De notre envoyé spécial à Kaohsiung : BRUXELLES / TAIWAN, COMME UN RÊVE DE THÉÂTRE par Ivan Fox.

Mon collègue et ami Ivan Fox vient de jouer à Taiwan avec une grosse compagnie de danse théâtre de la Fédération Wallonie-Bruxelles (Collectif Kiss & Cry, pour le spectacle “Cold Blood”). Une expérience exceptionnelle en cette période de pandémie mondiale, dans un petit pays où les habitants ont aujourd’hui retrouvé une vie « presque » normale.
Là-bas, tout est ouvert. Les bars, les restos, les salles de sport, et bien sûr, les théâtres.

 
Et même si les Taïwanais ont payé cette liberté au prix d’une surveillance technologique de tous les instants, ces mesures, ils les ont toutes débattues et choisies par référendum. Avis aux parlementaires belges.
Oui, là-bas, d’autres priorités se sont imposées, d’autres moyens ont été mis en œuvre, et la maladie a été terrassée. Et jamais personne n’a pour autant proclamé que la culture était « non essentielle », ou que la vie sociale était « accessoire ».
A l’heure où notre gouvernement autiste poursuit sa mortifère stratégie de l’échec, puisse donc cette printanière respiration apporter un peu d’air à nos gradins, nos restos et nos terrasses.
En attendant, tout frais tout chaud, découvrez le témoignage d’Ivan.
(Reportage photographique : Hatuey Suarez-Piedra, Juliette Van Dormael, Denis Robert et Ivan Fox).

Je reviens d’un pays qui ne sacrifie pas sa culture. Ni sa vie sociale. Ni ses traditions. Ni ses rites. Ni ses familles. Ni ses travailleurs et travailleuses. Ni ses lieux de rencontres. Ni ses bars et restaurants. Ni ses théâtres. Ni ses salles de cinéma. Ni ses lieux de sport. Ni ses parcs et jardins. Ni ses plages. Rien n’est fermé à Taïwan. Tout est ouvert !
Tout reste ouvert avec des normes de conduite très claires que les gens appliquent pour garantir le bon fonctionnement du pays, de la communauté. Sans mettre en danger la sécurité de personne, d’aucun individu. Des normes strictes, certes. Mais finalement pas trop désagréables à supporter lors qu’il s’agit d’assurer la normalité et la liberté pour tout le reste.
Des contrôles par téléphone (à cet effet, à l’arrivée, on t’aura fourni une carte SIM locale qui devra être branchée et disponible jour et nuit) : « Comment vous sentez-vous aujourd’hui ? ». Ou encore, « Quelle est votre température corporelle en ce moment ?» te demande une voix aimable. Et à toi de répondre avec ta température réelle… ou celle que bon te semblera. Par SMS, chaque matin, tu dois tapoter 1, 2 ou 3 pour signaler si tu te sens bien (1), si tu as des symptômes du type fièvre, diarrhée, perte de l’odorat (2) ou encore d’autres symptômes (3).
Depuis ton arrivée, et pendant deux semaines, tu seras enfermé dans une chambre d’hôtel, d’où tu ne sortiras même pas pour visiter tes compagnons de voyage, qui se trouvent dans des chambres contiguës à la tienne, dans le même couloir. On t’emmènera des repas chauds, trois fois par jour, dans des sacs en plastique.
On ne te proposera pas ni menus ni préférences (mises à part allergies et intolérances). Ce n’est pas un service à la carte. Mais cela fait partie du protocole et tu ne dois pas le payer. Et c’est correct et sain. Varié et équilibré. Avec au moins deux fruits frais par jour (par exemple).

