BRUXELLES-TOKYO, EN VÉLO ET EN FAMILLE ! par Semal

Cette semaine, l’Asympto vous emmène en voyage. Un de ces voyages auxquels beaucoup d’entre nous ont probablement rêvé, mais que seuls certains réalisent parfois. Quel est leur secret ? Matthieu Thonon, Céline Schaar et leurs trois enfants, Rosalie, Marius et Gaston, qui avaient à l’époque six, dix et douze ans, sont ainsi partis pour un périple en vélo de six mois à travers une bonne partie de l’Europe et de l’Asie.

Je connaissais Matthieu comme chanteur, et j’avais vraiment beaucoup aimé son premier disque. Un très chouette univers, à la fois poétique et social – et plutôt rare dans la chanson belge. Je ne connais pas encore son second disque – qu’il m’a filé à la fin de l’interview.
Quelques années plus tôt, je les avais également connus comme organisateurs d’un concert de soutien en plein air face au Centre Fermé de Steenokkerzeel.
On s’est enfin retrouvé il y a trois semaines au bar du Marni, lors de la présentation du nouvel album de Bertier, on a papoté, et ce qu’il m’avait raconté sur son « voyage familial » autour du monde m’a donné envie de le partager avec vous. D’où le présent article.
J’ai interviewé Matthieu et Céline dans leur petite maison au Nord de Bruxelles, près de la station de métro Pannenhuis, adossée à un grand jardin où picorent vaguement, derrière un grillage entraperçu, quelques poules indifférentes et citadines.
Les gamins sont à l’entraînement, la petite regarde un film sur l’ordi, un chat dort en rond sur une chaise, et il y a du vin blanc sur la table de la cuisine.
Voyage en vélo et en famille, mode d’emploi.

Prêts à partir, avec les vélos en mode “momies”

Claude : Partir à vélo six mois sur les routes, qui plus est avec trois mômes, ce n’est pas rien ! Comment ce rêve un peu fou s’est-il transformé en projet familial ?

Matthieu (avec deux « t », « comme le Saint », précise-t-il) : Puisque j’ai été « la petite étincelle » qui a amorcé la chose, je vais peut-être commencer à répondre. D’abord, Céline et moi, on n’en est pas à notre coup d’essai. On part régulièrement en vacances à vélo, pour deux ou trois semaines, et on a même déjà réalisé un voyage assez ambitieux, Bruxelles/Saint-Pétersbourg en bécane, en trois mois, avec notre gamin qui avait à l’époque un an et demi…

Claude : Woaw !

Céline : Après mes études, j’avais déjà fait, moi aussi, un grand voyage de six mois…

Céline fait la photo.

Matthieu : Le « nomadisme » fait un peu partie de notre imaginaire. Enfin, c’est du « faux » nomadisme, bien sûr, puisque nous avons une maison à Bruxelles.
Le COVID a servi de déclencheur, aussi. Après avoir été enfermés pendant quelques mois, on a ressenti le besoin de sortir, de bouger – même si, avec les enfants et le jardin, pour nous, c’était plutôt un « confinement doré ».
Mais ce monde où chacun se retrouvait finalement coincé derrière son écran, cela me rendait dingue. J’en ai parlé à Céline, qui a immédiatement été assez réceptive, et on a commencé à mettre ce projet un peu fou en place.
Au départ, on voulait faire le tour du monde en vélo, partir un an, en évitant bien sûr les pays les plus dangereux (avec les enfants, il ne faut pas déconner), l’Iran, par exemple, c’est politiquement devenu impossible. Et puis, essentiellement pour des raisons scolaires, cela s’est réduit à un voyage de six mois – et à l’itinéraire Bruxelles-Tokyo. Il y a un an, à cette époque-ci, on était au milieu de la Turquie !

Claude : Tous les gamins avaient leur propre vélo ?

On the road again

Céline : Sauf Rosalie, qui avait le sien accroché à celui de Matthieu. Sur les 4000 kilomètres, j’ai calculé qu’elle a dû en faire à peu près 200 « toute seule ».
Mais ce n’était pas si évident, pour moi, de partir. J’ai quand même vécu cela avec beaucoup de stress (en regardant Matthieu). J’ai commencé par me dire que cela « allait lui passer ». Mais on a eu deux deuils assez proches, et pour Matthieu, partir, c’était je crois moralement devenu une question de survie. Tu avais vraiment besoin d’air.

