UNE SEMAINE EN CISJORDANIE par Gwen Breës

Une chronique sombre, mais sans fatalisme.
Il a fallu une grève de la faim menée par 70 femmes du village, une mobilisation internationale et un recours gagné devant la Cour suprême pour que, dix jours après sa mort, le corps d’un innocent soit rendu à sa famille, et qu’elle puisse l’enterrer dans son village. Le meurtrier, lui, a été libéré : rien ne prouve que son arme ait causé la mort, même si elle était la seule utilisée et que la scène a été filmée. Le tireur, Yinon Levi, est rapidement retourné sur les lieux de son crime, à nouveau au volant d’un bulldozer pour narguer les habitants : le but est de détruire leurs maisons, leurs cultures et leurs puits d’eau, pour les pousser à fuir et effacer toute trace de leur présence.
Faut-il préciser que ces habitants sont des Bédouins palestiniens de Cisjordanie ? Que le meurtrier est un colon israélien ? Que plusieurs villageois, accusés d’avoir jeté des cailloux, ont été emprisonnés et torturés ? Que l’armée, passant outre la décision de la justice, a empêché toute personne non résidente du village d’Umm al-Kheir de participer aux funérailles d’Awdah Hathaleen ?

Pas de surprise. Juste une nouvelle semaine en Cisjordanie, où un même motif semble se répéter à l’infini.
Deux jours plus tôt, un tribunal israélien a acquitté David Chai Chasdai, accusé d’une agression survenue l’an dernier : une vingtaine de colons avaient encerclé le véhicule de cinq femmes bédouines, dont une fillette de 3 ans, leur lançant pierres et gaz lacrymogène, brisant les vitres, incendiant leur voiture, les menaçant de mort.
Peu importe que ces femmes aient la nationalité israélienne : elles ne sont pas juives. Sans doute la raison pour laquelle la police n’a pas réussi à rassembler les preuves minimales contre les agresseurs, comme l’a déploré le juge.

Honenu : la branche juridique des colons

David Chai Chasdai et Yinon Levi partagent plusieurs points communs. Tous deux vivent dans un « avant-poste » en Cisjordanie — des colonies illégales selon le droit international et israélien, mais encouragées par les autorités — d’où ils mènent leurs actions contre les Palestiniens. Depuis l’an dernier, ils figurent parmi les quatre premiers « colons violents » sanctionnés par plusieurs pays, tout en continuant de bénéficier d’un soutien en Israël.
Comme tout « Juif ayant agi pour la sauvegarde du peuple juif », Chasdai et Levi bénéficient de l’assistance juridique d’Honenu, une organisation dont le palmarès aligne de nombreux criminels, autrefois qualifiés de « terroristes » par les services secrets israéliens. En 2010, Honenu a participé à la libération des rabbins de Yitzhar, poursuivis notamment pour avoir déclaré qu’il était légitime de tuer les bébés et enfants des « ennemis d’Israël », affirmant qu’ils constitueraient une menace une fois adultes — une incitation à la haine raciale et une apologie du meurtre qui semblent avoir inspiré les crimes d’enfants commis depuis 22 mois à Gaza.

Honenu pourvoie aussi une aide financière aux familles des condamnés, comme ce fut le cas en son temps pour la famille d’Yigal Amir, l’assassin d’Yitzhak Rabin. L’organisation est financée grâce à des dons déductibles d’impôts en Israël et aux États-Unis. On estime qu’environ la moitié de son financement provient de donateurs américains, en partie issus de la mouvance évangéliste. À l’image de Mike Johnson, président républicain de la Chambre des représentants des États-Unis et membre de l’Église baptiste, qui visitait cette même semaine la Cisjordanie… ou plutôt « les montagnes de Judée et Samarie qui appartiennent de droit au peuple juif », comme il dit.

Annexion en cours

Mike Johnson est ainsi devenu le plus haut responsable américain à franchir la Ligne verte. Il s’y est rendu à l’invitation du Conseil Yesha, l’organe central du mouvement des colons en Cisjordanie, ainsi que de l’U.S. Israel Education Association, un lobby américain opposé à la création d’un État palestinien. Le soutien de ce poids lourd de la droite républicaine est particulièrement important, au moment où une partie de la base MAGA se détourne rapidement d’Israël, au point que même Trump s’en inquiète.
« Chaque recoin de cette terre est important pour nous. Elle fait partie intégrante de notre foi et revêt donc une grande importance pour nous », a déclaré Johnson avant de planter un arbre dans la colonie d’Ariel — un acte particulièrement cynique, une semaine après que l’armée israélienne ait détruit la banque palestinienne de semences paysannes anciennes, à Hébron. Il a ensuite dîné à Shiloh avec Benjamin Netanyahu et l’ambassadeur américain en Israël, le sioniste chrétien Mike Huckabee. Selon la presse israélienne, des fonctionnaires ont profité de l’occasion pour lui présenter cartes et documents détaillant leur plan d’imposer la pleine souveraineté israélienne sur la Cisjordanie.
Le lendemain, le ministre Bezalel Smotrich a visité l’ancienne colonie Sa-Nur, détruite il y a tout juste 20 ans, dans le cadre de la loi de désengagement concernant toutes les colonies de Gaza et quatre de Cisjordanie. Sourire aux lèvres, Smotrich s’est fait photographier devant un graffiti proclamant « Mort aux Arabes ». Il a ensuite annoncé la reconstruction des quatre colonies évacuées, mais en plus grand, dans le cadre d’un plan visant à édifier 22 nouvelles implantations juives dans les territoires occupés, et à « effacer l’État palestinien ».