 

Si tu veux, en payant de ta poche, tu peux te faire apporter d’autres denrées, des gâteaux et des caprices. Tu dois juste passer commande par internet à l’une de ces compagnies spécialisées de livraison à domicile.
Ils vont d’un supermarché à l’autre avec leurs scooters et toute heure est bonne pour eux pour livrer ta pizza (ou ta poudre à lessiver) à la réception de l’hôtel. Seulement, la commande n’arrivera à ta chambre qu’aux horaires prévus par le protocole : 7 heures, 11 heures et demie, et 18 heures.
Pour les bières et autres boissons alcoolisées, c’est encore une autre histoire : tu les demandes par courrier électronique à la réception de l’hôtel et c’est eux mêmes qui iront les acheter au supermarché d’en face et te les laisseront devant la porte de ta chambre aux heures établies. Tu leur payeras ce service dans deux semaines lorsque tu quitteras l’hôtel. Un petit arrangement à l’amiable qu’on a trouvé pour corriger le fait que les coursiers en scooter ne peuvent pas livrer des boisons alcoolisées sans certifier que tu sois majeur. Et dans ton cas, évidemment, ils ne le peuvent pas.

Tu resteras enfermé deux semaines. Sans voir personne.
Tu t’inventeras des occupations intellectuelles. De la lecture, bien sûr. Et tu passeras plus d’heures que jamais devant ton ordinateur, à exercer des activités pour lesquelles normalement tu n’as jamais assez de temps.
Dans mon cas, la militance politique.
Mais à des heures qui, dans ton pays d’origine, sont normales, et qui maintenant, pour toi, sont impossibles.
Des conseils politiques du bureau du parti à trois heures du matin, et jusqu’à cinq heures… tu tiendras quelques jours. Et pour tenir, il faut dormir. Et il faut faire de l’exercice physique aussi.
Tu dessineras un parcours d’obstacles entre ta salle de bains et ton lit en esquivant la chaise et la table de chevet, savamment déplacés de leurs positions habituelles. Chaque jour, tu en feras les 10 tours en de moins en moins de temps. Et pendant une heure, en plus, tu suivras des cours de gym via internet.
Moi, qui ai toujours eu horreur de ce genre d’activités mises en boite, je me dois aujourd’hui de remercier Lich (de Liège) et son Professeur Postérieur et ses inénarrables cours de Sprot (allez les trouver sur la toile).
Et tu feras ton linge aussi. Dans la baignoire. Et tu le feras sécher sur un fil que tu auras installé entre la porte des chiottes et celle du balcon. Un balcon si petit qui te sert tout juste pour aller fumer une clope de temps en temps.
Et ce même fil à linge, plié en trois avec une série de nœuds bien étudiés, te servira aussi de corde à sauter à d’autres moments.
Et tu feras des vidéos avec ton téléphone. La productrice qui t’a engagé pour venir jusqu’ici pour faire ton boulot d’acteur, te demande si tu peux lui envoyer des images de ton confinement… pour illustrer sa campagne de promotion du spectacle.
Quand tu sortiras, elle veut que le théâtre soit plein à craquer. Et tu lui fais des vidéos avec ce que tu as : un téléphone… et l’envie de sortir !

Du haut de ton onzième étage, tu filmes tes doigts qui marchent dans la rue. C’est un effet d’optique, de fausse perspective,
qui, avec un peu de pratique, fonctionne pas mal. Ta main devient une personne, elle saute d’un toit à l’autre jusqu’à atterrir dans les rues de Taipei.
Elle va y croiser des personnes vivantes. Celles que tu n’as pas encore pu rencontrer, parce que de l’avion, on t’a mené directement à l’hôtel blindé où tu es maintenant enfermé depuis plusieurs jours.
Et tu feras aussi des réunions télématiques avec tes proches, ta famille et quelques amitiés. Mais les horaires restent étranges. Ceux qui sont restés au pays, quand ils ne dorment pas, ils sont au boulot. Enfin, pas tous. Beaucoup sont comme toi : enfermés… et sans boulot. À attendre que tout cela termine. Qu’on ouvre à nouveau les théâtres pour pouvoir y jouer. Que rouvrent les cafés. Les restaurants. Les parcs. Les lieux de rencontres ! La vie !!

Et toi, qui semblerais être en pire situation que d’autres, car on t’a enfermé dans une chambre d’hôtel dans un pays que tu ne connais pas encore, tu te dis : quelle chance !!! Dans deux semaines, je sors. Et je pourrai jouer ! Comme avant. Et tu commences a compter les jours qui te restent. Et à la fin, ce qui semblait un rêve, se réalise. Jouer devant une salle comble !

