BLUES CRÉOLE, FLAMENCO DES MAROLLES

Enfant des Marolles passé par la Sociologie à l’ULB, créolisé à toutes les tribus des quartiers et de la musique, le guitariste David Marolito occupe une place à part sur la scène culturelle bruxelloise. Par la radicalité, notamment, de son analyse de classe des cultures populaires.
Son dernier groupe, « Dalva », né de sa rencontre avec la franco-anglaise Camille Weale, développe un énergique blues actuel et urbain. Camille écrit et chante, David compose et arrange.
Entre Schaerbeek et la Bretagne, où le groupe a trouvé quelques appuis professionnels, rencontre avec un « ketje » des Marolles qui s’est inventé une musique de voyages et de contrebande.

On s’était donné rendez-vous devant l’Eglise de la Place du Jeu de Balle, qui abritait quotidiennement, en des temps « pré corona », le célèbre Marché aux Puces bruxellois.
Sous le ciel chargé de ce mois de mai pourri, David nous a déniché une table en terrasse, mais abritée, dans un recoin de la Rue des Renards. Deux cafés plus tard, dans le brouhaha des clients matinaux qui carburent déjà à la bière, j’étrenne mon nouveau dictaphone – pour me venger de six mois d’interviews en vidéos Zoom.

Claude : Tu nous as donné rendez-vous Place du Jeu de Balle. C’est ton quartier d’enfance ?

David : Toute ma famille vient d’ici, des colporteurs, des petits commerçants, des brocanteurs, mon oncle avait un bar sur le coin de la place qui s’appelait « Le Volle Pot ». En 1972, on a été exproprié de la rue des Radis, une rue qui n’existe même plus, qui était la rue de la contrebande pendant la guerre, des marchandises « à travers le soupirail », comme on disait à Bruxelles. C’est pas vraiment le prolétariat, par ici, plutôt le « lumpen », des petits boulots, des petits trafics, marchands de ferraille et compagnie.
Ils ont muré la rue des Radis, dispersé les habitants, et moi, à six ans, j’ai atterri comme ça à Koekelberg, près de la Basilique, où j’ai passé toute ma jeunesse.
Mais ce quartier-ci reste important pour moi. Il porte la mémoire d’une culture populaire, d’un enracinement, d’une histoire.

Je ne dis rien à David, mais je suis moi-même né à l’Hôpital Saint-Pierre, à cent mètres d’ici.

Claude : Comment s’est construit ton rapport aux musiques populaires ? Tu fais aujourd’hui du blues, mais tu as aussi croisé le hip-hop, le slam, le flamenco…

David : Je n’ai pas d’artistes ou de musiciens dans ma famille. J’ai commencé la guitare en autodidacte à quatorze ans. A seize ans, j’ai complètement flashé sur Paco de Lucia. Comme j’ai grandi dans une école très cosmopolite, j’ai une amie d’origine espagnole qui m’a invité dans un bar où jouait un gitan catalan de passage en Belgique, et où le patron touchait lui-même à la guitare. Grosse claque. Ce qui m’a marqué, je crois, c’est ce côté « communauté », cette musique de bar qui rassemble, cette énergie, cette rage. Cette rage que j’ai retrouvée ensuite dans le rock ou le hip-hop, par exemple.
Et j’ai donc pris mes premiers cours de flamenco dans ce bar, puis avec un super guitariste de flamenco, Antonio Segura, qui donne aujourd’hui des cours à Muziekpublique.
Puis je suis parti un an en Espagne, à Grenade. Pas seulement pour « prendre des cours » de flamenco, mais pour « être » dans le flamenco. Je passais des nuits entières à jouer dans les bars, jusqu’à six ou sept heures du matin.

Claude : Tu avais quel âge-là à ce moment-là ?

David : Vingt-et-un ans.

Claude : Si ce n’est pas indiscret, tu gagnais déjà ta vie comme ça ?

