DE L’IMPERTINENCE

De l’impertinence (claude semal)

(commande d’un texte pour un “colloque”).

Il est (un peu) paradoxal de vouloir cerner l’impertinence dans un colloque. Car l’impertinence, par définition, se fout pas mal des colloques. Si elle les mentionne, au hasard d’une conversation, ce ne sera que pour s’en moquer. Pas pour s’y laisser analyser.

Toutefois, puisqu’on a sollicité ma parole sur le sujet, tentons de jouer le jeu. Si on l’a fait, c’est, je suppose, parce qu’on me reconnaît une certaine compétence en la matière.
Elle me semble partiellement usurpée.A vrai dire, je ne me sens pas plus « impertinent » que « respectueux », comme je ne me sens pas plus « comique » que grave ou mélancolique.
Mais j’admets volontiers que l’impertinence fait partie de l’éventail de mes expressions.

Comme artiste, bien sûr, d’abord. Dans le spectacle « Odes à ma douche », qui a marqué quelques esprits, je sortais à poil de ma douche, en scène, et je chantais ma première chanson (sur la masturbation !) en effectuant un strip-tease l’envers.
Un peu plus tard, dans le même spectacle, déguisé en bouffon, je chantais « Majesté », une chanson franchement républicaine, en brandissant une marionnette, à l’effigie du roi, qui terminait sa course dans une poubelle.
C’était assez « trash », certes, mais les humoristes et les chansonniers ont souvent utilisé l’arme de la transgression et de la provocation pour servir leur propos.
La véritable impertinence, dans ce spectacle, était donc, peut-être, d’avoir osé chanter, dans la foulée, une tendre chanson d’amour (« Tout doux »), une ballade mélancolique (« Devenir vieux ») ou un témoignage sur le cancer (« les cheveux noirs »).
Car l’impertinence, c’est aussi aller là où on ne vous attend pas. Une impertinence trop attendue en est-elle encore vraiment une ?

Si je poursuis mon introspection, je dois admettre que j’ai également été « impertinent » dans ma vie privée.
C’est vrai : j’ai difficile à me plier à certains codes sociaux s’ils me semblent ridicules ou infondés.
Je me souviens, par exemple, au début des années 90, avoir été invité par le P.A.C, au Musée de l’Automobile, pour y rencontrer Guy Spitaels.
Je croyais, candidement, que le président du Parti Socialiste avait quelque chose à dire aux acteurs culturels du pays. Je m’attendais donc à un discours. Il n’en fut rien.
Je me suis simplement retrouvé, dans une file, au milieu de quelques centaines d’autres « happy few », à attendre de serrer la main à l’heureux élu. Comme Louis XIV à son lever, il était là, sur un palier métallique, le sourire crispé, échangeant quelques mots avec chacun, serrant des mains à la queue leu leu, figé à mi-hauteur de l’escalier qui menait à un « open bar » culturellement prometteur.
Je ne sais ce qui m’a pris. Je suis ressorti du Musée, et je me suis plongé tout entier, des pieds à la tête, en costume, dans une des fontaines du Cinquantenaire. Puis, incognito, je me suis remis dans la file, dans mon habit dégoulinant de noyé.
La vérité historique m’oblige à préciser que Guy Spitaels, appelé par d’autres urgences, n’était malheureusement déjà plus là.
Mais Jean-Pierre Verheggen, qui traînait par là, sac en bandoulière, doit se souvenir de ce curieux pingouin, aux cheveux ruisselant, qui buvait du whisky coca devant le bar, en laissant des traces humides sur le tapis plain.
Pourquoi ai-je fait cela ? Je ne sais pas exactement.
Sur le moment même, je n’y ai pas vraiment réfléchi. Je crois que ce fut, discrètement, ma façon « à moi » de résister à cette mascarade.
En ajoutant, par l’absurde, un soupçon de ridicule « choisi » à tout ce ridicule involontaire.

