Brassens : “LE BALAYEUR CRÉE DU BONHEUR !”

Sacré Brassens, qui célèbre la vertu créatrice de l’humble balayeur, et rêve de terminer sa propre interview en prison ! Grâce à Pierre Schuller et à l’Association “Auprès de son arbre”, cette longue interview biographique de Tonton Georges ressort du placard après 50 ans.

Au début des années ’70, André Sève a rencontré à plusieurs reprises Georges Brassens pour rédiger une biographie qui deviendra : “Brassens, toute une vie pour la chanson” (Le Centurion, 1975), un livre bien intéressant au titre vaguement testamentaire (Brassens, qui a beaucoup chanté la Camarde, est mort en 1981).
André Sève avait par ailleurs la triple originalité d’être écrivain, ami de Brassens… et prêtre (!).
Pierre Schuller, une des amicales vigies qui veillent aujourd’hui sur la mémoire et l’œuvre de Georges Brassens, a reçu des mains de “Gibraltar” (1) les bandes enregistrées complètes de ces précieuses interviews.
Redécoupées en onze épisodes, il en a publié de larges extraits sur Youtube, mis en images par Antoine Bial, avec des documents et photos originaux de l’Association “Auprès de son Arbre”.

J’ai choisi de retranscrire ici une partie du onzième épisode, où Brassens parle de “la création” en comparaison avec d’autres métiers.
J’ai été frappé par la profonde humanité qui se dégage de ces propos.
Ils restent pour moi d’une étonnante modernité, alors qu’on semble avoir redécouvert, pendant le confinement, tous ces petits métiers “essentiels” à notre quotidien.
Brassens semble vivre ici en empathie avec les plus humbles et les plus modestes, comme dans ses chansons (“Pauvre Martin”).
Comme chez Brel (mais d’une toute autre façon), on retrouve aussi chez Brassens la faconde et la répartie d’un esprit vif et alerte.
Mais là où Brel bascule parfois dans l’emphase, avec des formules à l’emporte-pièce qui s’enchaînent au comptoir comme autant de brefs électrochocs poétiques, Brassens parait méditer à voix haute, partageant ses convictions et ses hésitations, avec toute la force de persuasion d’un érudit populaire, qui semble extraire chaque phrase d’une gangue de doutes et de pudeur.
On notera aussi au passage, avec un sourire, l’usage précis et répété du subjonctif imparfait, ce qui s’est un peu perdu, cinquante ans plus tard, dans les interviews des chanteurs de variétés, fussent-ils un tantinet lettrés ;-).

Claude Semal le 14 septembre 2022

A.S. : La fête de ta vie aura quand même été de créer des chansons, d’être un créateur…Tu auras eu cette chance…

G.B. : Je ne la méconnais pas, évidemment. J’ai eu la chance de pouvoir…

A.S. : … créer, c’est quelque chose !

G.B. : …vivre en racontant des choses, en faisant exactement ce que j’aime, et de la façon que j’aime. C’est un privilège.

A.S. : Quelque chose est sorti de toi. Tu as enfantés. Tu es un créateur…

G.B. : Oui, mais tous les êtres créent quelque chose…
Le simple balayeur, que je ne méprise pas, loin de là, le malheureux a plus besoin d’être respecté et d’être aimé que d’autres, parce qu’il semble exercer un métier qui n’est pas intéressant… Mais si, il l’est. Tous les métiers sont intéressants, parce qu’ils sont utiles aux autres. Et ce sont aussi des “créations”.

A.S. : Moi, quand je viens chez toi, je n’ai pas le sentiment de créer. Tu comprends ? Créer, c’est …

G.B. : Mais si, tu as créé ! Tu as sorti de moi des choses qui ne seraient pas sorties toutes seules ! C’est une forme de création.
Evidemment, chez nous autres, qui écrivons ce qui nous passe par la tête, et qui le donnons aux autres avec plus ou moins de bonheur, cela semble être plus “intéressant”. Mais le type qui vient chez moi pour changer mon robinet, il a aussi créé quelque chose…

A.S. : Je ne sais pas s’il faut employer le mot “créer”, là. Avant toi, il y avait des chansons qui n’existaient pas, et qui existent à présent…

G.B. : Si tu veux. Les gens qui créent peuvent être ceux qui créent une œuvre littéraire ou artistique. Mais il y a aussi tous ceux qui créent des maisons, ou celui qui invente le moteur à explosion… Il y a des créations plus spectaculaires que d’autres !

A.S. : C’est vrai que je pense “créer” quand je suis prêtre. Je “crée” des êtres, en leur donnant certaines choses qu’on m’a données, et qui les modifient…

G.B. : Oui, mais les gens sont aussi modifiés quand la rue a été nettoyée !
Parce que tu crées du bonheur, là. Les gens qui passent dans une rue nettoyée sont plus heureux que ceux qui passaient entre deux tas d’ordures.
C’est une forme de création aussi.
Je pense que tous les hommes sont absolument indispensables les uns aux autres.
Il y a, c’est vrai, des tas de parasites qui ne “créent” rien dans la société, on le sait bien… Enfin, n’en parlons pas, ceux-là finiront par s’éteindre et disparaître, par le simple fait que les sociétés s’améliorent.
Mais dans l’ensemble, presque tous les êtres créent, tu comprends.
Le facteur qui t’apporte une lettre, il t’apporte du bonheur, ou du malheur bien sûr, s’il t’apporte des lettres de deuil, mais enfin, plein de gens sont heureux en recevant de bonnes nouvelles ! Si le facteur n’était pas là, ils ne les recevraient pas.
Le facteur est aussi utile que toi et moi…
Il y a des choses qui ne sont sans doute pas très exaltantes pour celui qui les fait, mais qui sont tout-à-fait indispensables aux autres.
Quand j’écris mes chansons, il y a quelqu’un qui a dû installer le chauffage, et sans lui je n’aurais jamais pu écrire. Il a participé à la création de mes chansons, par le simple fait qu’il a chauffé la pièce où j’écris.

