David et Selim : QUAND CA NE SE PASSE PAS BIEN par Marie Wiener

Ces derniers mois, dans son vécu « d’hébergeuse », Marie vous a souvent parlé de ses « copines », d’amitiés qui se sont nouées sous son toit, et d’histoires qui se sont bien terminées. Mais cela ne fut pas toujours le cas. David s’est cru puni par Dieu, enfermé dans un Centre Fermé, refusant le secours d’un avocat, et Selim, après avoir logé plus d’un an chez Marie, s’est cru autorisé à l’insulter sur les réseaux sociaux. (C.S.)

Une veste échouée sur la plage de Calais

J’étais ce samedi 16/9 au campement que des demandeurs d’asile ont installé Place Ste Croix (Flagey, Ixelles) pour protester contre le manque de places d’accueil et l’exclusion par la Secrétaire d’Etat des hommes seuls.
Je discutais avec un copain. Et l’histoire de David m’est revenue.
C’était il y a plus de 5 ans. En octobre 2017, je les avais accueillis à la maison à trois: Tamrat et Balatach, un couple (lui 20 ans, elle 17), et David, leur ami.
David était deux fois plus haut et certainement trois fois plus lourd que Balatach: à côté d’elle, brindille d’1,55 m à tout casser, il avait vraiment l’air de la classique armoire à glace.
Alors que non: il faisait probablement environ 90 kg et n’atteignait pas plus d’1,85 m.
Il était juste bien bâti, très chevelu, avec un large visage toujours souriant. Il cachait sous son pull la petite croix qui pendait à son cou.
Quand je lui ai dit que, chez moi, il pouvait la laisser apparaître, il m’a signalé, très fier: “David is a biblical name!
Le couple et lui cherchaient tous trois à passer en “UK” (United Kingdom, Royaume Uni).
Tamrat voulait que Balatach passe d’abord, avant lui. Il craignait que s’ils essayaient de passer ensemble, il y arrive le premier et qu’elle reste de ce côté-ci de la Manche, abandonnée à elle-même.
Il la guidait par téléphone. Si David était là et essayait en même temps qu’elle, grand, fort et très gentil comme il était, il était vraiment le parfait compagnon d’expédition.

Le drame, ce fut qu’un jour, David se fit rafler. Il fut emmené au 127bis, le centre fermé pour les sans papier construit à côté de l’aéroport de Zaventem.
J’ai donc fait le nécessaire pour qu’il ait un avocat. Mais il devait donner son accord: or, au téléphone il refusait!
(J’ai eu d’autres cas comme ça, d’autres refus de ce genre: les détenus et détenues sont intoxiqués par le personnel du centre, qui leur affirme souvent qu’avec un avocat la procédure pour qu’ils sortent du centre “sera plus compliquée”)
Je dis très consciemment “détenu-es”: car les autorités ont beau qualifier le 127bis de “centre fermé”, c’est bien d’une prison qu’il s’agit.
Et d’une prison extra-légale: les règles qui y ont cours sont floues, les personnes qui y sont enfermées ne sont accusées d’aucun manquement pénalisable!
Quelques jours après l’enfermement de David, j’ai obtenu l’autorisation de lui rendre visite.
Il faut arriver au centre avant 13:30, donner sa carte d’identité et laisser ses affaires dans un casier. A 14:00, on peut entrer dans ce qui tient lieu de parloir: une salle avec des tables et des chaises.
Les détenus arrivent quelques minutes plus tard.
David est arrivé avec un visage déjà marqué. Il parlait bien anglais: j’ai essayé de le convaincre d’accepter enfin l’aide de l’avocat.
Il s’est mis à pleurer. Et les larmes ont coulé toute l’heure que durait la visite.
Il se cachait les yeux dans l’encolure de son t-shirt. La tache mouillée s’étendait de plus en plus largement sur le tissu…
Il me disait: “Dehors, je suis devenu mauvais: je buvais, je fumais” (Selon ce que j’avais constaté chez moi, de façon tout à fait raisonnable: 2 ou 3 cannettes de bière et quelques cigarettes par jour!)
Je suis ici pour que Dieu me protège. Ici je suis redevenu bon: je ne peux plus boire ni fumer!
J’ai improvisé, moi la mécréante: “Mais Dieu te voit, il voit combien ta vie est difficile. Il te pardonne!
J’ai eu beau faire: nous ne sommes pas sortis de cette impasse.
Je sais: j’aurais dû retourner le voir et essayer encore et encore de le convaincre.
Ce fut au-dessus de mes forces. Je n’avais jamais fait face à ce que j’ai considéré comme un glissement dans la folie.
J’ai perdu la trace de David. Qu’est-il devenu? Je sais que des gars qui ne parvenaient pas à toucher au but qu’ils s’étaient fixés se sont suicidés. David est-il encore en vie?