Je me souviens aussi, en 1972 ou ‘73, de ma lettre « officielle » de demande d’objection de conscience.Le ministère de l’Intérieur doit en avoir conservé l’original dans ses archives.
La plupart des objecteurs de conscience, à l’époque, se contentaient de recopier, administrativement, les trois lignes obligatoires qui se trouvaient dans la loi.
Mais moi, très influencé par Boris Vian et Charlie Hebdo, j’y avais pondu quelques impertinences sur la boucherie des guerres et la profession du Ministre de la Défense.
Il s’agissait de l’ineffable Pol Vanden Boeynants, chef de file du PSC à Bruxelles, et marchand de saucisses de son état.
Ce que j’ignorais, c’est que ma lettre allait être lue, en public, par un militaire de carrière, qui en désapprouvait visiblement chacun des termes, devant un parterre de futurs objecteurs de conscience, évidemment hilares.
Ce fut une belle leçon de théâtre. Ou plutôt, de comique de situation.
Car si ma lettre n’était pas outrancièrement drôle, la situation, elle, l’était indubitablement, entre le sous-officier qui s’arrachait visiblement la bouche à chaque ligne, et les objecteurs qui hurlaient de rire à chaque impertinence. Au point que le malheureux dut, à trois reprises, interrompre sa lecture pour laisser s’apaiser les rires de la salle.
Et je ne vous raconte pas la tête des juges et militaires, qui piquaient du nez en se trémoussant sous leur képi, entraînés par l’euphorie générale.
J’ai, finalement, obtenu la close d’objection de conscience.
Mais la justice s’est bien vengée par après. Pour avoir tardé à passer une visite médicale, j’ai été, par défaut, condamné à six mois de prison ferme. Oui, six mois, vous avez bien lu.
Philippe Toussaint, chroniqueur judiciaire au « pourquoi Pas ? », m’avait même, à l’époque, fait l’honneur de sa chronique. Que faire, disait-il, d’un garçon qui « use toutes les patiences ? ».
Mais aussi, se rétorquait-il à lui-même, à quelle peine condamnera-t-on un malfrat, si on condamne déjà, pour une négligence administrative, un objecteur à six mois de prison ferme ?
Le jugement, finalement, a été cassé par la Cour d’Appel.
Entre temps, j’avais déjà, pendant huit jours, partagé le sort des prisonniers de droit commun de Saint-Gilles et de Saint-Léonard.
Il faut le savoir : l’impertinence a parfois son prix.

L’impertinence, c’est l’ostéopathie de l’esprit. Le corps a besoin de bouger. Les idées aussi. De temps en temps, un petit crac crac est nécessaire. C’est légèrement désagréable, ça fait parfois un peu mal sur le moment, mais on se sent toujours mieux après.
Je ne fais pas partie de ceux qui récusent toute morale, toutes institutions. Pour vivre en société, l’être humain a, je crois, besoin de règles, de valeurs, de structures.
De limites, d’interdits. De lois, de symboles et de hiérarchies.
Mais aussi : de transgression, de libertés et de blasphèmes.
Car sans contrepoids, sans critiques, toute structure se calcifie, toute morale opprime, toute idéologie devient un dogme, et la plus « juste » des sociétés peut devenir un enfer pour ceux qui l’habitent.
Le Cambodge et ses massacres de masse, la Corée du Nord et ses « grands leaders » héréditaires, n’ont absolument rien à voir avec l’émancipation du prolétariat théorisée et préconisée par Marx. C’est pourtant en son nom que ces crimes et ces aberrations ont été commis.
Et les massacres des inquisitions et des guerres de religions, et l’opulence des églises, qu’ont-ils à voir avec la fraternité du Christ et son éloge répété de la pauvreté ?
Et ne sont-ce pas des « démocraties » partageant de pacifiques valeurs chrétiennes ou laïques communes qui se sont joyeusement étripées en provoquant les vingt millions de morts de 14-18 ?
Or, en toutes ces circonstances — guerres, religions ou dictatures — l’impertinence avait toujours été préalablement proscrite et criminalisée. A contrario, l’impertinence serait-elle l’antidote universel à tous les abus d’autorité ? Même les pouvoirs les plus arbitraires, comme les monarchies absolutistes et héréditaires, ont dû abandonner, dans leur fonctionnement, une petite place à l’insolence. C’est le rôle qui était attribué aux « bouffons ». Personnages laids, difformes, ridicules, dont la parole était, par essence, déconsidérée, mais qui, en même temps, sous couvert d’amuser le monarque, lui tendaient le miroir d’un indicible réalité.