David : Non, à ce moment-là, j’étais étudiant en sociologie, parce quand tu viens des milieux populaires, tu ne « mentalises » même pas que tu puisse faire des études artistiques. Du coup, j’ai fait un « Erasmus » à Grenade, et c’était d’une pierre deux coups. Après, je reviens en Belgique, et je commence à jouer dans mes premiers groupes, un groupe de rumba, avec des gens de la communauté espagnole, puis je rencontre Julian, un gars qui fait de la chanson française, mais avec des cordes nylon, et enfin, je rencontre Maky, avec qui je fais « Makyzard », et Maïa, avec qui je monte « Récital Boxon ». Avec Maky, il y avait déjà la guitare électrique, avec Maïa aussi, avec une grande envie de « créoliser » les musiques populaires, c’est là que je me sens le plus « juste ». Je suis bruxellois, j’ai grandi avec des turcs, des congolais, des espagnols, des marocains… Entre 6 et 18 ans, on devait être trois « belges » dans ma classe !
Très vite, je me suis donc retrouvé « en minorité » au milieu de la communauté noire, des arabes, des gitans aussi, parce que j’ai de forts liens avec la communauté manouche… Cette « créolisation », c’est juste mon histoire, en fait, ce n’est pas quelque chose que j’ai provoqué. Toute cette mosaïque que je pouvais porter, avec un enracinement plus particulier dans le flamenco…
Je n’aime pas l’endogamie, j’ai besoin d’oxygène, j’ai besoin des mélanges.
Je me suis rendu compte que les musiques ont toujours avancé par créolisation. Je parle ici de « créolisation » au sens d’Edouard Glissant, le poète. Ca m’a fort touché, parce que c’est la seule issue, je pense, au cloisonnement identitaire. L’identité a toujours avancé comme ça, avec des racines qui s’entremêlent.
Le « flamenco », c’est quoi ? C’est une musique qui est née de 800 ans de présence arabe en Andalousie, qui a amené un chant guttural, des quarts de tons dans la voix, plus l’apport de la population gitane, plus l’apport de la culture populaire andalouse, du fandango, de la « sevillana ». Le « flamenco » c’est ce mélange, et le blues, c’est pareil.
C’est l’histoire de la déportation des afro-américains qui rencontre la folk musique des blancs, les chants d’église, la culture amérindienne,… tout ça est très complexe…
Quelqu’un comme Townes Van Zandt a bien digéré tout ça, c’est une musique très épurée, mais traversée par ces multiples influences, une ou deux guitares, des percussions, il vit entre plusieurs mondes, et ça lui permet d’inventer des choses.

Claude : Avec « Maky » et « Boxon », le texte prend soudain beaucoup d’importance. Tu écris aussi ?

David : Un peu, mais pas vraiment de chansons. Je me sens d’abord musicien, j’aime mettre les textes des autres en musique, j’aime la notion de « chanson populaire ».

Claude : C’est marrant, parce que parmi les musiciens que je connais, tu es pourtant l’un de ceux qui « verbalisent » le plus.

David : Ah ! Bon ?

Claude : Quand tu parles de culture ou de politique, on voit que les mots et les concepts sont importants pour toi.

David : Oui, mais même là, j’essaye de casser les codes de la bourgeoisie, ou de l’université, de trouver une forme de « parler » qui soit à la fois poétique, artistique et populaire.

Claude : Les Québécois sont très fort là-dedans. Ce que Richard Desjardin fait dans ses chansons, par exemple, ce côté à la fois « brut » et raffiné, cash et poétique, terroir et universel, c’est impressionnant. Nous, on vit trop à l’ombre de Paris, et à de rares exceptions près, tout le monde pince son français comme si on passait au JT.
Tout ce qui est « accent » wallon ou bruxellois est tiré du côté rigolo, du côté de la plaisanterie, mais jamais pour porter des émotions, de la colère, de la poésie ou des revendications. Alors que les québécois, eux, ont les deux pieds plantés dans leur propre langage, dans leur propre accent.

David : Avec « Makyzard », on a aussi été jouer en Afrique, au festival de hip-hop de Ouagadougou, au Burkina Faso, un des pays les plus pauvres du monde. On en a profité pour « clipper » un titre avec Victor Démé, qui était un des papas de la musique burkinabé. Il n’est pas directement « griot », enfin je ne crois pas, mais il incarnait la mémoire, la tradition et les paroles de toute une communauté, et ça, ça me touche.
C’est le gros problème de la culture et de la musique en Europe, souvent, ça ne fait plus résonnance avec une communauté.
Ce n’est pas de la faute des artistes, c’est le capitalisme culturel qui a façonné ça. Et puis, très souvent aussi, ce sont des enfants de la bourgeoisie.
Alors que le hip-hop a retrouvé ces racines-là. N’importe quel gamin qui sort son clip à Bruxelles fait cent mille vues, parce qu’il y a là tout un milieu social, un rayonnement culturel, une émulation entre eux.

Claude : C’est aussi le problème de l’industrialisation mondiale de la musique. Quand trois firmes de disques produisent 75% de la musique mondiale, tout le monde finit par s’aligner sur cette consommation internationale de masse, et les gens se coupent en fait de leur propre culture.