Selim avait 31 ans. Il attendait dans un centre ouvert, quelque part au bout du monde, à la frontière avec l’Allemagne, que nos autorités statuent sur sa demande d’asile.
Une copine l’avait repéré et m’avait proposé de l’héberger le weekend. Le sortir de son trou 48h par semaine (les centres ouverts permettent à leurs pensionnaires de découcher 10 nuits par mois).
Et donc, Selim est devenu un habitué des weekends à la Casa Wiener. Anglais parfait, plutôt taiseux, très serviable.
Au bout de plus d’un an, il me semble, le couperet est tombé: c’est non, la Belgique lui refuse l’asile. Dès lors, le centre ouvert met fin à son hébergement.
Il échoue donc chez moi, pour un séjour non stop.
Toujours souriant et très gentil.
(Cependant, Ahmed, Soudanais en attente chez moi aussi, me racontera plus tard qu’il lui avait proposé de l’emmener avec lui sur les chantiers pour travailler au noir et se faire un peu d’argent de poche: il avait décliné).
Je l’ai emmené à la permanence juridique de la Plateforme. En anglais, l’intervenante lui a expliqué qu’il ne devait surtout pas changer son histoire. Ce ne serait pas crédible. Il devait l’approfondir et la documenter: essayer d’avoir des attestations écrites provenant de son pays, qui pourraient étayer et préciser ses dires. En français, la même jeune femme m’a dit, désolée: “son dossier est faible…”
Ce que je savais, c’est qu’il était orphelin depuis ses 14 ans: père et mère étaient décédés ensemble dans un accident de voiture. Puis il a eu des difficultés, et même subi des coups, de la part de son oncle.
Alors son grand frère l’avait emmené. Ils étaient arrivés en Libye: “People there are crazy, really crazy!” me racontait-il en écarquillant ses grands yeux, dont le blanc contrastait de façon spectaculaire avec sa peau particulièrement sombre. Selim n’était pas “chocolat” comme ils sont le plus souvent, mais vraiment noir, noir d’ébène. J’ai pensé que c’était aussi cette teinte intense qui excitait particulièrement le racisme des Libyens (qui sont plutôt de “type” arabe).
Son grand frère avait été tué en pleine rue, devant ses yeux. Lui-même s’est alors terré le plus possible, puis a finalement réussi à traverser la Méditerranée.
Après cette consultation juridique, il s’est mis à téléphoner très loin, dans sa langue. Mais aucun document n’est arrivé.

