À 67 ANS, POMPIER BON ŒIL ?

Alors que toute la France populaire est mobilisée pour refuser le recul de l’âge de la retraite de 62 à 64 ans, en Belgique, cet âge passera de 65 à 66 ans en 2025 et à 67 ans en 2030.
Il s’agit d’une décision prise au niveau fédéral par le gouvernement Michel en 2014, au sein de la coalition dite “suédoise”, où les Belges francophones n’étaient représentés que par le MR (droite) – et la Flandre, par la NVa, le CD&V et l’Open VLD (c’est à dire toute la droite flamande, des nationalistes aux démocrates-chrétiens).
Une mesure d’autant plus brutale qu’elle semble avoir en outre supprimé la prise en compte des critères de pénibilité, qui permettaient dans certaines profession d’avancer l’âge de la pension.
Les pompiers, dont le seul costume de travail pèse vingt-cinq kilos, sont par exemple fortement impactés par cette réforme.
Dans la région bruxelloise, ils viennent de partir en grève pour faire valoir leurs droits à la retraite et pour réclamer plus d’effectifs. Rencontre avec mon copain Merlin, qui est pompier depuis dix ans, et qui est un des délégués CGSP à Bruxelles.

Merlin : Le passage aux 67 ans date d’un accord gouvernemental de 2014, et je ne comprends pas comment on a syndicalement et politiquement laissé passer cela sans réagir. Personne, à mes yeux, ne devrait travailler jusqu’à 67 ans, ni un prof, ni un chauffeur de la STIB, mais il y avait en outre dans notre profession la prise en compte de certains critères de pénibilité. Il y a quatre grands types de pénibilités reconnues, et les pompiers étaient les seuls, avec je crois les scaphandriers, à cocher les quatre cases !
Nous avions donc un “statut spécial” qui bénéficiait d’un coefficient appelé “tantième”, grâce auquel chaque année de travail comptait 1.2 pour la pension.
Comme ils l’ont supprimé, les pompiers se retrouvent à devoir travailler jusqu’à 67 ans.
A Bruxelles, on a la chance d’avoir un accord sectoriel qui nous permettait de partir quatre ans plus tôt – mais en perdant de l’argent. En plus, ce n’est pas gravé dans le marbre. Car pour l’obtenir, il faut l’accord de l’employeur, et on a aussi de gros problèmes d’effectifs.

Claude : C’est dingue, parce que je me souviens d’une époque où les gendarmes de la route, par exemple, pouvaient prendre leur pension à 45 ans, parce qu’on estimait que le boulot à moto était ensuite physiquement trop dur pour eux. Le métier de pompier a quand même aussi une dimension très physique. Monter en haut d’une échelle, manier une lance d’incendie sous pression, porter un blessé sur son dos, entrer dans une maison en feu, ce n’est pas rien ! On ne fait pas ça à 67 ans ! Tu imagines une équipe de foot où tous les joueurs auraient plus de 65 ans ? C’est complètement dingue, cette histoire !

Merlin : C’est la Belgique, quoi. Quand ils se mettent d’accord sur quelque chose, pour faire une coalition… Là, comme c’était semble-t-il un point d’achoppement dans les négociations, ils l’ont mis de côté pour en reparler plus tard… et ils n’en ont plus jamais reparlé ! Et cette “décision” n’a plus jamais été remise en cause par les coalitions suivantes. L’âge du départ à la retraite va donc monter graduellement chez nous, 66 ans en 2025, et 67 ans en 2030.
Ce qui pose aussi des problèmes dans la lutte, parce que chacun calcule s’il est concerné ou non. Tout le monde n’a pas le même statut. Certains jeunes se sentent peut-être un peu moins concernés. Moi j’ai trente cinq ans, tu me parles de la pension, cela me semble encore très, très, loin.
C’est pourquoi on a aussi mis sur la table un autre gros problème, qui est celui des sous-effectifs. Le service incendie de Bruxelles travaille en fait à crédit sur nos heures de récup ! Moi, j’ai neuf ans de service, et je dois avoir 1500 heures à prendre… que je ne peux pas prendre, parce qu’ils ne savent pas me les donner ! (ndlr : cela correspondrait à près de dix mois de mise en congé).

Claude : Vous êtes combien de pompiers, sur Bruxelles ?