Juste une nouvelle semaine en Cisjordanie, où l’annexion n’est pas un projet mais une réalité en voie de concrétisation.
Le gouvernement Netanyahu avance à marche forcée pour achever sa grande œuvre : effacer toutes les décisions ayant accordé le moindre semblant de droit aux Palestiniens. La semaine dernière, le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir, l’a rappelé à sa manière en allant prier sur le mont du Temple, à Jérusalem-Est, rompant le « statu quo » qui en confie la gestion à une autorité religieuse musulmane. Rompant ainsi le « statu quo » qui en confie la gestion à une autorité religieuse musulmane. Et soutenant l’expansion coloniale dans la vieille ville, où certains quartiers subissent démolitions et expulsions. Si on se rappelle que Ben-Gvir a été avocat pour Honenu, et donc que celui qui dirige les forces de l’ordre est le même qui défendait les agresseurs de Palestiniens, il pourrait être tentant de conclure à la victoire totale et irréversible de l’idéologie suprémaciste et du régime d’apartheid.

Perspectives postcoloniales ?

En ces temps où l’optimiste peut passer pour un fou, il n’est toutefois pas interdit de guetter les rais de lumière entre les nuages plutôt que de céder à la noirceur de l’horizon…
Le 25 juillet, pour la première fois, des Palestiniens d’Israël ont manifesté massivement, à Sakhnin et dans plusieurs villes et villages arabes du pays, contre le génocide à Gaza. À Jaffa, plusieurs personnalités palestiniennes ont entamé une grève de la faim de trois jours. Ces actions pourraient indiquer l’émergence d’un espace politique étouffé depuis le 7-Octobre par la répression et le climat officiel suffoquant.
Dans un texte publié cette semaine, Awad Abdelfattah, coordinateur de la campagne One Democratic State — qui défend l’établissement d’un État démocratique unique dans la Palestine historique —, y voit un événement qui se propage à d’autres villes palestiniennes des territoires de 1948, et qui commence à résonner en Cisjordanie.

Il souligne aussi la forte présence de Juifs israéliens dans ces protestations, « signe encourageant pour l’avenir d’une véritable co-résistance ». Même s’ils ne représentent qu’une petite minorité, les groupes israéliens tels Standing Together ou Breaking the Silence — qui se battent pour la justice sociale, l’égalité et la fin de l’occupation — mènent un combat constant : ils marchent aux portes de Gaza, manifestent à Tel Aviv, investissent les plateaux télé, se mobilisent contre les actions de l’armée et des colons en Cisjordanie…
Ils savent qu’à 50 kilomètres de Gaza, où l’effacement du peuple palestinien a pris la forme d’un siège apocalyptique, les mêmes visées coloniales sont à l’œuvre en Cisjordanie, sous les traits d’une persécution plus insidieuse et moins spectaculaire, mais tout aussi quotidienne.
Après 28 ans d’existence, le Comité israélien contre les démolitions de maisons (ICAHD) vient de retirer le mot « israélien » de son nom. Ses responsables expliquent que ce changement est motivé par une prise de conscience : « Nous ne sommes pas engagés dans un conflit entre deux “camps”, mais dans une lutte de libération contre un État colonial de peuplement dont les revendications sur le pays sont exclusives et l’existence injuste, indéfendable, insoutenable. » L’ICAHD aspire à bâtir une nouvelle identité civile, fondée sur une citoyenneté commune, à l’image des sociétés postcoloniales comme celle des Sud-Africains.

L’organisation Zochrot, quant à elle, s’efforce de promouvoir la prise de conscience de la société juive israélienne à l’égard de la Nakba, non seulement en tant que fait historique impliquant une responsabilité et une réparation, mais aussi comme processus toujours en cours qu’il s’agit d’arrêter. Zochrot est l’une des rares ONG israéliennes à se prononcer clairement pour le droit au retour des réfugiés palestiniens, qui est « le seul avenir juste. »
Tout cela est évidemment dérisoire face au torrent de haine, d’argent et de bombes qui déferle dans le sillage des Trump et autres Netanyahu… Mais alors que le scénario à deux États a été rendu caduc par la fragmentation territoriale, celui d’une société postcoloniale unique refait surface parmi les partisans de la paix et de la justice. « Reconstruire la Palestine comme un espace partagé, et non comme une prison. »
À court terme, cette perspective a aussi le mérite de déjouer le piège qui nous a peu à peu poussé à aborder Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est comme des réalités séparées — avec leurs régimes militaires, administratifs et urbanistiques distincts. Alors qu’il s’agit d’un seul et même enjeu : la Palestine.

Gwen Breës, sur sa page FB et en libre lecture dans l’Asympto, avec l’aimable autorisation de l’auteur
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(Sources : +972 Magazine, Haaretz.com, Times of Israel, Reporterre, i24news, Abp Asbl, The Israeli Committee Against House Demolitions (ICAHD), One Democratic State Campaign – ODSC, Standing Together, Zochrot / זוכרות / ذاكرات)

Photo : manifestation à Sakhnin, au nord d’Israël, le 25 juillet (photo Jamal Awad/Flash90)

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