L’impertinence n’est donc pas seulement un inoffensif joujou aux mains des caricaturistes et des chansonniers. C’est une intuition vitale, qui se confond avec l’exercice même de la liberté, et qui nous oblige, en permanence, à repenser et reformuler les valeurs qui nous rassemblent.
Car la notion d’impertinence nous renvoie directement à celle de « pertinence ». Qu’est-ce qui est bon, vrai, juste ? Ces valeurs, cette hiérarchie, cette idée, ce pouvoir, sont-ils légitimes ? Cet ordre, dois-je y obéir ? Cet interdit, dois-je le respecter ?
L’éducation ne peut se réduire à un dressage. Les petits hommes ne sont pas des chiens policés que l’on conditionnerait à ne pas aboyer, à donner la patte et à faire pipi dans le bac.
C’est pourquoi, « normalement », tous les enfants ont leurs moments « d’impertinence ». Ils participent à la construction d’une autonomie de l’être et de la pensée. Car pour vraiment accepter une forme d’autorité — ou pour, plus tard, être capable d’en exercer une —, ne faut-il pas, à un moment donné, avoir été capable d’y résister ?
Et quelle serait la valeur d’une morale qui n’aurait jamais été soumise au jugement d’un choix ?
Mais si nous reprenons l’exemple du bouffon, nous voyons aussi que le rapport entre « pouvoir » et « impertinence » peut parfois être très ambigu. Moins qu’une façon de critiquer le pouvoir, l’impertinence peut, en effet, devenir une façon de l’exercer. Encore n’ai-je parlé jusqu’ici que de l’impertinence des bouffons…

Que dire alors de l’impertinence des rois et des mille petits marquis qui jalonnent nos vies de leurs édits parfumés ?
L’impertinence, ici, se confond avec une jouissance du pouvoir qui, sadiquement, ne pourrait s’exprimer que dans le mépris des autres.
Nous connaissons tous, autour de nous, ces patrons d’entreprises, ces chefs de services, ces directeurs de théâtre, ces personnalités médiatiques, qui semblent avoir besoin, pour exercer leur fonction, d’humilier en permanence leurs subalternes et leurs invités.
Et cette même impertinence qui, à vingt ans, faisait parfois d’eux des révoltés, les transformera, à quarante, en petits tyrans.
Certains de ces donneurs de gifles en ont même fait leur profession.
Ils ont ouvert boutique, et on se presse sur leur banc de torture.
C’est que la société du spectacle est friande de ces lynchages « pour du rire » qui se terminent parfois dans les larmes. Que ne ferait-on pas pour cinq minutes de notoriété ? Les grands médias sont ainsi truffés de ces « impertinents professionnels », journalistes ou animateurs d’émissions, qui prétendent juger tout le monde sans être jugés par personne.
Mais observez-les de plus près : le plus souvent, ils réserveront leurs ricanements aux faibles, aux petits, aux sans grades. Avec les puissants, ils se montreront soudain obséquieux. Forts avec les faibles, faibles avec les forts. Impertinence… Vous avez dit : « impertinence » ? N’est pas Coluche qui veut.

Miam miam !

L’impertinence n’est donc pas, à mes yeux, par essence bonne ou mauvaise. Tout dépend de l’usage qu’on en fait. De qui parle, à qui, et pour dire quoi. Et tout est, aussi, question de proportion.
Comme le sel et le poivre, l’impertinence est, à petite dose, indispensable à notre cuisine sociale. Mais si vous renversez la salière dans la casserole, c’est tout le plat qui sera définitivement immangeable. Puissent donc ces quelques lignes vous avoir, au contraire, plutôt ouvert l’appétit !

Claude Semal
30-04-2012

 

 

 

 

 

 

 

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