La cafétaria du théâtre

Et dîner dans un restaurant. Et prendre une bière à une terrasse avec les copains. Et voir du monde. Et parler avec des inconnus. Faire des nouvelles connaissances. Jouer devant une salle pleine à craquer ! Et les applaudissements ! Et les gens qui après, te reconnaissent et te félicitent. Et te remercient d’être venu jusqu’ici avec ton spectacle. Et tu prends conscience qu’à l’autre bout du monde, tout ça, en cet instant même, semble impossible.

Et tu sais qu’il y a des gens qui t’envient avec raison. Tu sais que depuis quelques jours, elles occupent des théâtres. Le National, la Monnaie… et qu’ils risquent des amendes pour un concert, ou pour une soirée de portes ouvertes respectant toutes les normes de distanciation…
Tu es conscient que pour un acteur européen, se trouver devant un vrai public est devenu un rêve.
Un rêve !
Taïwan : 23 millions d’habitants dans une superficie comparable à celle de la Belgique. La plupart concentrés sur une demie douzaine de grandes villes sur la côte ouest. Des villes de plus de 2,5 millions d’habitants. En avril 2021, on compte 1.062 cas de Covid depuis le début de la pandémie. Et 11 décès liés à celle-ci.
Un rêve !
Un gouvernement démocratiquement élu, avec une femme à la présidence.
Au début de la pandémie, lorsque celle-ci n’avait même pas encore touché le pays, on a proposé une série de mesures, toutes plus antipathiques les unes que les autres.
Port du masque obligatoire dans les lieux publics, dans les transports, et même en rue. Restrictions pour voyager à l’étranger. Mesures drastiques de contrôle sanitaire au retour au pays et pour les étrangers qui y arrivent (comme on a vu plus haut). Prises de température à l’entrée des lieux publics (centres commerciaux, banques, institutions…). Lavage des mains partout. Etc…
Et le peuple a accepté ces mesures par un referendum organisé à cet effet.
Résultat : l’application et le respect de toutes ces normes sont généralisés. Les dérapages, oublis et/ou infractions délibérées, minimes. Les scènes de « débordement» ou de « dépassement des limites des normes établies » comme on l’a vu dans tant de villes européennes, inexistantes. Les images inacceptables de répression, inimaginables ! Je n’ai vu un seul homme armé en 5 semaines. Par contre, chaque fois que je suis entré dans un théâtre, j’ai baissé la tête pour une prise de température. J’ai montré ma carte qui m’accrédite comme visiteur et qui prouve que j’ai passé toutes les preuves PCR (et autres confinements) prévues par le protocole. Et j’ai salué aimablement. Et aimablement on m’a répondu. Un rêve !

Un pays qui continue à travailler comme s’il n’y avait pas de pandémie. Justement, parce qu’ils avaient accepté depuis le début que c’en était une.
Un pays qui continue à vivre dans les rues, les marchés, les espaces de loisirs… parce que ses gens ont accepté et respecté les normes qu’ils se sont eux mêmes imposées.
Un pays où le bien commun passe souvent avant le confort individuel. Et où le « sacrifice » personnel est au service du bien de la collectivité. Un rêve !
Un pays qui a décidé d’investir une fortune dans la culture. Des centres culturels, des théâtres, des musées… Tous nouveaux, et fonctionnant à plein rendement.
Un pays qui n’hésite pas à faire venir des spectacles de l’étranger (encore un investissement fou) malgré les contraintes et les coûts des protocoles de santé. Parce que vivre et se renouveler, c’est être en contact avec d’autres cultures.
Un pays qui considère comme essentiel tout ce dont je viens de parler : les rencontres, la culture, le partage…
Toutes ces choses qui, en Europe, semblent être devenues accessoires.
Taïwan : le pays où j’ai pu à nouveau jouer, après une année à l’arrêt.
Une année pendant laquelle on a voulu nous faire croire que la culture et l’art n’étaient pas essentiels, et que jouer devant un vrai public était un rêve.
Au peuple de Taïwan, avec toute ma reconnaissance.

Ivan Fox,
depuis l’avion de retour.

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