CHICON UN JOUR, CHICON TOUJOURS

Nous sommes le 23 novembre 2022. Nous voici donc au troisième jour de frimaire que le calendrier républicain, trop tôt abandonné, dédiait à la chicorée sauvage (Cichorium intybus), une plante à la jolie fleur bleue qui produit aussi bien un succédané de café que notre savoureux chicon, clé de la gastronomie belgo-belge.

La racine torréfiée de la chicorée sauvage utilisée comme substitut du café est apparue à la fin du XVIIème siècle aux Pays-Bas et a gagné l’Europe au début du XIXème siècle, à la suite du blocus des navires anglais par Napoléon 1er, faisant que le café ne parvenait plus des colonies.
Mon adorable grand-mère (bobonne pour les intimes) n’aurait pas imaginé un instant que l’on put faire un café sans y ajouter une ou deux cuillers à soupe de chicorée Pacha.
Il fallait la voir moudre le café, le moulin fermement serré entre les cuisses, puis récupérer le café moulu dans le petit tiroir du moulin. On mettait le café dans la chaussette à café (un filtre récupérable, autrement plus “planet friendly” que les filtres jetables). Il n’y avait plus qu’à rajouter une dose de la chicorée qui se trouvait dans une boite en fer, à côté du poêle sur lequel attendait la bouilloire.
La chicorée, appelée parfois café du pauvre, avait aussi d’autres usages. Les jeunes filles qui n’avaient pas de bas ou de collants s’en servaient pour colorer leurs jambes. Les plus méticuleuses, traçaient une ligne plus foncée à l’arrière de la jambe pour simuler la couture du bas. L’illusion était parfaite, mais on assistait à des tragédies les jours de pluie.
En cuisine, la chicorée sauvage, appelée aussi ‘’barbe de capucine’’ peut se consommer en salade, comme le pissenlit. Quant aux boutons floraux, ils peuvent être préparés au vinaigre et utilisés comme des câpres.

Mais c’est évidemment en Belgique que la modeste “Cichorium intybus” a trouvé enfin l’occasion de révéler son haut potentiel.
Le Belge se plaît à croire que le chicon est né exactement en même temps que la Belgique, lors de la Révolution. En septembre 1830, tandis que le Belge sortait du tombeau, un paysan de Schaerbeek descendait à la cave afin de mettre son stock de racines de chicorée à l’abri, en attendant que les choses se calment. Pour bien protéger la précieuse denrée, il la recouvrit d’une mince couche de terre.
Quelques temps après, lorsque le cultivateur redescend dans sa cave, il découvre que ses chicorées ont produit un étrange légume inconnu fait de feuilles blanches singulièrement serrées, qui se révèlera délicieux aussi bien cuit que cru et possède une agréable amertume.
Le nom sera vite trouvé : «witloof», littéralement «feuille blanche», ce qui donne à penser qu’avant d’être belge, le chicon est d’abord flamand.
Officiellement toutefois, l’inventeur du chicon serait un certain Frans Bresiers, jardinier en chef de la Société d’horticulture belge, au Jardin botanique de Bruxelles.
Ayant ouï dire que la chicorée produirait des feuilles blanches, celui-ci comprend vite que si le légume est blanc, c’est parce qu’il a poussé dans le noir, privé de photosynthèse, donc de chlorophylle, et que sa forme oblongue est due au manque d’espace pour se développer. Ce n’est pas pour rien qu’il est chef jardinier.
Son travail au Jardin botanique national va consister à transformer ces pousses blanches anarchiques en légume civilisé : plus gros, bien ferme, et un peu moins amer. Le travail de sélection et la mise au point des techniques de culture et de forçage vont prendre un bon nombre d’années. Ensuite, il n’y aura plus qu’à en systématiser la culture pour le produire en quantité.
Les premières witloofs apparaissent sur les marchés de Bruxelles en 1867 et connaitront bientôt un immense succès, bien au-delà de nos frontières. Entretemps, Frans Bresiers aura forgé le terme “chicon”, savamment inspiré du nom latin “cichorium”. On voit par là toute la différence entre un paysan flamand et un chef jardinier francophone.
À l’état naturel, le légume qui produit le “Chicon”, présente des feuilles légèrement lobées, et généralement vert foncé pouvant atteindre 50 à 60 cm de haut. Pour obtenir le chicon, on l’arrache en octobre-novembre et on lui coupe les feuilles. On serre alors les racines dans des caisses et on les enferme dans l’obscurité.
Ce légume blafard à la mine de déterré, handicapé, étiolé, forcé, élevé dans une cave, soumis à des traitements contre-nature sans jamais voir le jour, fait désormais figure d’étendard de la belgitude.

« With Love Baby »
En 2011, certains s’en souviennent peut-être, un groupe de musique vocale, finement dénommé «Witloof Bay», représentait la Belgique au Concours Eurovision de la chanson, avec la chanson «With Love Baby» (on appréciera la subtilité de jeu de mots). Ils termineront onzième dans la deuxième demi-finale et ne seront pas qualifiés pour la finale.
Le groupe est un peu oublié aujourd’hui, mais on peut toujours revoir leur prestation télévisée. On ne sait pas si c’est du kitsch assumé ou du simple mauvais goût, mais pour ceux qui aiment la musique vocale ‘’a cappella’’, il y a du métier. Il parait que des gens ont pu assister à la prestation jusqu’au bout.

André Clette

« With Love Baby »
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