DO YOU SPEAK BRELGE ?

Alors que les théâtres et les salles de concerts restent ouverts à Madrid ;

alors que les lieux de culture belges avaient consenti à de gros efforts pour devenir « corona safe » ;

la culture vit toujours chez nous en état de blocus, avec des théâtres transformés en léproseries désertes.

 
Leur réouverture est aujourd’hui perpétuellement renvoyée à la Saint Glinglin, « après tout le reste », a avoué Marius Gilbert dans sa récente interview à l’Asympto.
Ce qui nous renvoie une nouvelle fois au curieux rapport qu’entretient la Belgique francophone avec ses propres artistes.
En 2016, la revue « Politique » m’avait demandé d’en parler, pour un numéro spécial diffusé en France.
Voici ce qui nous distingue de nos cousins flamands et de nos voisins hexagonaux.
 

Une nation, c’est aussi une langue et une culture.

 
En France, la culture est un droit régalien depuis Louis XIV.
Molière et sa troupe étaient les Comédiens du Roi.
Dès 1539, François Ier avait imposé l’usage du Français dans la justice et l’administration – au détriment du latin et des parlers régionaux.
Le Roi Soleil n’a donc pas fait que battre monnaie : il frappait aussi les trois coups des spectacles parisiens.
Sous De Gaulle et Mitterrand, hommes de glaive et de plume, « La Culture » reste un ministère cardinal.
André Malraux lui élève des temples ‑– les Maisons de la Culture – et Jack Lang, en doublant son budget, y adoube toutes les cultures urbaines.
Et la France possède les moyens économiques de cette ambition.
Avec 38,9 % du marché total, la firme française Universal, par exemple, est le leader mondial du secteur de la musique.

J’ai parlé de la France. J’aurais pu parler de l’Italie ou de l’Allemagne.
Ma conclusion serait la même : une nation, ce n’est pas seulement une frontière et un état. C’est aussi une langue et une culture.
Pendant toute la dictature franquiste, la langue catalane fut interdite, en Espagne, dans l’enseignement et l’administration.
Pourtant, la poésie catalane, ses romans et ses chansons, continuaient à circuler sous le manteau. Quand Lluis Llach a enregistré son premier 33T, en 1969, il a vendu 100.000 exemplaires de l’emblématique chanson « L’Estaca ».
Mais la censure espagnole interdisait son interprétation publique.
Alors, dans ses concerts, il restait debout et muet face au micro.
Et 3000 spectateurs chantaient, à sa place, la chanson dans la salle.
Aujourd’hui, le catalan est langue officielle en Catalogne.
Oui, il y a des nations sans état. Mais il n’y a pas de nation sans culture.
 

Un pays gémeau à l’ombre de Paris et de Londres

 
Et en Belgique ? On le sait, c’est un état binational.
On y parle deux langues, qui coupent le pays en deux (1).
La culture « belge » est donc totalement hémiplégique.
Au Nord, la Flandre s’est politiquement construite autour de la défense de sa langue. Ici, la culture est le socle même de la nation. Des milliers de « Bekende Vlamingen » (2) l’incarnent. Ses entreprises culturelles occupent plus de 30% du marché. Un film populaire « flamand », avec des acteurs totalement inconnus en Wallonie ou en France, peut dépasser le million d’entrées. Un livre à succès, être tiré à 200.000 exemplaires.

Au Sud, il faudrait diviser ces chiffres par vingt, et même par quarante. Nous importons 95% de nos livres, de nos films et de nos disques. Fascinés par la culture anglo-saxonne, biberonnés à la culture française, nous avons intériorisé notre propre colonisation culturelle.
La vitrine culturelle notre télévision publique, c’est aujourd’hui « The Voice », le label international d’Endemol, ce karaoké anglophile mâtiné de téléréalité.
Peux-t-on rêver plus profonde, plus brutale, plus radicale acculturation ?
 
En Belgique francophone, la culture, ce n’est rien.
C’est la cinquième roue de la brouette. La septième roue du carrosse.
Nos hommes politiques n’écrivent pas de livres : ils laissent leur nom à des salles omnisports. Je passe chaque jour devant le Boulodrome Charles Piqué (3).
En France, la culture est une affaire d’état. Chez nous, c’est un tas d’affaires.
Nous avons des ministres de la Culture « et des Sports », de la Culture « et des Affaires Sociales »,de la Culture « mais sans l’Audio-visuel ».
La culture, c’est à peine un « mi-temps ».
A l’ombre tutélaire de Paris, nos artistes se sont donc réfugiés dans la marge.
Nous sommes les champions du monde du roman de gare, du film documentaire, de la bande dessinée, des manuels de grammaire, du surréalisme potache et des arts pâtissiers.
En veux-tu en voilà, des Schtroumpfs, des Commissaires Maigret, des « Ceci n’est pas une Pipe ». De la ligne claire et des traits brouillés.
 
Car c’est notre paradoxe : cette terre brûlée et étrange reste fertile.
En Wallonie, notre réseau socioculturel, calqué sur le modèle français, a gardé de beaux restes. Notre cinéma, fort en gueule, s’est enraciné dans nos friches industrielles. Nos écoles d’art, où les Français se bousculent, prodiguent un enseignement de qualité. La RTBF vient (enfin !) de produire deux séries télévisées (« La Trêve » et « Ennemi Public ») dont le succès prouve, à la fois, la qualité de nos équipes artistiques et l’engouement du public face à ce travail.
Au carrefour de nos deux communautés, Bruxelles reste une ville culturellement vivante, nourrie par les alluvions de ses multiples immigrations.
Une ville d’expérimentation et de rencontres ; où tout se partage, puisque nous n’avons rien ; où tout est permis, puisque rien n’est possible.
Et de temps à autre, de ce grouillant waterzooï, surgit brusquement un OVNI qui éclaire le monde.
Comme Stromae, ce bruxellois belgo-ruandais, à l’élégance expressionniste, qui a su marier l’héritage sudoripare brélien à la modernité électronique du hip-hop, pour aller chanter en français jusqu’à New-York. Chapeau, mec.
Brel le disait déjà : le plus difficile, c’est de quitter Vilvorde.
 
Claude Semal
 
(1) Plutôt trois, puisqu’on parle aussi allemand dans les Cantons de l’Est. On parle le français en Wallonie et le néerlandais en Flandre. Bruxelles, notre capitale,est bilingue.
(2) Les « flamands connus ».
(3) Bourgmestre de Saint-Gilles, ma commune, Charles fut l’un de nos « ministres de la culture ». Un homme cordial, cultivé et compétent – mais là n’est pas la question.

3 Commentaires
  • Marc Arnoldy
    Publié à 17:38h, 02 janvier

    On a divisé les ouvriers en créant des communautés et des différences, Leur donner des artistes c’est nourrir la subversion.. Une culture c’est un peuple et pour le bourgeois c’est donc une menace.

  • Irene Kaufer
    Publié à 09:08h, 28 décembre

    Il me semble que dans cet article (qui date certes de 2016), Claude surestime l’attachement de la Flandre à “sa” culture. Ne pas oublier qu’il y a un an à peine((avant la Covid, cela paraît une éternité), le gouvernement flamand, avec à sa tête un Premier “nationaliste”,, avait décidé de réduire le budget de la culture de 60% (non, il n’y a pas un zéro en trop : c’est bien une réduction de près de deux tiers)..

    • Semal
      Publié à 13:22h, 28 décembre

      C’est encore juste. Et pour autant que je sache, pour le moment, en Flandre, ils sont au frigo dans la même éprouvette qu’en wallonie.

Poster un commentaire