Matthieu : Oui.

Claude : Comment avez-vous fait pour le boulot ?

Céline : « Pause carrière ». Je travaille dans une administration bruxelloise… à « Bruxelles Environnement ».

Matthieu : Et moi, à mi-temps au Musée des instruments de musique… « pause carrière » aussi. Cela n’a vraiment pas posé de problème.

Claude : On pousse simplement sur le bouton « pause », et on reprend le travail après ?

Matthieu : Tu dois demander l’accord de ton employeur, bien sûr, mais normalement, ils ne peuvent pas te l’interdire. Tu dois juste tomber d’accord pour les dates, et tu as droit à trois années consécutives… dans l’administration, du moins.

Céline : Cinq !

Matthieu : Cinq années…

Claude : Bruxelles-Tokyo, même avec mes notions limitées de géographie, il y a quand même un long moment où tu pédales dans la flotte ! (rires)

Céline : On a parfois pris des bateaux, par exemple entre la Grèce et la Turquie (elle revient à la question de l’école).
C’est vrai que je suis plus stressée que Matthieu, je m’en faisais un peu pour nos gamins, et je voulais absolument qu’ils puissent retrouver leur école au retour du voyage. Il a fallu négocier tout ça avant notre départ. On a commencé par la plus petite, qui allait rentrer en primaire, et l’école nous a dit : « nous, pour les subsides, on fait un comptage le 15 septembre, et puis le 15 janvier, si vous partez le 16 janvier, c’est bon… » (rire de Claude).

À vélo… en bateau (et parfois en train, et même en car !).

Claude : Donc, si j’ai bien compris, vous êtes partis en plein hiver ?

Céline : Le 4 février, finalement.

Matthieu : A vrai dire, on a commencé par prendre le train jusqu’en Italie, où les températures tournaient autour de 13°, avec nos vélos emballés dans le TGV comme des momies. On a visé tout de suite le sud, parce qu’évidemment, au mois de février, ça caille !

Céline : Et on n’avait vraiment pas envie de prendre l’avion. Finalement, avant de partir vraiment sur la route, on a d’abord passé quinze jours en Italie, dans l’appart d’un copain qui nous l’a gracieusement prêté. Ces quinze jours de « sas », cela nous a fait vraiment du bien.

Claude : Pour revenir aux gamins, tu as parlé de l’école « primaire ». Et dans le secondaire, comment ils ont pris ça ?

Cécile : Comme les écoles sont jumelées, et que l’école primaire avait accepté, on avait déjà un pied dans la porte. Mais en principe, c’est interdit, et l’école est tenue de signaler l’absence des élèves à la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Matthieu : Il y a un truc absurde. Tu « peux » enseigner toi-même à tes enfants à la maison, mais cela doit commencer début septembre et se terminer fin juin. Nous, on voulait quitter l’école en plein au milieu de l’année, et là, tu sors complètement des clous ; ce n’est « pas prévu ».

Céline : Grâce à une amie, qui avait déjà fait un tel voyage, j’avais le contact personnel du gars qui s’occupe de la chose à la CWB. J’avais préparé un petit dossier pédagogique pour présenter notre projet familial. Il nous a dit quelque chose du genre : « En principe, c’est interdit. Vous allez recevoir un courrier standard qui vous menace de prison pour non-respect des obligations scolaires. Mais puisque je sais maintenant que vous vous occuperez vous-mêmes de la scolarité de vos enfants, on mettra votre dossier en-dessous de la pile ». Bref, « à la belge » : c’est « illégal », mais « toléré ».

Matthieu : Il fallait aussi s’arranger directement avec l’école et avec les professeurs. Là, cela se négocie au coup par coup, il n’y a pas de règles. Tu peux bien ou mal tomber. Nous, cela s’est plutôt bien passé.

Claude : Ils ont passé des examens au retour ? Ou ils ont doublé d’office ?

