EDGAR SZOC, PROCRASTINATEUR HYPERACTIF

Il est le nouveau président de la Ligue des Droits Humains (son intitulé officiel depuis 2018), au moins pour les deux prochaines années: professeur en haute école, auteur, chroniqueur radio, Edgar Szoc vient d’ajouter une nouvelle plume à son chapeau déjà bien garni. Voilà qui peut paraître paradoxal pour ce grand timide qui aime se décrire en paumé dans un monde qu’il a du mal à comprendre… De quoi intriguer et donner envie de le rencontrer, pour parler de sa nouvelle fonction, mais pas seulement. Et c’est ainsi qu’un soir, au Théâtre National, autour d’un verre de vin blanc, nous avons devisé de la LDH, mais aussi de la “justice bourgeoise” (ou pas), de la Pologne, de son prochain spectacle… et même de sa mère.

Irène : Un nouveau président, cela signifie souvent de nouvelles priorités. Quelles seront les tiennes ?

Edgar : Il y a deux types de priorités : celles qui sont propres à l’association, et les priorités politiques pour peser sur le réel.
Ça peut paraître évident, mais la première priorité c’est le respect de l’Ėtat de droit. Jusqu’à il y a quelques années, on gagnait en justice, on fêtait ça, et l’ Ėtat se conformait aux décisions. Mais ces dernières années, les situations se sont multipliées où on gagne, l’Ėtat est condamné à des astreintes, mais rien ne change. Que ce soit sur l’accueil des demandeurs d’asile, les licences d’exportation d’armes ou encore quand Frank Vandenbroucke a pu déclarer tranquillement qu’il n’était “pas impressionné” quand les mesures anti-Covid ont été déclarées illégales.
Si on avait voulu, on aurait pu gagner des dizaines de milliers d’euros, mais jusqu’ici nous ne demandions pas le paiement des astreintes, ce n’est pas comme ça qu’on veut se financer… Mais il faudra réfléchir à changer de position.

Irène : De toute façon, ce serait l’argent des citoyen·nes, ce ne sont pas les responsables qui y vont de leur poche…

Edgar : Voilà ! Et le pire c’est que les politiques sont prêts à assumer leurs choix, en se disant que les gens ne sont pas d’accord avec les décisions de justice, alors on peut s’asseoir dessus. Donc la première priorité, c’est de faire appliquer les décisions de justice, sensibiliser la population sur ce qui est tout de même l’un des fondements de l’Ėtat de droit.
Pour le reste, la priorité de la Ligue, mise dans son plan stratégique, concerne les questions liées à l’environnement, pour mettre l’Ėtat devant ses responsabilités via la justice pénale.
Quant à la vie interne, c’est ma différence avec les trois dernières présidences, qui étaient des juristes techniquement plus pointu·es que moi, mais qui avaient moins d’expérience de travail en éducation permanente. Un des points sur lesquels on pourrait s’améliorer c’est le lien entre le côté juridique où on est très bons, rigoureux, et la communication, la vulgarisation où on est moins bons. Travailler sur l’appropriation par les gens de leurs droits, faire connaître notre action et les possibilités que ça donne. Et plus généralement, la recherche de nouveaux membres, le développement de nouvelles commissions thématiques, une ouverture à des gens qui ne sont pas forcément des expert·es, mais qui peuvent apporter d’autres compétences. En ayant travaillé dans l’associatif, j’ai sans doute plus d’outils dans ce domaine, pour compenser mon handicap juridique.

Irène : Quels sont vos rapports avec votre consoeur flamande ?

Edgar : On a de très bons rapports, on a acheté la Maison des Droits Humains dans laquelle on va s’installer ensemble. Sur les matières fédérales, on dépose les recours au Conseil d’ Ėtat ou à la Cour Constitutionnelle ensemble. Lors de dernières élections, on avait fait un mémorandum commun. La seule différence que je vois c’est qu’ils sont beaucoup plus petits que nous, moins implantés, moins invités dans les médias. Si on est scindés depuis les années 70, c’est pour une question de subsides.
Et au fait, il nous manque encore de quoi boucler les budgets pour terminer les travaux de ce beau projet… N’hésitez pas à nous aider, informations sur le site!

Irène : Une question plus personnelle: avec ta formation qui n’est pas juridique, qu’est-ce qui t’a amené à choisir comme engagement la LDH?

