Delhaize : VENDRE LA PEAU DU LION

84 des 128 grands magasins Delhaize sont toujours en grève à Bruxelles et en Wallonie. En Flandre, par contre, ils sont 43 sur 44 à rester ouverts. La frontière linguistique a parfois de curieux effets.
On comprend mieux pourquoi le siège social de l’entreprise, qui était à Molenbeek-Saint-Jean depuis 1871, a déménagé en Flandre en 2020.

Cet ancien fleuron du capitalisme familial “à la belge” (le “lion” de l’enseigne, c’est “le nôtre”) est pourtant né en Wallonie, avant d’aller vaillamment rugir sur tous les continents. En 1957, le “Delhaize” de la place Flagey fut même la première “grande surface” ouverte en Europe ! Eh! oui, les petits loups, il fut un temps où “nous” étions futuristes !

Après une première restructuration en 2014, qui s’était soldée par la fermeture de quatorze magasins, l’enseigne Delhaize a fusionné l’année suivante avec la société de distribution hollandaise Ahold.
Et comme tout le secteur de la grande distribution, “Delhaize Ahold” a continué à se gaver grave pendant la parenthèse Covid.
Avec 2,5 milliards de profits en 2022, et 1,86 milliard distribué aux actionnaires en 2021, le vieux lion avait donc plus que la peau sur les os.
Mais ces gens-là n’ont semble-t-il jamais assez de pognon.
Peut-être ont-ils une morphologie particulière, et que leurs 185 estomacs réclament toutes les trois minutes des wagons de langues de rossignols et d’œufs d’esturgeons, avant de faire la sieste dans 185 lits à baldaquin essaimés dans 185 îles exotiques.
Qui sait ?
Une chose est sûre : ce lion-là se nourrit toujours des os de ceux qu’il exploite comme de ceux qu’il élimine.

Christophe, qui vient de prendre sa pension au mois de janvier, a travaillé plus de 40 ans chez Delhaize. Avec un parcours professionnel particulier, puisqu’après avoir travaillé longtemps comme adjoint de la direction d’un magasin, il a préféré terminer sa carrière comme “simple” magasinier, “pour avoir plus de temps à lui”.
Je lui ai demandé ce que la mise en gérance des grands magasins Delhaize allait concrètement changer pour le personnel.

Christophe : La direction de Delhaize prétend que “cela ne changera rien”, mais je n’y crois pas une seconde. D’autant que cette promesse, ce n’est pas elle qui va devoir la tenir, mais les 128 nouveaux gérants de ses grands magasins. Et cela m’étonnerait très fort qu’ils reconduisent les avantages que nous avions collectivement obtenus : chèques repas, Assurance Groupe, pas de travail le dimanche, heures supplémentaires (et du samedi) payées (ou “récupérées”) à 300 %.
Et même si les “anciens” travailleurs “repris” obtiennent certaines garanties, ce ne sera pas le cas des nouveaux engagés. Le personnel aura donc deux statuts différents dans les magasins. La direction avait d’ailleurs commencé par dire “qu’il n’y aurait pas de pertes d’emploi”, et une semaine plus tard, elle en annonçait 270. Il y a aussi une perte de confiance dans sa parole.

Claude : Les “petits” Delhaize sont déjà “en gérance”, non ?

Christophe : Oui, il y en a près de 650 en gérance, sous les enseignes “Shop & Go”, “AD Delhaize” et “Proxy”.
Je n’en connais aucun qui compte plus de cinquante employés, ce qui fait qu’une délégation syndicale n’y est pas obligatoire. Il faut donc négocier son salaire et ses conditions de travail soi-même.
Les 128 nouveaux grands magasins que Delhaize veut “franchiser” comptent en moyenne septante travailleurs et travailleuses. Ils ont donc aujourd’hui des délégations syndicales. Mais qu’en sera-t-il demain ?

Claude : La grande distribution a fait d’énormes bénéfices ces dernières années. Qu’est-qui peut justifier ce subit désengagement dans un secteur “qui marche” ?

Christophe : La recherche du profit, du profit et du profit. Du profit immédiat. Ils continueront à distribuer des marchandises et des services (folders communs, etc…), mais sans plus devoir s’occuper de tout ce qui est gestion du personnel.
Tout ça vient de loin. Ils l’avaient je crois en tête depuis longtemps. Il y avait moins d’investissements dans l’infrastructure, on ne faisait plus les réparations nécessaires, on avait abandonné des secteurs comme la laiterie et le Point Poste…
Ceci dit, l’entreprise Delhaize s’est parfois mise elle-même en concurrence.
Quand tu ouvres un Proxy à 400 mètres d’une de tes grandes surfaces, tu perds logiquement une partie de ta clientèle…
Depuis 2014, il y a aussi une nouvelle organisation du travail : tout le monde doit tout faire. Dans le temps, quand tu étais responsable du rayon “biscuit”, tu pouvais gérer les commandes, la rotation, la mise en place, tu comprenais ce que tu faisais, et tu voulais le faire bien.
Quand tu travailles une heure ici, une heure là-bas, sans être responsable de rien par toi-même, cela provoque à la longue une perte de conscience professionnelle.
Il y a des “jobistes” qui se retrouvent comme ça à la caisse pratiquement sans aucune formation. En 2014, on nous avait promis une semaine minimum de formation, mais peu à peu, on n’en a plus parlé.

Claude : Est-ce qu’il y a eu parallèlement des changements dans le capital de l’entreprise ?

Christophe : À l’origine, Delhaize était une entreprise familiale, et curieusement, cela s’est retrouvé à l’autre bout de la chaîne. On y travaille encore souvent en famille.
L’entreprise s’est bien sûr internationalisée, jusqu’aux USA, et en 2015, il y a eu une fusion / acquisition avec la société hollandaise Ahold. Enfin, en principe, c’était une fusion, parce que dans les faits, c’est plutôt Ahold qui a racheté Delhaize. La plus grosse partie de la direction vient aujourd’hui de Hollande, même s’ils ont gardé quelques relais en Belgique.
En 2014, la direction s’était déplacée dans les magasins pour nous promettre qu’il n’y aurait pas de restructuration, et nous affirmer que les syndicats nous mentaient.
Et l’année suivante, on était racheté par Ahold.
Cela a provoqué une perte de confiance dans la parole donnée, et une baisse de motivation dans le travail.
Le grand patron d’Ahold se paye 17.000 euros par jour, et nous, on nous jette et on nous vend comme des boîtes de conserve.
On dernier conseil d’entreprise, le directeur belge ne s’est même pas déplacé.
Comme s’il n’y avait plus rien à discuter. On ne nous a même pas dit merci. Mais c’est quand même le personnel qui fait tourner les magasins !

Propos recueillis par Claude Semal le 15 mars 2023.

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