En Italie sous la pluie

Matthieu : Rien du tout. Il faut dire que cela se mettait bien. Rosalie était en troisième maternelle. Marius avait des examens de fin de quatrième, et ils ne les a pas faits, et Gaston était en première secondaire ; or depuis Bologne, il n’y a plus de redoublement entre la première et la deuxième année. On a eu à la fois de la chance et de la compréhension.
On avait quelques appréhensions pour la rentrée de septembre, mais Céline et moi, on veillait à ce « qu’ils gardent le niveau », surtout en maths et en français, mais il n’y a eu aucun problème. De toutes façons, je suis persuadé qu’un voyage comme celui-là, cela éveille l’esprit, cela ouvre les enfants au monde, ils sont nourris de plein de choses.

Céline : J’avais scanné les manuels de maths, français, sciences et néerlandais. Et en histoire et en géo, ils ont certainement appris beaucoup plus qu’à l’école ! Car on visitait évidemment aussi toutes les villes traversées.

Matthieu : Un prof a 26 élèves en classe face de lui. En tête-à-tête avec ton gamin, tu peux lui apprendre autant en deux heures de travail qu’en deux jours assis sur un banc scolaire, cela avance à une vitesse kilométrique. Bon, il faut évidemment qu’ils soient concentrés, cela a parfois provoqué des disputes.

Claude : Comment s’organisait concrètement vos journées, entre la route et ce suivi scolaire ?

Céline : Au tout début, on travaillait tous les jours, mais cela, c’était impossible à gérer.

Matthieu : C’était vraiment pas chouette. Très vite, on s’est organisés autrement. Il y avait les jours où l’on voyageait et où l’on pédalait. Là, l’école, tu oublies, on était tous crevés, cela ne servait à rien de se prendre la tête à « étudier » en plus. Et les jours où l’on se posait pour rencontrer les gens et voir le pays. Là, on pouvait organiser des tranches de « scolarité ».
En fait, sur les six mois, il y a eu en fait trois mois de pédalage, et trois mois où l’on s’est « posé ». Plus ou moins, on a peut-être avancé un peu plus qu’on ne s’est « reposé ».

Claude : Vous avez fait combien de kilomètres en tout ?

Céline : 4000.

Claude : D’après la police, ou d’après les organisateurs ? (rires).

Matthieu : 4000, ce n’est pas « beaucoup », pour six mois. Mais bon, le rythme était donné par les enfants, on n’était pas dans la performance sportive.

Céline : Je n’avais pas non plus envie de ne faire que du vélo. On a été à Rome, à Athènes, à Istanbul, à Tokyo, ce sont des villes magnifiques, et on voulait prendre le temps de les découvrir. On a fait aussi de temps en temps des « woofing », je ne sais pas si tu vois ce que c’est ?

Claude : Travailler dans des fermes en échange du logement et de la nourriture ?

Céline : Trois fois, on s’est posé un peu plus d’une semaine pour travailler.

Matthieu : On était cinq, et on ne pouvait donner qu’un plein temps et demi, mais ils ont toujours été cool.

Claude : Vous avez fait ça où ?

Du “woofing” en cours de route, ici dans une ferme “bio”.

Matthieu : En Italie, dans une « masseria atipica » tenue par un français et une italienne, super chouette. En Grèce, sur l’île de Kos – ils étaient gentils, mais le boulot était moins intéressant (il fallait monter des tentes dans un « glamping » tenu par des Australiens, ce n’était pas vraiment l’esprit « ferme bio » !). Et le dernier, en Corée. Incroyable, on était dans une famille, là tu rencontres vraiment une autre culture.
Le but du voyage, ce n’était pas de bouffer du bitume ou de battre des records. Mais de s’offrir six mois de parenthèse dans le train-train quotidien. Pour profiter de nous, des enfants, de la vie, des rencontres.

Claude : Quels sont les pays que vous avez finalement traversés ?