Edgar : En effet, j’ai une formation de romaniste et d’économiste. Et puis, c’est un hasard qui a suscité une rencontre amoureuse… avec la Ligue! Un de mes meilleurs amis est Julien Pieret – la meilleure façon de le rendre sympathique, c’est que lors du congrès de Fem&Law, c’est le seul mec qui était invité à prendre la parole, il adore raconter ça. Il était conseiller juridique à la Ligue puis membre du CA, moi j’étais membre du CA de Radio Panik et on s’est dit qu’une bonne façon de se voir souvent c’était que lui vienne au CA de la radio et moi à celui de la Ligue. Résultat, Julien est toujours à Radio Panik et moi je suis président de la Ligue.
Dès le premier CA, ça a été le coup de foudre ; je me suis dit: qu’est-ce que ces gens sont chouettes! Je me suis vite senti à ma place et je suis devenu “droit de l’hommiste”, ce que je n’étais pas auparavant, et je me suis mis à penser que le juridique est un outil puissant de changement de la société, que le droit peut avoir de l’avance sur les mentalités. Et il y a ce côté David contre Goliath : si on a de bons arguments, aussi petits qu’on soit, on peut obtenir des victoires étonnantes contre l’Ėtat. Je ne pense pas que c’est la seule ni la principale manière de changer la société, mais c’est une manière réjouissante, parce qu’on gagne souvent. Alors que dans les mouvements militants, particulièrement sur le plan socio-économique, depuis trente ans, on perd beaucoup…

Irène : Pour une gauchiste comme moi, ça remet en question l’idée d’une justice forcément « bourgeoise ».

Edgar : Nous ce qu’on fait c’est du contentieux objectif, très peu de cas individuels. On n’accompagne pas les victimes de discriminations ou de violences policières, on conteste les lois, les décrets, c’est plus difficile de parler de justice bourgeoise. L’ Ėtat ne se paie pas de meilleurs avocats que nous, le jeu se fait plus à armes égales que dans des situations individuelles. Ça n’empêche pas qu’on fasse par ailleurs un travail sur l’accès à la justice, sur le manque d’effectivité des droits ou le fonctionnement encore inégalitaire des cours et tribunaux.

Irène : Mais l’idée d’une justice bourgeoise, ce n’est pas seulement une question de fonctionnement, c’est que les lois elles-mêmes ne sont pas justes.

Edgar : Bien sûr, il y a la question de la place du droit de propriété dans les droits humains, il y a des tas d’interprétations. Mais ce que je constate c’est que même si la loi est biaisée en faveur des possédants, des dominants, il est souvent possible, par la créativité juridique, de tourner ça. En mettant en lien tel arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme avec telle jurisprudence de la Cour de Cassation, on peut en déduire que… Il y a de la marge ! Il y a quelque chose de quasiment talmudique là-dedans. Quasiment ludique.

Irène : J’en viens à ce qui m’intrigue chez toi… Quand on te connaît, tu donnes une image de procrastinateur, un peu dépressif, alors qu’en fait tu fais plein de choses . Tu es prof d’économie et de politiques publiques en haute école , tu as été chroniqueur radio, tu écris et tu as même été sur scène avec “Peine perdue”, une pièce de toi va être jouée au Poche, tu es président de la Ligue… Laquelle de ces personnalités est le déguisement de l’autre?

Edgar : Bonne question… Il faudrait demander à mon psychiatre (rire). Hyperactif et procrastinateur, c’est un bon résumé… Peut-être que je suis simplement cyclothymique et que j’alterne les phases. Là depuis mon élection je suis plein d’enthousiasme, mais peut-être que d’ici quelques semaines je me dirai oh bof, le réel me déçoit. J’ai des idéaux un peu décalés, ce qui fait que la réalité ne fait que me décevoir. Il faut que régulièrement je fasse le deuil de ça.

Irène : Mais là tu es parti pour deux ans, tu as des responsabilités…

Edgar : Oui, et parfois ça me fait un peu peur. J’ai envoyé un mail aux membres du personnel en rappelant que ceux qui me connaissent savent que la constance n’est pas ma première qualité, et en leur demandant de ne pas hésiter de me rappeler à l’ordre si jamais ça devait les gêner dans leur travail.
Il y avait deux femmes bien plus compétentes que moi qui ont été sollicitées pour la présidence, mais tu sais comment c’est, les femmes hésitent, pas sûres d’y arriver…, alors voilà, j’ai relevé le pari. J’ai l’impression que mon affection pour la Ligue, la conviction de l’utilité de ce qu’on fait, feront en sorte que j’arriverai à tenir sur la durée.