Anniversaire à la Casa Wiener

C’était en pleine période Covid. Pour nous changer les idées, nous allions le soir à “Bezet-la-Monnaie-Occupée”: les artistes protestaient contre le maintien de la fermeture générale des lieux culturels.
Selim adorait. Il y avait parfois de la musique, parfois des interventions théâtrales, parfois juste des discours et des discussions. Il ne comprenait pas le français. Mais il y allait tous les soirs.
A un moment, il a eu besoin de chaussures et d’un manteau pour l’hiver. Nous sommes allés voir les réserves de mon amie Myriam. Il y a trouvé un blouson. Mais pas de chaussures.
Je l’ai donc laissé choisir dans un magasin des baskets neuves: 64 euros. Il y a meilleur marché. Il y a plus cher aussi, ai-je pensé.
A l’usage, le blouson de seconde main s’est avéré insuffisant. Myriam et moi avons décidé qu’avec sa cagnotte secrète, Myriam rembourserait l’achat de quelque chose de neuf, de plus chaud.
Je n’avais pas envie de refaire les magasins pour une veste d’hiver. Nous avons discuté de la manière de procéder: il pouvait prospecter, essayer ce qui lui plairait, puis revenir me dire le prix et je lui donnerais l’argent. Et puis j’ai imaginé qu’à le voir fureter dans les rayons sans rien acheter, peut-être on se méfierait de lui, on le prendrait pour un voleur?
Et je lui ai donné 100 euros. Il est revenu épanoui, tout faraud. Il avait trouvé un blouson à 45 euros, des baskets à 35 euros, et un sweat-shirt plein de paillettes, à 20 euros!
Myriam et moi nous sommes concertées et avons constaté que nous faisions la même grimace. Je lui avais payé des baskets neuves quelques semaines auparavant. Ce blouson n’avait pas l’air particulièrement costaud. Et le sweat-shirt…, il était évident que c’était juste pour le fun. Bien. Selim a donc fait face à la réalité: il est retourné dans deux des magasins pour rendre les baskets et le sweat-shirt et nous ramener 55 euros.

La Casa Wiener

Une année entière s’est écoulée. Toujours pas de nouvelles en provenance de son pays, toujours pas de documents supplémentaires.
J’ai évoqué la situation autour de moi et des hébergeuses expérimentées m’ont montré que j’étais dans une impasse. Selim était chez moi logé, vêtu, blanchi, nourri et se prélassait comme dans un hamac. J’ai pris mon courage à deux mains et je lui ai finalement expliqué qu’il n’était plus un “demandeur d’asile”, mais, vu le temps écoulé, qu’il était devenu un “sans papier”, demandeur de régularisation. En conséquence, l’hébergement chez moi allait cesser. Je ne le chassais pas en plein hiver. Je lui donnais une date limite: le 31 mars au plus tard, il devrait quitter.
Je l’ai inscrit, quasi de force, dans un hébergement collectif, parce que même au 31 mars, je ne me sentais pas de le jeter à la rue.
Nos relations se sont fortement dégradées. Au 31 mars, il est effectivement parti, sans me dire où il allait.

Puis, sur ma page Facebook, il a commencé à m’insulter:
J’avais vu clair dans ton jeu! Le gars-là, l’autre que tu hébergeais en même temps que moi… Tu l’aimais beaucoup! Tu l’aimais trop! Tu l’aimais plus que moi. Mais moi, je ne suis pas quelqu’un comme ça!”
Pour couper court, j’ai fini par résumer son histoire, sous ses commentaires sur ma page, en expliquant que je l’avais obligé à partir après plus d’un an. Et que, visiblement, il m’en voulait. J’ai perdu sa trace. J’espère qu’il s’en sort le mieux possible!
Fichu système d’asile, fichue Europe forteresse qui fait naître tant d’espoir et qui si majoritairement les déçoit!

Marie Wiener

Photo du haut : Frédéric Moreau De Bellaing, avec nos remerciements : “Les oiseaux migrateurs

2 Commentaires
  • Lily Rogala
    Publié à 14:14h, 30 septembre

    Que de force morale pour continuer ce que vous faites ♥

    • Catherine Kestelyn
      Publié à 19:01h, 06 octobre

      Merci! Je vous assure cependant que je reçois infiniment plus que je ne donne.
      De façon très systématique, c’est très gratifiant d’accompagner sur un bout de leur chemin ces gars et ces filles formidables

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