A.S. : C’est le sens d’un monde solidaire ?

G.B. : Bien sûr. Solitaire et solidaire. Les autres me sont absolument indispensables, et je me garderais de faire des classifications et d’établir des degrés. Tous les êtres sont utiles les uns aux autres.
Malheureusement la société étant imparfaite, il y a des gens qui consacrent leurs forces à des choses dont on n’a pas tellement besoin.
Je n’ai pas d’exemples précis, mais quand la société se sera améliorée, ils disparaîtront, et on utilisera cette énergie à des fins plus utiles (…) (2).

A.S. : J’ai le sentiment de ne pas être très bon interviewer. Généralement, je suis très directif avec les autres, et là, tu m’as fait basculer. Pourquoi ?

G.B. : Non, la vérité, c’est que tu n’as pas le temps. Tu as quand même un métier. Et je t’avais dit : “le mieux serais que tu vinsses me voir le plus souvent possible, et sans me poser de questions, comme une conversation entre amis”.
Si nous étions tous les deux condamnés à vivre ensemble au bagne, nous aurions forcément eu des discussions, mais elles n’auraient pas été limitées dans le temps.
Or il se trouve que tu as à faire demain, et tu te dépêches donc d’obtenir de moi des réponses, sans me laisser le temps d’y réfléchir longuement avec toi.
Je pense que ce serait plus valable, que je te répondrais avec une meilleure fortune, si nous prenions tout notre temps. Mais ça, c’est impossible, évidemment.

A.S. : … J’ai aussi peur de te fatiguer (3).

G.B. : Ce serait je crois plus intéressant si nous avions été ensemble en prison pour six mois ou un an. Alors là je pense que tu aurais pu te faire une idée approximative de ce que je suis. Et tu me verrais aussi à ce moment-là dans ma vie “normale”, dans mes rapports avec les gardes-chiourmes, dans mes rapports avec nos codétenus, dans mes rapports avec les colis, avec les visites, dans mes rapports avec le drame, quoi.
Alors qu’ici, on fait de la théorie.

A.S. : Quelle est la question, ou les questions, puisque tu as bien voulu m’aider à faire ce travail, que tu aurais aimé que je te pose, et qui n’est pas venue…

G.B. : Je crois t’avoir déjà répondu à ça une autre fois. Comme je ne tiens pas à ce qu’on me pose des questions, il n’y a pas de question idéale.
Ce que je dois au public qui aime mes chansons, c’est qu’elles soient correctement écrites.
Mais les raisons pour lesquelles je les ai écrites, et toutes mes autres préoccupations, ne le concernent je crois pas trop.
Ce qui fait qu’il n’y a pas de question idéale à me poser.

(un temps)

G.B. : Ou peut-être, j’eusse préféré te voir poser les questions autrement… je n’en sais rien. Je n’y pense pas, je vis, j’essaye de vivre pas trop mal, je veux dire dans mes rapports avec les autres, mais je ne me regarde pas vivre.
Et si je m’interroge, si je me dis : “ai-je raison de faire ceci ou cela”, je n’aime pas trop en faire état ni l’expliquer aux autres.
Ce que je fais ou ne fais pas pour les gens avec qui je travaille, par exemple, j’ai le sentiment que cela n’intéresse personne. C’est peut-être de la pudeur. Je suis un être assez discret, tu vois. Et je n’aime pas non plus interroger directement les autres.
Je t’ai aussi souvent dit, et cela semble une coquetterie de ma part, que je n’ai pas d’opinions définitives. Mais c’est vrai.
Il faudrait que je pusse, pour répondre à tes questions, y apporter dix réponses différentes.
C’est peut-être d’ailleurs ce que tu auras au final, parce que je me suis efforcé de te proposer chaque fois différentes facettes.
Mais si nous étions ensemble en prison, je t’eusse répondu avec bien plus liberté que je ne le fais aujourd’hui.

“Brassens interviewé par André Sève” pour sa biographie “Brassens, toute une vie pour la chanson” , mis en ligne en onze épisodes sur Youtube par Pierre Schuller et l’Association “Auprès de son arbre

(1) Ami, secrétaire, chauffeur et homme de confiance de G.B. Ils se sont rencontrés en Allemagne en 1943, alors qu’ils étaient tous deux astreints au STO (service du travail obligatoire pendant la guerre 40-45).
(2) G.B. parle ensuite de ses relations avec les personnes qu’il emploie.
(3) G.B. souffrait depuis longtemps de calculs rénaux, qui le firent beaucoup souffrir et qui nécessitèrent deux opérations. Vers la fin des années ’70, on diagnostiqua également le cancer de l’intestin dont il devait décéder en 1981.

 

 

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