Matthieu : On avait prévu de partir de Rome, pour les raisons de climat déjà évoquées, et d’aller jusqu’à Istanbul. En Italie, on a roulé jusqu’aux Pouilles, dans le sud. De là, on a pris un bateau pour aller dans le nord de la Grèce, on a fait toute la côte, puis, en descendant le long du Péloponnèse, on a pris un bateau pour nous mener à Athènes, puis un autre bateau jusqu’à l’île de Kos, et de là, un autre bateau pour rejoindre la côte et remonter toute la Turquie vers Istanbul.
Au départ, on voulait revenir de là-bas par les Balkans, la Roumanie, mais les enfants avaient vraiment envie d’aller au Japon – pour aller manger des sushis à Tokyo.
Bon, nous, on aurait préféré « skippé » l’avion, mais là, on a pris un avion Istanbul-Séoul. On avait découvert une piste cyclable magnifique qui fait 650 kilomètre, un truc de dingue le long de quatre grandes rivières, qui traverse des montagnes dans des tunnels, et qui va du nord au sud du pays. Et puis de là, encore un bateau pour nous amener au Japon.

L’hospitalité turque

Claude : Et donc, vous avez fait un demi-tour du monde avec un grand, grand, saut de puce entre Istanbul et Séoul. Votre budget familial, si ce n’est pas indiscret, c’était combien ?

Céline : Si on soustrait la location de notre maison, le congé parental, les allocations familiales, plus une « ringuelle » de la « pause carrière », on a finalement dû aller puiser chacun 7000 euros dans nos économies.

Claude : Mais en restant ici, vous auriez dépensé un certain budget aussi.

Matthieu : Exactement. Évidemment, en voyage, tu as toujours des frais supplémentaires. Pour le logement, on a logé la moitié du temps dans des campings, généralement payants – mais au Japon, par contre, c’était gratuit. En Turquie, on a souvent logé chez l’habitant, ils sont vraiment très accueillants. C’est un peu bateau à dire, mais plus les gens sont pauvres, plus ils sont accueillant. En Turquie, ils n’avaient rien, mais ils nous offraient le gîte et le couvert, et ils mettaient tout sur la table.

Pause crevaison. Une vingtaine en tout !

Céline : On demandait un bout de terrain pour planter nos tentes, et on se retrouvaient à dormir dans le salon.

Matthieu : En Italie, il faisait encore trop froid, on a surtout logé en AirBNB, ce qui a un peu explosé le budget, et puis le Japon, où la vie est quand même beaucoup plus chère…

Claude : Vous faisiez la cuisine ?

Céline : Quasiment tous les jours. On avait apporté des casseroles et des réchauds à gaz. On a même cuisiné « clandestinement » dans nos chambres d’hôtel au Japon, parce qu’on est tombé en pleine mousson japonaise. Il pleuvait, il pleuvait, et on ne pouvait pas se payer le resto en plus…

Claude : Les gamins, comment ont-ils vécu le voyage ?

Céline : Très différemment. Marius, celui du milieu, était le plus enthousiaste. Le plus grand, Gaston, est un âge où on n’aime pas nécessairement se « différencier » des autres, cela l’angoissait. Mais une fois qu’on est partis, il a adoré.

Matthieu : Pour l’anecdote, quand on est rentré, on n’a pas voulu faire Tokyo-Bruxelles direct , parce que pendant six mois, tu vis quand même dans une bulle. On a fait une halte à Paris, en plus l’avion était moins cher, il restait ensuite 300 kilomètres à faire à vélo pour rentrer doucement chez nous. Il se trouve que cet été-là, il faisait dégueulasse, il faisait froid et il pleuvait tout le temps, on s’est dit : « Bon, on va prendre le train ».
« Pas question », a dit Gaston, « vous êtes des lâches ! Vous avez peur de la pluie ! ». Il avait vraiment une envie et une certaine fierté de terminer le voyage à vélo.

En “woofing” en Corée : découvrir un autre mode de vie.

Céline : …Et la petite de six ans, elle pleurait dans le train en partant, dans les bras de ma mère. Mais à Tokyo, elle pleurait aussi, parce qu’elle ne voulait pas que cela s’arrête. C’est le changement qui lui faisait peur.
On a été très attentifs à ce qu’ils puissent continuer à communiquer avec leurs copains et leurs copines en Belgique, via whatsapp. Certains profs ont aussi été très chouettes, Marius, qui était en 5ème primaire, a pu faire trois ou quatre fois des « visios » avec sa classe, pour expliquer ce qu’il faisait. Il a aussi fait une petite vidéo sur le canal de Corinthe, qu’il a pu présenter à la classe.