David : En plus, ça se resserre. Tout ce qui pouvait exister entre les micro-labels et les majors, ce milieu-là rétrécit de plus en plus. Mais en même temps, dans la scène hip-hop, tu as parfois le mouvement inverse, parce qu’on a été poussé à plus d’autonomie, comme ce que Booba a fait en France. C’est le premier rappeur « indépendant » à avoir sorti un disque d’or. C’est ce que PNL, le dernier « gros carton » du rap français, a fait aussi. C’est un vrai phénomène, qu’on aime ou qu’on n’aime pas. Ce sont des gens qui ont créé leurs propres labels, qui ne sont pas passés par des majors.

Claude : Oui, ça m’avait déjà frappé, en France, le rap représente vraiment un gros segment du marché. En Belgique, il y a beaucoup de créativité, mais le marché et le business ne suivent pas vraiment.

David : C’est vrai que la Belgique est un tout petit marché, coupé en plus par une frontière linguistique. En Belgique, tu sors ton album, tu fais quinze dates et tu rentres à la maison. Et ton album n’est jamais « rentable ». C’est terrible, on est véritablement asphyxié. C’est pour ça que j’oriente de plus en plus mon travail vers la France, et qu’on vise aussi l’Angleterre.
Et puis tu as la mort des cabarets, la Samaritaine, la Soupape, tout ça, c’est une autre époque, une époque qui se termine. Le problème, c’est par quoi on va la remplacer ? Il faudra recréer des salles, des lieux de musique vivante, sortir du monde des écrans… Pour revenir à la scène hip-hop, à Bruxelles, il existe plein de choses, mais on n’en parle pas. Pourquoi un gars comme Gotti Marras, qui a fait 4 millions de vue en un an, n’a aucun article de presse, pas de passages en radio, et je crois zéro festival ? Est-ce parce cette musique fait encore un peu peur, ou parce que tout le « management » culturel, commercial et médiatique est « white » ? Il y a pourtant un retour du « rap street », des gamins des quartiers qui te balancent ce qu’ils vivent, mais il faut pouvoir les entendre. Tendez donc vos micros aux jeunes des quartiers !

Claude : … Le paradoxe, c’est que lorsqu’on le fait, on tombe alors souvent dans « l’occupationnel ». On fait « atelier rap », façon macramé. Mais en même temps, on les tient à l’écart des grandes scènes, des grands médias et des vrais moyens de production.

David : …J’ai été moi-même pris plusieurs fois dans ce piège.

Claude : Mais bon, c’est peut-être aussi une étape, non ?
Après tout, dans la musique, comme dans le football, les « minorités » ethniques ne sont pas si mal que ça représentées sur le terrain. C’est Zidane qui a mené le onze de France à la victoire, pas Le Pen. C’est Stromae qui a « squatté » les « Top 1 » européens, pas Will Tura !

David : Aujourd’hui, dans le monde du hip-hop, il y a beaucoup de rappeurs qui ne sont plus dans une dynamique de transformation du monde, comme NTM version ’90 : « qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ? ». Depuis Booba, c’est plutôt le cynisme et le nihilisme, « on va prendre les thunes et on se casse ». Ils se mettent en mode « pirates ». « Sauver les siens », c’est tout, mettre sa famille à l’abri. Ils se sont sentis tellement insultés depuis 50 ans, alors que rien n’a changé dans leurs ghettos pourris, avec l’ascenseur toujours en panne et les champignons qui poussent sur les murs.

Claude : Tu parlais la nécessité de recréer un réseau de lieux de musique. C’est purement incantatoire, ou tu as déjà croisé des lieux qui pourraient y ressembler ?

David : Tout est à réinventer. En ville, beaucoup de petits lieux « militants » essayent de s’ouvrir à des milieux plus populaires, de s’ouvrir à la diversité. Il y a parfois là une forme « d’autocritique » par rapport à un « entre soi » culturel plus bourgeois. Cela me semble positif. Dans les campagnes, c’est encore autre chose. En France, j’ai été jouer dans un bar qui m’a fort marqué. Ils ont ouvert une Poste, parce qu’il n’y avait plus de poste dans le village, et en même temps, une épicerie et un bar. Mais ce bar est évidemment aussi un lieu de rassemblement, de concert, de cinoche, de discussions. Cela remet de la vie dans un village qui allait mourir, et c’est formidable.

Claude : Ta pratique musicale, aujourd’hui, elle s’articule à un projet politique précis ?

David : Non. Je ne fais pas de tract.

Claude : Si je te définis comme « libertaire » ?