Merlin : On a fait le compte l’autre fois, plus ou moins 950 qui travaillent “vraiment” : qui “montent dans le camion” et tout. Or on a calculé avec la CGSP qu’il faudrait au moins 1150 pompiers actifs. Car après, tu as aussi ceux qui sont en congé maladie longue durée, ceux qui doivent travailler dans les bureaux parce qu’ils ont des problèmes de dos, ceux qui suivent des formations… tous ces gens-là ne sont plus de garde à la caserne avec nous.

Claude : En quoi cela consiste, le métier de pompier, comme horaires et comme entrainement ? Je suppose que vous avez des services de garde ? Et que c’est le cumul de tout ça qui fait la pénibilité ?

Merlin : Il y a deux grands secteurs dans le métier de pompier, du moins en Belgique, c’est l’ambulance et le feu. Et il y a des facteurs de pénibilités des deux côtés.
Dans l’ambulance, ce sont les facteurs de pénibilité communs aux infirmiers et aux infirmières : il faut soulever les corps, les déplacer, ce qui provoque à la longue d’énormes problèmes de dos. Et puis le stress d’être quotidiennement confronté aux blessés et aux morts. Un accident de voiture, c’est parfois dur à voir.
Côté feu, tu as la charge physique. Il faut se balader avec un appareil respiratoire qui fait déjà douze kilos, avec la tenue, le casque et un peu de matériel, on est à plus de 25 kilos, juste pour la tenue de protection. Sans compter les tuyaux !
Et puis les choses auxquelles on ne pense pas nécessairement, tu es de garde sur ton lit, il est deux heures du matin,… J’avais une montre qui calcule les battements cardiaques : au moment de l’alerte, je suis passé en une seconde de 45 à 110 !
Il y a le stress, le travail de nuit, les toxiques… Un incendie, cela dégage toujours beaucoup de saloperies. On a beaucoup de collègues qui font des cancers, pas toujours très vieux. J’en connais deux qui avaient moins de cinquante ans.
Entre le moment où je suis entré aux pompiers et maintenant, il y a eu une vraie prise en compte de la toxicité des fumées. Avant, on rigolait un peu avec ça, on se faisait des traces noires sur la gueule pour avoir l’air d’un guerrier, puis il y a eu des études sur la question. Il y a du progrès, mais ce n’est pas encore ça.
A Bruxelles, cela fait des années que l’on essaye de mettre en place une ligne de décontamination au sortir de l’incendie. Ca traîne pour des histoires ridicules, on a acheté du matériel qu’on n’utilisait pas. On se retrouvait à poil sur la rue à devoir changer de tenue par deux degrés, avec tous les toxiques sur nos vêtements.
Quand on regarde les études qui comparent l’espérance de vie des différentes professions, les pompiers sont sept ans en dessous de la moyenne !
C’est un de nos arguments à la CGSP : ils veulent qu’on travaille plus longtemps parce qu’on vit plus longtemps, mais nous, on vit sept ans de moins que les autres !

Claude : Concrètement, comment peut se passer une grève dans votre secteur ? Je suppose qu’il reste quand même toujours un service de garde ?

Merlin : C’est compliqué, parce qu’il y a aussi un lourd contentieux entre “la base” et les syndicats. Il y a même des “groupes whatsapp” qui s’organisent de façon autonome, avec des représentants dans toutes les casernes. Nous on était plutôt pour faire quelque chose de graduel et d’organisé. Mais ça n’a pas du tout été le cas.
On a remis un préavis de grève et la direction s’inquiétait de la continuité du service. Quatre jours avant, la direction a été distribuer des réquisitions à l’ensemble des gars qui étaient de garde en disant : “vous devez être là”. On ne sait pas si c’est “légal”. En Belgique, la législation est assez floue autour de cette question, même les juristes des syndicats ne savaient pas trop quoi nous répondre. Beaucoup de gars se sont donc mis massivement “en maladie” ce jour-là, mais complètement “hors cadre”, et nous, en tant que syndicat, on ne peut pas fonctionner comme ça.

Claude : Tu dis “en tant que syndicat”. Toi, tu es délégué ?

