je m’y sens toujours plus ou moins bien. C’est sans doute ce grand écart idéologique qui m’avait tant choqué au milieu d’une foule de supporters en juillet 2018.
Mais ça m’a mis face à un sentiment très ambivalent : à la fois j’étais heureux d’avoir ma “famille” — les musicien·nes de jazz, les comédien·nes, les technicien·nes.
Un monde que j’aime et dans lequel l’handicapé social que j’étais a pu s’épanouir.
Et dans le même temps, je me suis rendu compte que j’étais, d’une certaine façon, communautarisé. Ma vie entière tournait autour d’un biotope très clairement défini et qui, par certains aspects, était parfois hermétique au reste du monde. Voire carrément méprisant.

Évidemment, les gens se retrouvent autour de passions communes. C’est normal, et ça rend heureux. Je suis passé de parler des périodes de Miles Davis et des différentes harmonisations de Body and Soul aux variantes de la Caro-Kann et à la vie de Bobby Fischer.
Mais je vis très mal l’état du monde actuel : le clivage, le manque de nuances, le racisme ordinaire ou décomplexé, le tout noir ou tout blanc, le pour ou contre, les discussions à sens uniques. De mon point de vue, le communautarisme est la première cause de tout ce qui va mal dans ce monde. À force de vouloir appartenir, on exclut. On exclut non seulement les autres, mais aussi, et surtout, des idées. Une fois qu’on est convaincu d’un concept (Dieu, la propriété, la légitimité historique, le mal, la haine de l’étranger, le pétrole, l’éolien, la terre plate, le sans gluten, les vestes en cuir, la douche froide, le véganisme, peu importe), qu’il soit valide scientifiquement ou pas, on a tendance à se braquer et à ne plus écouter que ceux qui sont d’accord avec nous. Que les membres de notre communauté, en fin de compte.
Aujourd’hui, j’ai le sentiment que ce phénomène est exacerbé de façon dogmatique. Souvent par la peur, souvent par intérêt ou par profit. Rarement par réelle conviction intellectuelle, et presque plus jamais suite à des recherches documentées, croisées et soumises à un réel libre arbitre et à un temps de réflexion.

Et ça peut aller vite justement. Moi-même, j’ai vécu un revirement de paradigme il y a quelques années : après deux lectures de livres à succès et un documentaire sur l’élevage industriel, je suis devenu militant végétarien puis végan. Pouf. En un mois c’était réglé. Au bout de quelques années, j’en suis revenu, me confrontant à ma propre incohérence quand je bouffais du soja ou des avocats venus de l’autre bout du monde pour me rendre compte que je ne m’y retrouvais plus. Ça m’a aussi permis, à une échelle toute relative, de goûter de loin à l’appartenance à une minorité : subissant à la fois les moqueries que ça pouvait engendrer et créant chez moi un sentiment de supériorité revancharde qui me dégoûte aujourd’hui. C’est moins grave que d’entrer dans une secte qui prône la pédophilie, devenir hooligan, éradiquer un peuple parce Dieu a dit que c’était chez nous, ou d’aller se faire sauter dans un métro à l’heure de pointe, c’est sûr. Mais le mécanisme de radicalisation s’applique à un nombre hallucinant de domaines. Et on en revient toujours à la même source : le communautarisme.

J’aime beaucoup cette petite phrase signée d’un anonyme : « La religion, c’est comme une bite : il n’y a pas de problème à en avoir une, ou à en être fier. Toutefois, on ne la montre pas en public, on ne l’impose pas aux enfants, on n’écrit pas les lois avec, on ne pense pas avec. » Je pense que ce principe devrait s’appliquer à tous les domaines. Et le jour où on comprendra qu’on est tous sur un bout de caillou qui surchauffe en flottant dans un univers glacé, qu’à cette échelle être vegan, sunnite, gothique, ashkénaze ou pastafariste n’aura plus la moindre espèce d’importance — tout comme votre compte en banque, votre villa 4 façades et vos concepts claniques — ce sera un grand pas.
On peut rêver. L’international sera le genre humain.

Joachim Caffonnette (sur FB)

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