Claude : Et vous, les « grands », vous avez médiatisé ça sur les réseaux sociaux ?

Céline : On avait un « blog », dont on avait seulement filé l’adresse à nos proches. C’était chouette, on a tous écrit à tour de rôle dedans, y compris les enfants, environ une fois par semaine. Je l’ai relu, il y a de belles choses, une sorte de journal de voyage.

Le voyage est aussi dans les assiettes

Matthieu : On est assez complémentaire : moi, je n’ai pas de Smartphone, mais je suis sur Facebook. Céline, c’est l’inverse. Je donnais des nouvelles du voyage toutes les deux ou trois semaines sur FB, et cela avait un succès bœuf. Quand je fais un post « politique », j’ai dix « like ». Là, cela se comptait par centaines. On était passé du « bon côté » des algorithmes. Les enfants adoraient le blog qu’ils regardaient sur la tablette… Oui, parce qu’en plus des deux tentes et du matériel de cuisine, on avait emporté un peu de matos avec nous : un petit ordinateur de bord et une tablette.

Claude : Quel était le poids de vos bagages ?

Matthieu : On a calculé… Moi, je devais porter 80 kilos, Céline, 40 ou 50, Gaston, 30, Marius, 20, Rosalie… trois.

Claude : Sur des petits chariots à roulettes ?

Pause pipi (et plus si affinité)

Matthieu : Non, non, tu verras sur les photos, moi j’avais deux fontes devant, et puis derrière. En tout, on devait transporter 150 kilos. Et un petit ukulélé.

Céline : C’est peut-être ce qui nous restera à jamais du voyage : Matthieu s’est mis à l’ukulélé.

Matthieu : J’étais parti sans instrument. Il faut dire que je ne joue que des claviers. Je m’étais dit : six mois sans musique, cela va aller. Au bout de trois semaines, j’ai craqué, je suis rentré dans un magasin en Italie, et moi qui ne suis même pas guitariste, j’ai acheté un ukulélé à 25 euros, presque un jouet.
Il a fait tout le voyage avec moi, et j’ai pris un plaisir fou à jouer là-dessus, mais je leur ai un peu cassé les oreilles (rires).

Claude : Vous avez tous les deux été assez engagés autour de la question des Centres Fermés et de la libre circulation des personnes. Est-ce que ce voyage a apporté un éclairage particulier à cet engagement ?

À l’aéroport de Séoul : une certaine modernité

Céline : Cela nous a même bouleversés quand on était à Kos, à quatre kilomètres de la Turquie. C’est sur cette plage qu’on avait retrouvé le petit gamin noyé, dont la photo a fait le tour du monde. Nous, on était dans un « woofing » avec des européens et des américains qui travaillaient la journée et qui pensaient surtout à se bourrer la gueule le soir.
Et à côté de ça, tu avais des sans-papiers, parce qu’il y avait un Centre juste à côté, qui travaillaient 10 heures par jour pour 25 euros – en grande majorité, des Palestiniens. Des gars qui avaient payés 3500 euros pour la traversée – et nous, on payait 17 euros. Cette frontière gréco-turque, c’est vraiment la collision entre deux mondes.

Matthieu : Parmi les européens, il semblait qu’on soit les seuls que cette situation choquait. Ceci dit, moi j’ai passé des journées formidables à bosser avec les Palestiniens, et à échanger avec eux. C’étaient de belles rencontres.

Céline : En Turquie, je ne m’attendait pas du tout à ça, tu as beaucoup de gens qui nous ont accueillis, parce qu’ils avaient été travailler en Europe, cinq ou dix ans, le temps de pouvoir s’acheter une maison « au pays », et puis il étaient retournés vivre en Turquie. Ils parlaient allemand, anglais, néerlandais. L’Europe, cela faisait aujourd’hui partie de leur passé. Et je me suis dit : si les frontières étaient plus ouvertes, c’est ce que beaucoup de gens feraient. Aller, bosser, revenir. Ce sont aussi les frontières fermées qui transforment les pays en nasses dont tu ne peux plus sortir.

Claude : Vous avez eu des grosses galères de sécurité en cours de route ?