Merlin : Oui, je suis délégué CGSP. C’est compliqué, parce que tout est très fractionné. Ca part un peu dans tous les sens. Il y a de vieux contentieux entre la troupe, les syndicats et la direction, et nous n’avons pas une stratégie commune. Il y en a qui se mettent en congé maladie, d’autres qui ne répondent pas à la réquisition, d’autres qui se présentent devant la caserne en disant : “on fait grève, mais réquisitionnez nous”. Chez les pompiers, il y a un truc particulier, un très fort sens du service, tu m’aurais dit il y a deux ans : “vous allez faire grève”, je t’aurais répondu : “jamais !”. On a un certain sens des responsabilités, et on sait que si on n’est pas là, cela peut provoquer des drames.
Pour le moment, c’est limite. Il y a quatre compagnies, qui travaillent par roulement, puisque notre horaire de travail, c’est 24 heures de garde, et puis trois jours de repos. Et chacune fait grève pendant 24 heures. Le premier jour, 7 mars, on a aussi fait une manif à Bruxelles. On a un peu foutu le Bronx. A un moment, on est même rentré dans la Communauté Européenne. Ce genre de truc, il n’y a que les pompiers qui peuvent le faire (il rit).
Ce qu’on demande, c’est la pension à taux plein à 60 ans.
C’est un peu un dialogue de sourds avec les politiques, parce qu’ils prétendent “ne pas vouloir faire d’exception”. Mais ils peuvent danser sur leur tête et raconter ce qu’ils veulent : les gars ne vont pas monter au feu jusqu’à 67 ans. Ils ne le feront pas. Point. Ou alors, peut-être un sur cent. Mais se baser là-dessus, c’est de la folie. La plupart ne seront pas capables de le faire.

Claude : Comment votre condition physique est-elle évaluée ?

Merlin : On a un test bi annuel, avec un parcours qui reprend la plupart des gestes que nous devons faire sur un incendie. Tous les trois ans, on a une “VO2 max”, un test à l’effort pour mesurer tes capacités cardio-vasculaires, et puis chaque année, une visite médicale plus classique. En théorie, on a un prof de sport qui vient à la caserne, mais comme on est en sous effectifs, on n’a pas vraiment le temps de travailler avec lui. Moi je fais deux “ambulances” pour une “pompe” (ndlr : le “feu”), on n’arrête pas de rentrer et sortir. On s’entraîne en dehors du boulot, mais pas toujours au boulot.

Claude : Tu me disais tantôt que tu as fais des études de photographie. Qu’est-ce qui t’a amené à t’engager dans un corps de pompiers ? Tu avais des copains là-bas ?

Merlin : Non, pas du tout, je ne connaissais personne, et je n’ai jamais rêvé d’être pompier. Mais j’ai réalisé que l’espèce d’idéal un peu naïf que j’avais de la photo humaniste, photo reporter de guerre et des trucs comme ça, en fait, ça n’existait pratiquement plus. Même en prenant des risques de dingues, tu vends tes photos trois francs six sous. Et j’ai eu une angoisse de “comment manger au jour le jour”. Mes deux parents sont artistes (1), et j’aime pas trop l’idée de ne pas savoir comment je vais bouffer le mois prochain.
J’ai commencé à réfléchir, et paradoxalement, pompier, cela rejoignais certaines idées humanistes que j’avais par rapport à la photo, le côté “j’aide les autres”, avoir un métier qui a du sens. Et puis, chez les pompiers, ce que j’aime bien, c’est que je ne travaille pas pour un patron. Je suis au service de la communauté. On a un capital de sympathie incroyable chez les gens.
Mais pour le moment, on a du mal à faire entendre nos revendications dans la presse. Il y a un ou deux journaux qui se sont focalisés sur des questions de “sécurité”, comme quoi on se ferait “agresser”, mais franchement, quand tu discutes avec la troupe, actuellement, ce n’est pas ça notre problème principal.

Claude : La question de la pénibilité, cela concerne des tas d’autres professions, et ce recul de l’âge de la pension à 67 ans, cela concerne tout le monde. En plus, la CGSP est le syndicat de tous les services publics. Vous n’avez pas envisagé d’étendre le mouvement à d’autres secteurs ?

Merlin : Moi je ne demande pas mieux. Mais pour le moment, on est seuls. Les pompiers professionnels, on est 6000 en Belgique, c’est une petite profession. Et les politiques ne veulent rien lâcher, parce qu’on a déjà mis un pied dans la porte, et que si on obtient gain de cause, ils craignent que tous les autres secteurs s’engouffrent dedans.

Bon, les “autres secteurs”… Vous savez ce qui vous reste à faire !

Propos recueillis par Claude Semal le 10 mars 2023

(1) Merlin est le fils du réalisateur Alain de Halleux et de la comédienne Sabra Ben Arfa.

Photos Merlin de Halleux

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