Irène : J’aimerais qu’on parle de ton rapport à la Pologne. Ton nom, Szoc (prononcer « Chots ») me paraît bizarrement court pour un nom polonais, il ne comprend qu’un seul « z » et pourtant beaucoup ont du mal à le dire correctement…

Edgar : En fait c’est facile à prononcer, mais la prononciation n’a rien à voir avec l’écriture.
Mon père vit en Pologne, il y est retourné après la chute du communisme, après s’être installé ici depuis le début des années 70. Mais je n’ai pas beaucoup de contacts avec lui, et j’ai une toute petite famille là-bas, une cousine et une tante.
Avec ce qui de passe en Ukraine, je me suis senti plus polonais. Jusqu’ici, dans les milieux où je traînais, je me sentais obligé de rire de ce côté polonais, je disais que je savais bien que c’est un pays d’arriérés, d’antisémites, d’alcooliques… Et là en fait ça suffit. Cette disqualification participe d’une forme de domination de l’Europe de l’Ouest sur celle de l’Est. Il y a des tas de gens de gauche en Pologne, qui détestent l’OTAN et qui sont pourtant très contents que la Pologne soit dedans. Impossible de faire comprendre ça à une partie de la gauche radicale en Europe de l’Ouest. Au fond, ma pratique de dénigrement de mon origine polonaise participait à ça, comme une forme de haine de soi. Maintenant j’ai envie de faire la paix avec mes origines, d’en finir avec cette forme de haine de soi.
Le discours d’une certaine gauche anti impérialiste fait bon marché des opinions et de l’expression dans ces pays là, y compris de la gauche. Quand je suis allé en Pologne, par le biais du seul élu vert à l’époque (un Congolais homosexuel, conseiller communal à Varsovie), j’avais rencontré tout un milieu libertaire, LGBT, et ça m’avait frappé combien ils étaient nombreux, organisés. Il existe en Pologne une jeunesse éduquée, libérale sur le plan des moeurs, qui n’a aucune expression politique. Il y a une asymétrie entre une certaine évolution de la société, en tout cas dans les grandes villes, et la représentation politique. Au Parlement, le parti le plus “à gauche”, ce sont les néo-libéraux
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En scène dans “Peine perdue” (photo Frédéric Morau de Bellaing)

Irène : Venons-en à l’auteur que tu es aussi. Tu as tourné avec “Peine perdue” sur scène, un défi pour un grand timide comme toi. A l’automne, un autre texte de toi est au programme du Théâtre de Poche.

Edgar : La pièce s’appelle “Belgium best country“. J’ai entièrement fait confiance à la metteuse en scène, Julie Annen, je n’assistais pas aux répétitions et maintenant que j’ai découvert le résultat final, je peux dire qu’il est meilleur que le texte lui-même.
Il s’agit de récits d’hébergements de migrant·es, vus uniquement du point de vue des hébergeurs et hébergeuses. Je me sens légitime de me mettre dans la peau de différents hébergeurs, mais pas des hébergés. Ça pose un tas de questions politiques. Qu’est-ce qui est pire : de les faire parler, ou de les rendre absents, seulement présents dans la bouche des hébergeurs ? J’ai l’impression qu’il n’y a pas eu l’équivalent en nombre de ce mouvement d’hébergement dans aucun pays européen. C’est un mouvement magnifique, avec ses zones d’ombre aussi, des gens qui se sont perdus, qui n’ont pas réussi à mettre leurs limites. En tout cas il m’a paru important de laisser une trace.

Irène : Tu as aussi été hébergeur.

Edgar : Oui, et la pièce reprend ce que j’ai vécu, des choses qu’on m’a rapportées, d’autres inventées aussi, mais qui ont dû se produire.
On a accueilli une dizaine de personnes, mais surtout un groupe de trois qui sont restés quelques mois avant de passer en Angleterre. Mon rêve c’est qu’ils puissent venir voir la pièce, même s’ils ne comprennent pas le français.

Irène : Nous arrivons au bout de cet entretien (et nos verres sont vides), y a -t-il un dernier sujet que tu aurais voulu aborder?

Edgar : Je voudrais dire plein de bien de ma mère, Marianne Stasse. Elle est venue au militantisme sur le tard, après la cinquantaine, alors qu’elle n’avait pas du tout été éduquée dans la militance et qu’elle mène une vie assez précaire. Cela a commencé comme cycliste au Gracq, puis elle a fait des études de traduction anglais-russe et elle s’est servie de ces connaissances pour être utile dans le combat. Elle a commencé à accompagner des Tchétchènes et maintenant, elle est devenue une militante radicale de la cause des migrants, qui n’a rien à voir avec la femme que j’ai connue étant enfant. Et c’est très chouette.

Propos recueillis par Irène Kaufer

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