David : Ca ne me dérange pas, mais moi, j’ai plutôt une lecture « marxienne » de l’histoire et des rapports de classes. Je me sens aussi fort influencé par la pensée d’Angéla Davis, « Races, classes et genres ». C’est une belle pensée, qui nous pousse à prendre en compte toutes les formes de domination, le capital, le colonialisme, le patriarcat. C’est ça qui est en train de s’ouvrir, ces dernières années. Après, il y a parfois un « marketing » des minorités, des phénomènes de mode, qui peuvent aussi être insupportables (rire de Claude). Et quand tu cumules les étiquettes, c’est encore mieux ; il y a un moment, j’en ai marre des étiquettes aussi (rires). J’ai Claude en face de moi, je me fous que tu sois « trans », arménien et que ta mère sois mineur de fond. Moi je veux lutter contre le capitalisme, mais comme beaucoup de gens, je me sens dans un mouvement de refondation, je n’ai pas de réponses « clé sur porte ». Par contre, ce dont je suis sûr, c’est qu’il faut réinventer des formes de luttes populaires.

Claude : On a parlé du flamenco, du rap, des musiques urbaines… Qu’est-ce qui t’a amené au blues ? La musique anglo-saxonne, c’est quand même aussi la musique de l’Empire, non ?

David : (rires) Oui, mais le blues, c’est la contre-culture de l’Empire. J’ai toujours aimé le rock et le blues à côté du flamenco, c’est mon côté « électron libre », qui m’a permis de voyager de milieux en milieux. Je n’aime pas la consanguinité.
J’écoute « Savages », un quatuor de femmes qui font du rock anglais fantastique (ndlr : je confirme !), j’écoute Tom Waits, j’écoute Bjork, Anna Calvi, Radiohead, j’écoute tous les jeunes groupes de rock qui sortent aujourd’hui en Angleterre, comme Hotel Luxe, là aussi, c’est hyper dynamique, et puis j’écoute aussi les vieux blues du Bayou, ceux qui m’ont le plus touché.
Camille, qui est anglo-française, a elle aussi grandi dans le milieu du blues et du folk. Avec Dalva, on a eu envie de penser un album de « blues contemporain », qui ne soit pas un pastiche du passé, un « blues des déserts urbains », comme on l’a baptisé, qui contienne tout ce qui « fait blues » pour nous. Ce n’est pas juste un style musical, en fait, c’est un état d’esprit. C’est une mémoire, c’est une histoire. Dans les textes, on parle des nouvelles formes d’esclavages, on parle de l’oppression,…
Pour le « mastering », on a eu la chance de travailler à Londres avec un grand ingé son qui s’appelle Jon Astley, qui a travaillé avec Sting, Nora Jones, Led Zep, …
Il habite le long de la Tamise, on est arrivé chez lui à dix heures du matin, on est resté jusqu’à 18 heures, et avec ça, d’une gentillesse… Ce que j’aime bien, en Angleterre, c’est que tu as des gens qui ont de grosses réputations, mais qui restent totalement accessibles. On a vraiment envie d’aller travailler de l’autre côté de la Manche, et puis ça manque à Camille…

Claude : Evidemment, avec le COVID, j’ai vu que plusieurs de vos concerts ont été annulés…

David : Ca reste compliqué. On a quelques dates en France, mais parfois, en dehors des « autorisations centrales », il suffit que localement un maire mette son véto, et tout tombe par terre. Un concert en plein air, pourtant, dans une ville portuaire du Finistère, fin juillet, et le maire ne veut pas que cela se passe. Bon, on verra, parce que c’est totalement absurde.

Claude : Quelque chose dont on aurait oublié de parler ?

David : Moi, qui vient d’un milieu populaire, et je terminerai là-dessus, quand je suis dans les milieux « artistiques », je dois toujours faire un effort. Je me sens toujours en minorité, parce qu’à 90%, ce sont des gens issus de la bourgeoisie.
Comme une femme qui ne vivrait professionnellement qu’entourée d’hommes.
Et l’un de mes combats, c’est de justement permettre aux artistes issus des milieux populaires de s’exprimer.
Parce qu’il n’y a rien à faire, et là je reviens à Bourdieu, à la sociologie, quand tu viens des milieux populaires, que tu démarres avec zéro réseaux, tu dois tout construire, tu vois ? Moi, dans vie, j’ai décidé de ne plus m’autocensurer, sur rien du tout. Je ne veux pas que la violence de la société dominante me colonise. J’essaye d’avoir une liberté totale de parole. Ce que font les groupes « rock » de femmes, aujourd’hui en Angleterre, c’est formidable. Ca me renvoie un peu à mes propres envies. Je n’ai plus envie de « faire des spectacles ». J’ai envie d’incarner ma musique, de pouvoir être totalement habité par ce que je fais. D’être relié à la figure du griot, d’aller vers la transe, et d’embarquer le public dans ces moments partagés.

Propos recueillis par Claude Semal le 24 mai 2021

 


Pour commander le disque : https://dalva.bandcamp.com/

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