SA DERNIÈRE GITANE par Jean-Claude Barens (sur Facebook).

Il y a 12 ans, Allain Leprest écrasait sa dernière gitane au coeur de l’été. Quelques jours plus tard, Claude Lemesle nous livrait des mots d’une grande force, au cimetière Monmousseau d’Ivry-sur-Seine : ” Lautréamont, 24 ans, Rimbaud 37, Apollinaire 38, Musset, Nerval, Baudelaire, 46, Brel 49, Rostand 50, Verlaine 51, Leprest 57 ans. Les ailes de géant qui, selon l’auteur de l’Albatros, empêchent le poète de marcher, ne l’attirent-elles pas aussi trop tôt, bien trop tôt vers l’immensité invisible.
Peut-être est-il tentant, lorsque l’on se sent un pouvoir d’envol de cette envergure, de cette puissance, de s’en servir prématurément envers et contre vie ?…
Et pourtant, cette putain de vie, Allain, qu’est-ce que tu l’as aimée et comme tu nous l’as dit !
Il n’est que de relire « la Dame du 10e » et les vers qui ponctuent la fin de chaque couplet : la vie c’est con, la vie c’est nul, la vie est dure, la vie ce n’est rien, mais le dernier : la vie est belle, un pigeon nage dans l’eau du ciel, la vie est belle !
Elle illuminait, la vie, ton regard d’enfant échoué tant bien que mal à l’âge adulte, elle roulait des cailloux volcaniques dans ta voix déchirée, si profonde, si humaine ; elle donnait à chacun de tes mots, à chacune de tes phrases, aussi fulgurantes, aussi introuvables les trouvailles fussent-elles, cette simplicité essentielle à laquelle l’artisan que tu étais tenait tant et que toi-même tenais de ton père menuisier.
Et cet artisanat-là, en homme de partage que tu étais, tu étais très attaché à la mission de le transmettre dont il te semblait qu’on est redevable aux autres quand on s’y est soi-même quelque peu illustré.
Merci, merci pour eux, merci au nom de la SACEM, la Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de musique que je représente aussi aujourd’hui, et qui t’avait décerné à juste titre, le Grand prix des poètes il y a deux ans. Merci d’avoir aidé tant de plumes d’oisillons admiratifs de la tienne.
Allain, combien de fois ai-je dit, répété, proclamé : Leprest est le plus grand poète français vivant.
Je suis, comme nous tous cet après-midi, et nous sommes très nombreux, malheureux que tu aies décidé de mettre cette phrase à l’imparfait. Mais ton œuvre est là, elle est immense, elle est magnifique, elle possède un souffle, une incandescence, une humanité unique et je n’aimerais pas être à la place des quelques-uns qui ont choisi de préférer le baromètre de l’audimat à celui de leur dignité et qui, il y a deux siècles, auraient programmé Salieri et pas Mozart.
Il est terrible de penser que quelques portes fermées t’ont interdit d’avoir accès à tant de cœurs ouverts. Ces gens-là, comme disait le grand Jacques que tu aimais tant, ces gens-là, je ne leur en veux pas de ne pas t’avoir accueilli dans leurs hit-parades, dont tu n’avais rien à foutre, je leur en veux d’avoir empêché le chauffeur de taxi qui m’a amené ici de te connaître.
Mais l’histoire n’est pas finie, elle commence.
Hier nous étions une poignée, aujourd’hui nous sommes une foule, demain nous serons un peuple, et peut-être plus, à t’écouter, à te lire, à profiter de ce supplément d’existence dont seuls les poètes peuvent faire cadeau à leurs frères humains. Ceux qui t’ont connu, seront tristes, bien sûr, de ne plus te voir, de ne plus t’entendre, de ne plus partager avec toi la sainte trinité de la clope, de la chope et du mot mais tous ensemble, nous et ceux qui n’ont pas eu la chance de t’approcher et qui t’aiment, nous allons pouvoir affirmer aux générations futures que tu as été, que tu vas rester avec Bob Dylan, le plus grand auteur de chanson du XXe siècle.
Au revoir et merci, Allain. Le soleil de ta vie s’est couché, l’étoile de ton destin se lève. J’espère que l’avenir saura te mériter.”
Aujourd’hui, il doit bien se marrer Allain, devant cette polémique, nourrie par les réseaux sociaux, autour d’une mièvre chanson, lui, qui a en écrit de tellement belles et puissantes, dans un anonymat désespérant.

Jean-Claude Barens (sur Facebook)

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