Matthieu : Quelques gros pépins de mécanique. J’avais fait une « formation mécanicien vélo » avant de partir. Bon, on a crevé une vingtaine de fois, mais ça, c’est normal. Le dérailleur de Gaston s’est un jour coincé dans les rayons. C’est dans ces cas-là que tu te rends compte aussi qu’il existe une vraie solidarité humaine : quand les gens peuvent te donner un coup de main, ils le font.
Il y a eu pour nous un moment de grande frayeur, c’est la côte occidentale en Turquie, où il y a une seule route pour les camions, les voitures et les vélos, on a dû changer notre plan de route, c’était vraiment trop dangereux. On est finalement passé par l’intérieur du pays.

Pause “Guide du Routard”

Céline : Moi, j’avais très peur. Comme je roulais derrière, je voyais les camions frôler toute ma famille. C’était vraiment très stressant.

Matthieu : Moi j’ai un peu flippé entre Rome et Naples, c’est une zone un peu oubliée, avec beaucoup de gens qui galèrent. Je ne me sentais pas vraiment en sécurité. On passait là en vélo, en famille, comme pour une promenade dominicale, au milieu de gens qui étaient visiblement tous dans une complication de vie. Il y a eu à un moment une bande de jeunes, entre dix ou vingt ans, qui tournaient autour de nous à vélo en nous haranguant, on s’est dit que ce n’était vraiment pas l’endroit pour s’arrêter. On sentait une grande misère, et une certaine violence latente. Ca nous a surpris, parce que, bon, c’est quand même l’Italie.

Claude : Quels conseils donneriez-vous à une famille – ou à des copains – qui seraient tentés par une telle aventure ?

Matthieu : Si vous en avez envie, faites-le. Vas-y, lance-toi. Il faut oser.

Claude : Le fameux « Just Do it » des hippies radicaux (sourire). Fais-le !
Et dans vos vies, qu’est-ce que cela a changé ? Il y a un « avant » et un « après » votre « trip » familial ?

Céline : L’ukulélé (rires).

Matthieu : Je ne veux pas parler à leur place, mais je crois que cela a vraiment ouvert l’esprit et l’horizon des enfants. Ils ont un bagage en plus, que rien d’autre n’aurait pu leur apporter. Tu peux naître en Belgique ou en France, et ne jamais voir le reste du monde. Là, tu te rends compte comme le monde est vaste, et que tout ne se passe pas « comme chez nous ».
Quand tu entends le chant du muezzin à quatre heures du matin, et les chiens qui aboient, toutes les nuits au beau milieu de l’Anatolie, dans tous les villages où tu passes, tu n’entends plus jamais « allah akbar » de la même façon. C’est juste une prière dans une campagne paisible, ce n’est pas le cri d’un mec qui va se faire sauter dans le métro.

Céline : Il a eu aussi les répercussions sur notre couple. Ce n’est pas toujours facile, d’être six mois en permanence en tête-à-tête, avec la responsabilité d’une famille en plus.

Matthieu et le fameux ukulélé.

Claude : Je n’osais pas vous poser la question : je ne voulais pas être indiscret. Je me disais : « s’ils veulent en parler, ils en parleront ! » (rire)

Matthieu : C’est clair qu’on a eu sur la route nos plus « grosses » disputes, ce qui n’est pourtant pas vraiment dans nos caractères. Deux ou trois fois, on s’est vraiment crié dessus. Comme on ne le fait d’habitude jamais. Moi j’ai hurlé, elle a hurlé, tout ça devant les enfants. T’es en vase clos, tout le temps, il y a nécessairement des moments où ça pète.

Céline : Mais en même temps, cela a créé une complicité entre nous, même à cinq, qui est formidable. On ne fait plus, ça, dans nos sociétés, passer du temps « en famille ». On bosse, on bouge, on s’active, les mômes vont à l’école, aux entraînements de sport , mais on ne joue plus ensemble. Quand tu as traversé tout ça ensemble, il y a aussi beaucoup de choses que tu relativises. C’est un socle que personne ne pourra nous ôter.

Propos recueillis par Claude Semal le 22 mai 2024.

Le lien vers le blog : https://rometokyoavelo.wordpress.com/
Le lien vers le site musicien/chanteur de Matthieu : http://www.matthieuthonon.be

 

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